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Vincente Minnelli, "Brigadoon" (1954) et le paradis perdu

Publié le 4 Décembre 2010, 19:23pm

Catégories : #Philo & Cinéma

 
BIODIVERSITE, ECOLOGIE : NOSTALGIE DU PARADIS PERDU ?

 

Brigadoon (USA, 108 min.) de Vincente Minnelli, avec présentation et débat. 
Conférence Le mythe du paradis perdu, par Lorine Bost et PhilippeParrain

 

Textes de Philippe Parrain

Vincente Minnelli (1903-1986) est une des grandes figures du cinéma américain de l'après-guerre. Il se caractérise par par l'élégance de son écriture et un sens profond de la décoration : stylisation méticuleuse, utilisation du décor à des fins dramatiques, maîtrise de l'action, raffinement des éclairages, des costumes et des détails d'ameublement, recherche d'une harmonie entre les mouvements de la caméra et des acteurs... Il est surtout connu pour ses comédies musicales (Un américain à Paris, Gigi, Tous en scène...), mais il a aussi réalisé de superbes mélodrames Les quatre Cavaliers de l'Apocalypse, Comme un torrent, Celui par qui le scandale arrive, Quinze jours ailleurs...) et des comédies plus légères (La Femme modèle, Qu'est-ce que maman comprend à l'amour  ?...). Il excelle tout particulièrement à peindre des mondes imaginaires, des mondes clos où tout est rêve, beauté et harmonie.

Brigadoon est un de ses chefs-d'oeuvre, où il fait évoluer, dans des décors de rêve, les deux grands comédiens et danseurs Cyd Charisse et Gene Kelly.

 

Thèmes mytho-légendaires et approche filmique

Le paradis n'a pas cessé d'exister. Il se trouve en quelque lieu lointain, inaccessible, hors du temps, nous dit la tradition. Tout (ou presque) y est innocence, bonheur et harmonie. Une terre d’abondance, un pays de cocagne… Même s'il ne date que du XVIIIème siècle (mais pour Jeff il y a des centaines de siècles, autant dire « avant le déluge »), tel apparaît le village qui émerge doucement des brumes dans Brigadoon et qu’une âme charitable a voulu préserver de tout mal, de tout ce qui vient de l’extérieur.

 

Dieu a défini les limites, les franchir c’est faire preuve d’ingratitude. La faute consiste à vouloir quitter le paradis qui vous a été donné. Et bien entendu cet interdit est susceptible d’être transgressé, et ce monde merveilleux d’être perdu, à jamais plongé dans l’obscurité. Car l’esprit de révolte n’est pas plus absent ici qu’en Eden : on peut vouloir haïr tout le monde au pays de l’amour.

Avec cette incursion dans un village qui n’est pas sur la carte, Minnelli évoque la puissance du rêve et illustre le thème du paradis sur le ton du conte de fées, de la fantaisie. Il nous entraîne dans un « autre monde » placé sous le signe de la féminité et qui, une fois que l’on en a été chassé et que l’on retrouve la trivialité de la vie quotidienne, devient nostalgie, aspiration à un retour vers les origines. Il y a sûrement, nous dit Mr Lundie, un grand nombre de gens qui sont à la recherche de leur Brigadoon… Mais, dans ce sens aussi, il n’est pas possible de franchir les frontières, sauf si, par enchantement…

 

Car on peut, par miracle, pénétrer dans ce paradis intemporel ; le paysage qui y donne accès est en quelque sorte sacré, il donne le sentiment d’être dans une cathédrale. Il faut avoir une foi à toute épreuve et accepter de tout quitter (on se rappelle l’Evangile) pour y vivre. Et, comme aux temps primordiaux, il existe un lien entre la terre et le ciel : le sommet d’une colline sur laquelle, tel Moïse, Forsythe est monté pour dialoguer avec Dieu et d’où il a disparu, se sacrifiant pour la communauté.

