fredericgrolleau.com


Stephen Desberg & Thomas Legrain, "Bagdad Inc."

Publié le 27 Septembre 2015, 12:06pm

Catégories : #BD

Stephen Desberg & Thomas Legrain, "Bagdad Inc."

Assassin au pays de l'or noir

Stephen Desberg choisit de traiter de la guerre en Irak en mettant en lumière l'existence de pléthore de mercenaires stipendiés par les Etats-Unis afin de maintenir, suite au retrait des troupes militaires stricto sensu face à guérilla urbaine et à l'hostilité des populations civiles, un semblant d'ordre sur le terrain : ainsi protection, sécurité et ravitaillement sont-ils censé, entre leurs mains, garantir la reconstruction démocratique de l'Irak post-Sadam Hussein.
Etayé par une solide documentation (voir le dossier présent en fin d'album – qu'on aurait préféré d'ailleurs trouver au début de celui-ci afin que notre lanterne soit d'emblée éclairée), cet élément assez peu connu du conflit confère une dimension inédite et palpitante à l'ensemble des planches. Car, lorsque ce conflit devient « privatisée », plus de 150 000 "agents de sécurité"  –vont occuper l'Irak: et ces mercenaires surrémunérés en charge du "sale boulot" vont engloutir les deux tiers du budget (5 milliards) alloué à la reconstruction du pays !

Fidèle à ses habitudes comme dans IR$ ou Empire USA, Desberg continue de scruter l'Amérique dans ses travers et ses dérives les plus inquiétants : à mi-chemin du polar et de l'aventure, du thriller et de l'économie mondialisée, il met en scène un duo de choc avec une jeune juge des tribunaux militaires, le lieutenant Charlène Van Evera, et un soldat mercenaire (traître à sa cause qui est de ne pas en avoir hormis l'argent ?), Jackson Baines, enquêtant sur des meurtres commis à Bagdad par un psychopathe sous le gouvernement provisoire américain (serial-killer diabolique que l'on aperçoit plein cadre sur la couverture et qui laisse sur son chemin des cadavres d'Irakiens mutilés et couverts d'insultes en anglais).
Bien entendu, les agissements du tueur, dans un contexte interventionniste de ploutocratie déguisée au nom de la démocratie et donc d'anomie totale, ne sont que le miroir individuel de personnages crapuleux et de grandes puissances bien plus dangereux encore car oeuvrant en toute impunité pour les intérêts collectifs de la nation américaine. Comment rendre la justice dans un pays déboussolé qui ne sait plus ce que ce terme signifie ? Parle alors tout seul le titre qui, en ajoutant "Inc." ("incorporation" en anglais, soit l'entreprise administrative) à "Bagdad" fait résonner corruption politique et dépravation morale au sein de cette deuxième guerre du Golfe (comme l'attestent les deux dernières planches proposant une remontée dans le temps, à la 2001 l'odyssée de l'espace, afin de justifier, loin d'une appétence pour une paix pseudo-universelle, le prédateur qui sommeille en tout homme, n'attendant qu'un prétexte, privé ou public, pour se manifester).

Le propos du scénariste paraît assez clairement d'établir que, sous prétexte de chercher les aussi fameuses que fumeuses « armes de destruction massive », les USA font plutôt tout - surtout ce qui est immoral -  pour s'emparer des ressources énergétiques du pays (pour rappel : 10 % des réserves mondiales de pétrole ; 70 milliards de profits générés en 2011). Ce réquisitoire sans appel qui instruit à charge - Desberg indique malicieusement qu'un communiqué département de la Défense des États-Unis évoque en 2003 l'« Operation Iraqi Liberation » ("OIL", "pétrole" en français) ! - établit les réelles raisons de la guerre en Irak et se trouve fort efficacement servi par le dessin au réalisme fouillé de Thomas Legrain : ses décors méticuleux, son travail sur la dynamique des cases, étirées en bandeaux percutants ou enchevêtrées pour rythmer l'action donne un aspect résolument cinématographique à cet opus enlevé.
On regrettera toutefois de ne pouvoir apprécier pleinement la congruité de cet album ouvrant cette nouvelle collection car la version papier mise à notre disposition par Le lombard comporte une fâcheuse erreur de pagination de même que la répétition préjudiciable d'une dizaine de pages.

Toujours est-il que le bandeau de la collection Troisième Vague : « quand la fiction décrypte l'actualité » porte ici bien son nom tant il reflète en cet abrégé édifiant qu'est Bagdad Inc. les tristes et sempiternels événements sous tension du Moyen-Orient. Dommage alors que ce one-shot par définition destiné à demeurer sans suite nous prive des aventures de Van Evera & Jackson Baines qu'on aurait aimé voir se prolonger.

frederic grolleau

Stephen Desberg & Thomas Legrain, Bagdad Inc. , Le Lombard, 76 p. couleur - 14,99 €.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article