Proposition 1 de traitement par Alexandre Museux, Lycée Albert Ier, TS4, 2015.
« Supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne cerveau l'illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses.
L'ordinateur est si intelligent que si la personne essaye de lever la main, l'ordinateur lui fait "voir" et "sentir" qu'elle lève la main. En plus, en modifiant le programme, le savant fou peut faire "percevoir" (halluciner) par la victime toutes les situations qu'il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l'opération, de sorte que la victime aura l'impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l'impression d'être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l'histoire amusante mais plutôt absurde d'un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui les gardent en vie. »
Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984.
Le texte d’Hilary Putman, extrait de Raison, vérité et histoire, semble être tiré d’un récit de science-fiction. Il ressemble au scénario d’un film tel que Matrix. Ce film met en scène des êtres humains prisonniers de cuves. Comme dans le texte, les stimulations sensorielles sont engendrées directement par Matrix sur le système nerveux des individus. H. Putman propose au lecteur une expérience analogue à celle de Matrix, mais encore plus radicale dans son procédé : l’individu, dépossédé de son corps, est réduit à un cerveau plongé « dans une cuve contenant une solution nutritive ».
Reprenant le mythe de la Caverne, imaginé par Platon, ou se rattachant à l’idée cartésienne de malin génie, Hilary Putman construit sa démarche essentiellement en trois parties. Dans une première partie (lignes 1 à 9), l’auteur décrit une expérience scientifique mise en place par un « savant fou ». Un procédé – génial ou infernal ? – est expliqué, avec le matériel utilisé et les modalités de fonctionnement. Dans un second temps (lignes 10 à 14), le « savant fou » est à l’œuvre. Il expérimente, améliore son dispositif, et il poursuit ses investigations. Enfin, dans une troisième partie, tout en paraissant décrire une ultime expérience du « savant fou », l’auteur opère un renversement des rôles et de la perspective d’observation. Le lecteur, préparé depuis le début du texte à jouer le rôle de cobaye, voit d’un coup son cerveau placé dans la cuve, et se confronte pleinement aux questions qu’Hilary Putman livre au moyen de cet extrait. Et cette « histoire », « amusante » et « absurde », prend in fine toutes les caractéristiques d’une expérience dangereuse et troublante dont nous sommes tous « victimes ».
Dans les lignes 1 à 5, H. Putman énonce l’hypothèse de la séparation du corps et du cerveau. La dualité du corps et de l’esprit, considérés par Descartes comme deux substances différenciées, capables d’exister de façon autonome mais capables aussi d’interagir, est ici mise en évidence lors d’une expérience de laboratoire conduite par un « savant fou ». Pour Descartes, l’incarnation de l’esprit dans un corps est un fait accidentel et l’esprit lui-même peut exister sans son enveloppe physique. Mais ni le cerveau, ni les terminaisons nerveuses ne sont l’esprit. L’expérience menée ici ne donne pas à l’homme de dimension spirituelle. Elle est plutôt une vivisection cauchemardesque, où la science, et ses plus belles avancées (« une solution nutritive qui […] maintient en vie, ligne 4, biologie ; « un super-ordinateur », ligne 5, informatique) sont mises dans les mains d’un « savant fou » (ligne 2). L’auteur dénonce déjà dans ces premières lignes la dérive effrayante d’une science dont la conscience est exclue, et qui choisit comme cobaye n’importe quel humain : jusqu’au lecteur lui-même (« il s’agit de vous-même », ligne 1, « (votre cerveau)», ligne 3.
Dans les lignes 5 à 9, la dualité cartésienne est définitivement écartée : l’individu n’est plus considéré comme l’incarnation d’un esprit dans un corps, mais au contraire, il ne reste de lui qu’une « personne cerveau » (ligne 6) dont le corps se trouve à présent annihilé. Là encore, il apparaît en filigrane une dénonciation des dérives de la science. Ne peut-on pas établir un parallèle entre cette annulation du corps du cobaye, son cerveau étant maintenu dans « l’illusion que tout est normal » (ligne 6), et l’écrasement des corps opéré dans le système concentrationnaire nazi qui accueillait ses prisonniers dans les camps par le mensonge du « Arbeit macht frei », le travail rend libre ?