Le film évoque aussi ces légendes où l’on sort du temps. Saint Brendan par exemple qui, à l’exemple du héros irlandais Bran, s’embarque vers l’ouest en quête du paradis. Le cours du temps y est suspendu ; celui qui, pris de nostalgie, quitte l’île et repose le pied sur la terre ferme, recouvre l’âge qui devrait être le sien, et son corps tombe en poussière.

On ne peut éviter enfin d’évoquer les contes de Cendrillon ou de la Belle au bois dormant : l’attente angoissée de la fin de notre journée, lorsque le carrosse va redevenir citrouille, et le baiser d’amour qui ramène à la vie.  

Le mythe du paradis
Nous gardons la mémoire de l'harmonie originelle d'un Eden dont le Serpent nous aurait privés, et nous espérons le paradis à la fin de nos jours… Ce sont là des thèmes universels qui nous sont rapportés par les différentes traditions : concrétisation de rêves profondément ancrés dans la conscience humaine, qui trahissent une évidente insatisfaction face à notre condition humaine, et l'espoir qu'un monde meilleur puisse un jour exister. Une nostalgie, une utopie que pourrait bien relayer aujourd'hui la pensée écologique.

Le voyage initiatique

L'Éternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables
à voir et bons à manger, et l'arbre de la vie au milieu du jardin,
et l'arbre de la connaissance du bien et du mal…
Genèse II-8

L'Age d'Or des Anciens ou, en Inde, le Satya Yuga (« l'âge de la vérité ») nous parlent, comme nombre de mythes africains, océaniens, asiatiques…, d'un temps primordial d'innocence, de justice, d'égalité entre les hommes, d'abondance et de bonheur ; la Terre jouissait alors d'un printemps perpétuel, les champs produisaient sans culture, les hommes vivaient presque éternellement et mouraient sans souffrance, s'endormant pour toujours. Le Ciel et la Terre étaient très proches l'un de l'autre et communiquaient entre eux grâce à un arbre, une liane, une montagne… : les dieux descendaient sur terre et les hommes pouvaient monter au ciel. Cela se passait en un lieu privilégié, un centre du monde : le paradis.

Ce nom vient de l'ancien perse paradiso , « jardin clôturé, verger », à mettre en rapport avec le sanskrit paradesha , « région suprême », « pays supérieur » (le mont Meru). En sumérien, Edinu , qui a donné Eden, désignait « la plaine, la campagne ».

La description la plus connue qui nous en a été faite est, pour nous, celle de la Bible, qui reste sommaire mais que les siècles se sont chargés d'enrichir.

C'est avant tout le lieu où Dieu a créé et installé toutes les espèces animales et végétales, espèces qu'Adam est invité à nommer, et que plus tard Noé aura pour mission de perpétuer (en attendant que l'évolution et l'action de l'homme les mettent en danger). Il s'agit d'un jardin clos, « jardin des délices », où tout ce qui pousse est bon et beau, et d'où s'échappent quatre fleuves qui s'en vont irriguer le monde. L'eau, précieuse en des pays arides, en fait un lieu de fécondité, de vie exubérante, planté au cœur d'un environnement aride. Il est jalousement gardé, entouré de hauts murs qui le protègent de l'air brûlant des déserts. L'homme y vit nu, dans un état de parfaite innocence. Il y côtoie Dieu, qui prend le temps de venir se promener le soir dans le jardin, nous dit la Bible, et il lui parle face à face. Il domine les animaux dont il connaît la langue, et ceux-ci vivent en parfaite harmonie entre eux, le loup auprès de l'agneau.

En ce temps-là, les hommes ne connaissaient pas la mort ;
ils comprenaient le langage des animaux et vivaient avec eux en paix ;
ils ne travaillaient point et trouvaient à la portée de la main une nourriture abondante […] Communiquer avec les animaux, parler leur langue,devenir leur ami et maître, équivaut à s'approprier une vie spirituelle beaucoup plus riche que la vie simplement humaine du commun des mortels.
Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères

Le paradis propose une idéalisation de la nature, luxuriante et spontanée, de la communion avec les animaux, de la coexistence des espèces... Les paradis bouddhiques sont peuplés d'oiseaux, représentant les anges, tandis que le paradis musulman expose des jardins parfumés aux gazons jonchés de pierres précieuses .

Il a beaucoup été discuté de la nature des délices que l'on goûte au paradis. Il semblerait qu'elles soient à la fois corporelles et spirituelles (la contemplation de Dieu). L'extase mystique serait un moyen pour certains – les chamans par exemple - d'y goûter.

Le paradis perdu
Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Eden […]
Et il mit à l'orient du jardin d'Eden les chérubins qui agitentune épée flamboyante,
pour garder le chemin de l'arbre de vie.
Genèse III-23,24

On connaît la règle dramatique universelle selon laquelle le bonheur n'a pas d'histoire. Tous les contes le confirment : un interdit limite toujours un état de bien-être, et cet interdit est fait pour être transgressé ; l'état paradisiaque ne saurait perdurer. Les artistes et différents créateurs, comme les prédicateurs, auraient vite manqué d'inspiration si les vicissitudes de la vie n'avaient pas ouvert les portes de l'Enfer.
Tous les mythes paradisiaques donc parlent d'une rupture qui prive l'homme de la béatitude primordiale. Eve croque la pomme, de même que Prométhée prétend se faire l'égal de Zeus ou que Raymondin trahit la confiance de Mélusine... C'est la faute, entraînant la chute, le châtiment, et du même coup l'émergence du sentiment de culpabilité. Les liens entre le Ciel et la Terre sont brisés.


Il peut aussi s'agir d'un simple phénomène de dégradation naturelle, d'une usure du temps ; mais la fin de l'Age d'Or est également marquée par un événement : Saturne est précipité sur terre et c'est Jupiter qui inaugure l'Age d'Argent, où les hommes découvrent le mal, la douleur et la nécessité de cultiver la terre. Puis ce sera l'Age d'Airain, et enfin l'Age de Fer, marqué par le débordement de tous les excès et de tous les crimes, dans lequel nous sommes englués. L'hindouisme décrit aussi la décadence de l'humanité en quatre grandes périodes, jusqu'au Kali Yuga actuel.

Avec la perte du paradis, la diversité des espèces fait place à l'affrontement des espèces, tandis que l'homme devient un ennemi pour l'homme.

Mais la tradition veut que le jardin d'Eden décrit dans la Bible n'ait pas cessé d'exister : il se situe en un lieu lointain, inaccessible, quelque part en Orient. Il se trouve souvent au sommet d'une haute montagne, ce qui lui permet de rejoindre le Ciel. Et ses portes sont toujours gardées par de terribles chérubins.

Dès lors, puisqu'il se trouve sur notre terre, s'engage la quête du paradis. Non qu'il soit envisageable d'y pénétrer, puisque l'accès en reste interdit, mais du moins l'approcher et bénéficier de quelques bienfaits dus à sa proximité.

Les contes celtes évoquent cinquante îles inaccessibles, qui abritent des milliers de femmes magnifiques, où l'on entend de douces musiques et qui ignorent la tromperie, la maladie et la mort. C'est ainsi que le héros irlandais Bran s'embarque vers ces îles merveilleuses de l'ouest et parvient à l'Ile des Femmes. Les Celtes, à sa suite, rêveront de l'Ile aux Pommes (Avalon), promesse de félicités. Et saint Brendan plus tard partira lui aussi vers l'ouest à la recherche du paradis.

Ce n'est pas non plus à l'est, mais à l'extrême occident, sur la montagne Kunlun qui relie la terre et le ciel, que le taoïsme situe le paradis : c'est un merveilleux verger, placé sous la domination d'une reine, où pousse un arbre d'immortalité qui ne fleurit que tous les trois mille ans. Tandis que c'est loin vers l'est, sur une île bienheureuse, que les Chinois situent la montagne de Penglai, séjour des immortels, où l'on peut jouir de plaisirs suprêmes et boire l'élixir d'immortalité.