Mais une autre perspective est envisageable et de nouveau, c’est Descartes qui offre une clef de lecture. Dans les Méditations Métaphysiques, ce dernier suggère l’existence d’un « malin génie » qui influence l’individu et lui fait concevoir une prétendue réalité qui n’existe pas. Et, justement, le « super-ordinateur » (ligne 5) semble jouer à merveille le rôle de ce « malin génie » qui crée de toutes pièces un décor réaliste (« des gens, des objets, un ciel », ligne 7) dont rien n’existe vraiment. Toutefois, de nouveau, la vision d’Hilary Putman prend une tournure vraiment inquiétante : tout ce décor perçu, réaliste mais non réel, est le résultat du travail d’un ordinateur qui, l’auteur le pressent en 1984, devient un objet d’usage quotidien. Il convient d’ajouter que le « malin génie » de Descartes trompe l’individu mais incarne la démarche qui conduit ce même individu au doute et donc à la remise en question qui mènera au célèbre cogito. En revanche, l’ordinateur se sert des « terminaisons nerveuses » (ligne 9) pour tromper la personne, la plonge dans une normalité fausse que l’absence de corps ne peut plus corriger. Le « super-ordinateur scientifique » (ligne 5), summum du progrès, conduit donc, à l’inverse du « génie malin » de Descartes, à une illusion irrémédiable, irréparable, irréversible, définitive déviation de la science.
Mais la science (ou, plus exactement, son utilisation) n’est pas encore parvenue à ses limites. Dans les lignes 10 à 14, l’auteur suggère que l’expérience n’est pas menée à son terme et qu’une progression s’opère encore sous les mains expertes mais irresponsables du « savant fou » (ligne 12). Partant d’un programme déjà remarquablement performant, puisqu’il sait faire croire à la personne qu’elle a encore un corps (« lui fait voir et sentir qu’elle lève la main », ligne 11), le savant « modifie son programme » (ligne 12), jusqu’au point où hallucination et perception se confondent. La perception désigne usuellement les images où les sensations qui parviennent du monde extérieur à l’individu. Dans le processus de perception, l’individu n’est donc pas l’auteur de ce qu’il reçoit.
En revanche, usuellement, une hallucination est le fait d’un trouble du fonctionnement du cerveau, par exemple sous l’effet d’une drogue ou d’une pathologie psychiatrique. Dans le processus d’hallucination, l’individu est donc l’auteur de ce qu’il reçoit. En insistant sur la confusion entre ces deux termes, en plaçant « percevoir » entre guillemets et en le traduisant entre parenthèses par « halluciner » (ligne 13), Hilary Putman abolit le sens de chacun de ces deux mots et met en évidence le fait que l’ordinateur amélioré a détruit à la fois la capacité de recevoir des sensations de l’extérieur et la capacité de créer des images de l’intérieur.
Il est notoire qu’à ce moment précis (percevoir – halluciner, ligne 13), le texte comporte une charnière majeure. Immédiatement avant, le cobaye est encore « une personne » (ligne 10). Immédiatement après, le cobaye devient « une victime » (ligne 13, première occurrence). Le mot « victime » est réutilisé tout de suite (ligne 14), et son emploi semble paradoxal puisque celle-ci semble ne devoir se plaindre d’aucune souffrance : « la victime aura l’impression de se trouver dans sa situation normale. » (ligne 14). Il convient donc d’éclairer l’emploi de ce mot.