Plus « concrètement », on tente au Moyen Age de reconnaître les quatre fleuves qui sont issus du paradis afin de définir leur origine : ce pourraient être par exemple le Tigre, l'Euphrate, le Nil et le Gange dont, il est vrai, il est difficile de situer la source commune, si ce n'est en supposant qu'ils pénètrent sous terre et ré-émergent ensuite en différents lieux. C'est à partir de telles supputations que l'on a réussi à localiser le paradis dans certains endroits privilégiés : à Ceylan par exemple, ou à l'ouest, dans les îles Canaries, en Tartarie, à la place de la mer Caspienne, sur les bords du Gange, en Afrique, en Arménie, en Arabie ou encore en Chine ou au-delà. Ce qui signifie en tout cas qu'il ne se trouve pas uniquement dans un lointain passé, mais aussi en un lieu à part, aux confins du monde connu, sur des sommets élevés ou bien au sein d'îles enchanteresses, mais bel et bien sur notre Terre.

C'est ainsi que, jusqu'au XVIII ème siècle, on fait figurer le paradis sur des représentations  cartographiques. Et, dans la mesure où ce lieu caché peut être rejoint, redécouvert, on peut également le situer dans un avenir, proche ou lointain.

Mais cette quête du paradis ne peut être qu'aventureuse, incertaine et semée d'embûches ; il s'agit nécessairement d'un parcours initiatique, récurrent dans de nombreuses traditions, que Mircea Eliade présente ainsi : L'immortalité s'acquiert difficilement ; elle est concentrée dans un Arbre de Vie (ou une Fontaine de Vie), qui se trouve dans un endroit inaccessible (au bout de la terre, au fond de l'océan, au pays des ténèbres, au sommet d'un mont très élevé, ou dans un « centre ») ; un monstre (un serpent) garde l'arbre ; et l'homme qui,  non sans de multiples efforts, a pu s'approcher de lui, doit lutter avec le monstre et le vaincre pour s'emparer des fruits d'immortalité.

Le paradis à venir

L'homme aspire à rejoindre l'état paradisiaque et à restaurer le lien perdu entre Ciel et Terre. Telle est la démarche du chaman qui parle le langage des animaux et qui, grimpant le long d'un arbre ou d'un poteau ou gravissant une montagne, s'en va rejoindre le monde des esprits. N'est-ce pas aussi la leçon cachée de nos contes traditionnels où le héros se hisse jusqu'au ciel : Jack et le haricot magique, ou bien le bonhomme Misère qui escalade la fève pour aller solliciter saint Pierre à la porte du paradis ?

Car le chemin du retour ne saurait être fermé : le christianisme propose le rachat de l'humanité, tandis que l'on annonce, dans une perspective cyclique, l'avènement d'un nouvel âge d'or. La promesse de la félicité à venir vient se confondre avec l'état paradisiaque d'Adam et Eve. Le paradis de la fin des temps peut étrangement ressembler au paradis terrestre de la Genèse.

Alors, le loup habitera avec l'agneau. Le léopard se couchera près du chevreau.
Le veau et le jeune lion mangeront ensemble. Un petit garçon les conduira.
La vache et l'ourse mangeront dans le même champ, leurs petits auront même abri.
Le lion mangera de l'herbe, comme le bœuf. Le bébé jouera sur le nid du serpent,
et le petit garçon pourra mettre la main sur le trou de la vipère.
Il n'y aura plus ni mal, ni violence sur toute la montagne sainte du Seigneur ;
car la terre sera remplie de la connaissance de l'Eternel,
comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent.  
Isaïe XI, 6-9

Cette attente a pris la forme du millénarisme : non pas l'échéance d'un quelconque an 1000 ou 2000, mais, à la fin des temps, une période de mille années pendant lesquelles, selon l'Apocalypse, Satan sera enchaîné et où tous les maux, physiques et moraux, qui affligent l'humanité, et même la mort auront disparu. Les hommes seront alors comme des dieux, dans l'état de perfection où était Adam avant le péché originel. La nature elle-même sera rétablie dans toute sa pureté et le nouvel Adam vivra en harmonie avec elle.

Ce sera aussi la descente sur terre de la Jérusalem céleste, le paradis promis au peuple de Dieu. Mais Cinélégende aura d'autres occasions d'évoquer la ville idéale.

Chacun aspire aussi, à titre individuel, au paradis, récompense d'une vie vertueuse. Le paradis alors n'est plus terrestre, il se situe dans l'au-delà. Déjà chez les Egyptiens, le défunt qui en était jugé digne s'en allait vivre éternellement dans les « champs d'Ialou », qui étaient un lieu de repos et de bonheur. Chez les Grecs, les justes rejoignaient les Champs Elysées. Les chrétiens méritants montent au ciel vers ce séjour dont la porte, dans les contes, est jalousement gardée par saint Pierre, et qui se situe dans l'empyrée, cette sphère immobile qui enveloppe toutes les autres sphères où se meuvent les différentes planètes. Les musulmans le renvoient au « septième ciel », le plus haut, juste au-dessous du trône de Dieu…

Ces lieux proprement spirituels ont encore tendance à ressembler au paradis terrestre, si ce n'est que les anges, plus nombreux, y font entendre d'ineffables musiques : une terre luxuriante dont les champs verdoyants se couvrent de plantes nourricières et gardent intactes des fleurs parfumées . Quant aux plaisirs charnels promis par le paradis de Mahomet – mets exquis, jardins fleuris, pierres précieuses et relations amoureuses avec les houris, ces merveilleuses femmes toujours vierges qui y accueillent les croyants… – on peut selon certains les interpréter comme des allégories de la félicité provenant de la vision directe de Dieu. Et c'est encore vers des jardins de fleurs et de bassins que le boddhisattva Amitabha conduit les âmes des fidèles : la Terre Pure où nul n'est assujetti aux passions.

le mythe au fil de l'histoire

La notion de paradis, tel que nous le connaissons, n'a pas attendu la Bible pour s'imposer aux hommes.

Le texte de la Genèse s'inspire beaucoup des récits sumériens qui évoquent la paix paradisiaque de Dilmun : les animaux n'y luttent pas entre eux, et il n'y a ni maladie ni vieillesse ni mort. Mais les hommes délaissent les sacrifices adressés aux dieux, et ceux-ci déclenchent un déluge, auquel seul Uta-Napishtim survivra. C'est vers ce paradis perdu que le héros Gilgamesh se dirige pour reconquérir l'immortalité. Il parvient au bout du monde et obtient la plante qui lui évitera la mort. Mais là aussi c'est un serpent qui la lui vole et qui le condamne à demeurer un simple mortel.


C'est de la Bible bien entendu que provient la description de l'Eden. Mais elle a aussi été inspirée par Hésiode et Virgile qui ont décrit l'âge d'or, lorsque les hommes vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart des peines et des misères . Plus prosaïquement Xénophon, au IV ème siècle av. J.C., parlait nommément de « paradis » en décrivant les jardins merveilleux de la Perse, tandis que Platon  décrivait l'Atlantide, berceau d'une fabuleuse civilisation, engloutie par Poséidon afin de châtier ses habitants qui avaient perdu le sens de la mesure. Dans le même ordre d'idées, la vilenie de Dahud provoqua la submersion de la merveilleuse cité d'Ys.

Parmi les modèles possibles, on peut encore citer tous ces lieux mythiques situés à l'extrémité du monde, comme le jardin des Hespérides aux pommes d'or gardées par un dragon, ou bien, au large, toutes les îles fortunées rêvées par les hommes (l'Ile aux Pommes, île de Saint Brandan, île des sept Evêques, île des sept Cités, île Antilia, île Brazil…).