Observons qu’à ce moment charnière du texte, toute tentative pour appréhender et connaître le monde extérieur est anéantie. Si Hilary Putman imagine ce scénario cauchemardesque, c’est pour mettre en évidence que les progrès du monde moderne et les utilisations qui en sont faites ont pour conséquence de nous (les objets de l’expérience du « savant fou ») interdire l’accès au monde réel, de nous tromper et de nous soumettre à la passivité. Ce scénario est une reprise, avec un décor contemporain, du mythe de la Caverne que l’on trouve dans le livre VII de la République de Platon. Il imagine que des esclaves sont enchaînés depuis l’enfance dans une caverne. Ils ne peuvent rien voir, que le fond de la grotte où la lumière de flambeaux projette l’ombre de statuettes situées derrière les prisonniers. Ne connaissant rien d’autre, ces derniers pensent que ces ombres sont la réalité. Et le prisonnier qui s’évade, prenant connaissance du monde, serait condamné à mort par ses codétenus incrédules, s’il voulait leur apporter ses connaissances. Platon symbolise ainsi le sort du sage que les autres hommes accusent de folie quand il veut les libérer de l’ignorance.
La situation semble donc analogue : Putman, comme Platon, met en évidence la distinction entre apparence et réel, l’opposition entre monde réel et monde virtuel. Mais la situation de la « personne » réduite à l’état de « personne cerveau » puis à celui de « victime » est à distinguer de celle des prisonniers de la caverne. En effet, Platon envisage la possibilité que le prisonnier s’échappe. Une telle aubaine est totalement interdite à la victime privée de corps de l’expérience de H. Putman. De plus, Platon envisage la possibilité, à défaut d’avoir pu s’enfuir, de recevoir l’enseignement du sage qui a vu le monde extérieur. Ce qui est impossible pour la « victime » de l‘expérience de H. Putman. Car, comment communiquer avec un hypothétique évadé – un cerveau échappé de sa cuve ? – quand les seules connexions établies le sont avec un ordinateur destiné à abreuver le cerveau d’illusions ?
Hilary Putman dresse donc du monde moderne un tableau beaucoup plus pessimiste que celui de la Caverne. Et si on peut imaginer que les prisonniers de l’allégorie de Platon souffrent de porter des chaînes qui les blessent aux chevilles et aux poignets, on doit dans le même temps accepter que la souffrance de celui qui n’est plus en mesure de distinguer ses perceptions de ses hallucinations est immense. On doit comprendre que la souffrance de celui qui n’a aucun moyen de fuir des illusions même agréables (« il semble y avoir […] un ciel », ligne 7 ; « il peut effacer le souvenir de l’opération », moment sans doute désagréable, ligne 13) dépasse la souffrance de celui qui porte des menottes douloureuses.
Mais il y a plus. Les prisonniers de la Caverne sont des esclaves. Le visage de celui qui les a enfermés est odieux et porte sur ses traits ce que l’humanité a fait de pire. La « victime » de l’expérience d’Hilary Putman s’est laissée enfermer par le visage radieux du Progrès, beau comme le robinet de la maison de campagne de Marcel Pagnol dans La Gloire de mon père, et qui se démasque pour laisser voir les armes modernes, la pollution moderne, la souffrance des populations des villes modernes …
Les esclaves de la caverne haïssent leurs geôliers. L’homme moderne adore le progrès.
Les lignes 15 à 18 sont un clin d’œil au lecteur, un brin d’humour … jusqu’au moment où le lecteur conçoit qu’il a justement lu le texte, que pour cela il est justement « assis(e) » (ligne 15) ! Prévenu depuis le début du texte (« vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous-même ») (ligne 1), le cerveau du lecteur est bien à présent dans la cuve ! A défaut d’avoir pu mener l’expérience avec le super-ordinateur, H. Putman met donc en place une expérience d’écriture et enferme le lecteur qui veut bien se prêter au jeu dans une situation de doute : « suis-je en train de lire vraiment ?» ou, « tout démantibulé par un « savant fou », ne reste-t-il de moi qu’un cerveau auquel aucune issue n’est offerte ? ».