Le paradis céleste, promis aux élus, dérive quant à lui des anciennes religions qui ont choisi de récompenser la vertu. Le christianisme a créé ce lieu de bien-être éternel vers le III ème siècle, et il en a peu à peu spiritualisé l'image, en s'inspirant de l'harmonie des sphères évoquée par Platon : la félicité émane de la contemplation de Dieu et de l'ineffable musique des anges.

Mais on ne désespère pas de voir un jour le paradis sur terre. Joachim de Flore (XII ème siècle ), entre autres, prône le millénarisme : l'attente du règne du Christ qui doit précéder le Jugement dernier. Cet espoir s'inscrit dans l'Histoire : on guette au fil des siècles la venue du « roi sauveur » et du « pasteur angélique ».

Et parallèlement on continue à localiser sur terre l'antique paradis terrestre. Un texte célèbre montre Alexandre le Grand parvenant jusque là mais se heurtant à une longue muraille sans porte ni brèche.  Marco Polo, dans ses voyages approche le paradis du Vieux de la Montagne : Là habitaient les dames et damoiselles les plus belles du monde, lesquelles savaient très bien sonner de tous instruments, chanter mélodieusement, danser autour de ces fontaines mieux que toutes autres femmes et, par-dessus tout, bien instruites à faire aux hommes toutes caresses et privautés imaginables... Jourdain de Séverac découvre à Ceylan des oiseaux de toutes les couleurs qui ne peuvent être que des créatures du paradis, tandis que le grand voyageur Jean de Mandeville décrit le fabuleux Royaume du Prêtre Jean.

Cette recherche du paradis se poursuit bien après le Moyen Age, mais, comme on apprend à mieux connaître le monde, on en vient à la Renaissance à supposer qu'il a été englouti par le Déluge. On rejoint là le mythe platonicien de l'Atlantide.


Christophe Colomb à son tour part en quête du paradis. Le grand découvreur reste un mystique persuadé qu'il se trouve quelque part en Asie, et il croit l'avoir découvert aux Nouvelles Indes : Arrivant à la hauteur de ce cap, il vint de la terre une odeur de fleurs et d'arbres si bonne et si suave, que c'était la chose la plus douce du monde. D'autres explorateurs par la suite partiront en quête de l'Eldorado, le « pays de l'or ».


Si ses découvreurs conçoivent l'Amérique comme un lieu paradisiaque, ils craignent que leur arrivée ne vienne le détruire. Cependant les colons qui les suivront, poursuivant le rêve millénariste, aspireront à y établir la nouvelle Jérusalem, à y réaliser la promesse du paradis à venir. La Nouvelle-Angleterre entre autres fut assimilée au jardin d'Eden, et jusqu'à aujourd'hui certaines confessions voient là la vocation du territoire américain.

Le XVII ème siècle avait entre temps retrouvé, dans les jardins de Versailles, une image plus prosaïque du paradis : l'Arcadie, un âge d'or mettant en scène des idylles entre bergers et bergères…

Jean-Jacques Rousseau parlera à son tour de l'« état de nature », qui caractérise les premiers êtres humains encore dociles à leur instinct, et l'on peut encore y voir, sur un plan laïc et symbolique, une manifestation du paradis.

actualité du mythe

Les temps modernes, héritiers du romantisme, sont toujours en quête du paradis perdu. La grisaille de la réalité quotidienne pèse lourdement sur une âme insatisfaite. Les vertus du progrès sont remises en cause et l'on soupire après un temps enfui, idyllique et illusoire, à moins qu'on ne projette dans un futur indéfini une félicité à venir.

C'est ainsi que l'on observe l'intérêt croissant pour les « peuples premiers » qui entretiennent avec la nature un rapport sacré et qui resteraient en lien avec le monde des dieux : ils participent de la nostalgie d'un paradis perdu et représentent en quelque sorte une part oubliée de nous-mêmes.