Il raisonnable de sortir ce dilemme en riant de « l’histoire amusante » et en admettant qu’elle est « absurde » (ligne 16). Je préfère croire que par ce texte, Hilary Putman a voulu me conduire à penser le Progrès et ses dangers, et m’inviter à prendre du recul par rapport à des connaissances scientifiques qui peuvent définitivement enfermer ou tuer. Je remercie l’auteur d’avoir conclu son texte de façon à me faire douter de ma propre position, car en me trouvant en situation de doute, je n’ai plus l’impression de me « trouver dans » ma « situation normale » (plagiat de la ligne 14). J’échappe donc à l’horrible machine !… A moins que j’ai été trompé ?!
Vaincre le doute, se détourner du scepticisme, échapper à l’ordinateur d’Hilary Putman ou au cauchemar que ce scénario provoque sont des défis difficiles. Le philosophe Nick Bostrom a avancé une hypothèse ingénieuse. Selon lui, il est fortement probable que l’homme est déjà en train de vivre une virtualité programmée par un ordinateur puissant.
Les avancées technologiques toujours plus rapides laissent présager des expériences analogues à celle d’Hilary Putman. Les ordinateurs, toujours plus puissants, pourront peut-être investir des mondes variés, le cerveau humain et briser l’ultime rempart, l’esprit humain. Un tel ordinateur, réceptacle des cerveaux de tous les hommes, serait une machine inconnue à ce jour où les cerveaux biologiques et un cerveau virtuel se confondraient. Certaines expériences ont-elles abouti ? Aboutiront-elles ? Est-ce que j’ignore qu’elles ont abouti car le cerveau virtuel me laisse croire que tout est normal ?
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L’extrait de Raison, vérité, histoire ,Minuit 1984, écrit par Hilary Putnam propose une l’expérience de pensée suivante : un « savant fou » vous soumet à une opération. Il retire votre cerveau et le place dans une cuve offrant des conditions physiologiques optimales (« solution nutritive ») lui permettant de vivre. Votre cerveau est relié à un « super-ordinateur » qui envoie des influx nerveux imitant parfaitement les informations transmises par votre corps à votre cerveau. Vous vous réveillez et tout vous semble normal : toutes vos liaisons nerveuses sont reliées à cet ordinateur extrêmement performant et « intelligent », et vous procurent donc l’illusion de la normalité. L’ordinateur vous fait croire que vous bougez, voyez, sentez, vous percevez. L’illusion de vivre dans le monde réel (alors que votre cerveau détaché de votre corps est immergé dans une cuve) est parfaite. Comment pouvez-vous être tout à fait certain que vous n’êtes pas un cerveau dans une cuve relié par des milliers d’électrodes à un puissant ordinateur qui simule toutes vos sensations ? Si vous n’en êtes pas sûr, alors vous ne pouvez pas exclure l’hypothèse que toutes vos observations et croyances sur le monde extérieur sont fausses, même si elles paraissent justifiées.
L’hypothèse que l’on peut en déduire est qu’un être humain doté d’un cerveau, considéré comme l’organe où réside la pensée, soit soumis à une expérimentation d’un savant fou (l.1-2) et que ce savant fou lui extrait le cerveau et le mette dans une cuve où le cerveau sera maintenu « en vie » (l.5) grâce à une « solution nutritive » (l.4). L’être humain est séparé de son esprit, ce qui est équivaut à dire que le corps est séparé de son âme, or il réussit encore à élaborer des informations (reconnaissance d’une main, perception de l’acte de lever la main) par intermédiaire des connexions qui le relient à un super ordinateur « intelligent » qui le pilote. Ce cerveau a-t-il raison de croire ce qu'il croit ? Comment pouvons-nous savoir que nous ne sommes pas un cerveau dans une cuve en train de lire ce texte ? Et comment pouvez-vous en être absolument sûr ?
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