Si le créationnisme nous ramène directement au paradis terrestre, certains mouvements religieux, ou sectaires (mormons, adventistes du Septième Jour, témoins de Jéhovah, raëliens…) prônent le millénarisme et sont en marche vers le paradis sur terre. La résurgence du sentiment religieux en général participe de cette aspiration à une sacralisation du territoire. Les lieux de manifestation divine (pèlerinages, faits surnaturels) deviennent, au même titre que les sites de commémorations ou de festivités, autant de centres du monde que Mircea Eliade assimile à des matérialisations du paradis : La dialectique des espaces sacrés trahit toujours la nostalgie du paradis. […] accessible et inaccessible, unique et transcendant d'une part, répétable à volonté d'autre part.

On a sans doute aujourd'hui cessé de chercher le paradis sur notre terre. Mais la quête se poursuit : depuis la fin du XIX ème siècle et à la suite de Jules Verne, c'est - entre mythe, roman et science, occultisme et science-fiction - l'Atlantide  que l'on cherche à localiser, ou bien, au fond du Pacifique, le continent mythique Mu. Et l'on continue de rêver d'un peuple primordial, plein de sagesse, qui aurait survécu quelque part, dans le désert, dans la montagne, sur une île non encore inventoriée, sous terre ou sous la mer, et qui aurait rebâti sa cité en quelque lieu clos, à l'écart des convoitises humaines.

Ces thèmes abondent dans certains romans de science-fiction ou d' heroic fantasy , tournés à la fois vers le passé (une société idéale, ruinée par quelque malédiction) et vers le futur (promesse utopique d'un monde meilleur, grâce entre autres aux progrès de la technologie). On y retrouve notamment la permanence des rêves égalitaires et libertaires qui se sont développés depuis le XVI ème siècle grâce aux premiers utopistes : Thomas More, Campanella, Bacon, Fourier... qui ont cherché à mettre en œuvre, en les laïcisant et en les fondant rationnellement, le grand rêve des millénaristes : la ville au plan parfait (souvent protégée de murs, comme l'était le jardin d'Eden), la société idéale et un cadre de vie d'avant la faute ; le paradis sur terre, à portée de main. Les urbanistes modernes en sont les héritiers directs. Mais trop souvent la réalisation concrète entraîne certaines déconvenues, et les projets tournent court. Le rêve utopique retourne à l'utopie, et la réalité reprend ses droits. Il semble bien difficile d'implanter le paradis sur notre terre.

Les idéologues – qu'ils soient marxistes ou national-socialistes - ont eux aussi voulu promouvoir une société « parfaite », rénovée, toute consacrée au bonheur universel. Comme pour l'avènement du millénarisme, cela passe nécessairement par une période tourmentée qui permettra de sélectionner les purs, ceux qui seront autorisés à en jouir.

Par-delà les grandes idéologies, la quête du paradis reste profondément ancrée dans les mentalités. En opposition à l'avènement du machinisme, de l'industrie et du productivisme, le romantisme a signé un retour au sein d'une nature qu'il a idéalisée. Ce rêve est toujours le nôtre : voir dans nos montagnes, comme en Eden, le loup ou l'ours côtoyer pacifiquement les moutons…

Retour à la terre, néo-ruralité, médecines douces, produits « bio », fuite de la civilisation en Inde ou sur des îles océaniennes… Autant de chemins de traverse pour ceux qui espèrent retrouver le paradis, chemins qu'empruntent aussi bien le rêve hippie de la fin des années 60 ou le New Age . N'oublions pas non plus la poursuite des paradis artificiels.

Plus banalement, on observe les paradis petit bourgeois d'une vie paisible, sans histoires : villa Paradis, un coin de campagne, une rivière qui coule, une partie de pêche, l'apéro du soir, tout cela orchestré par une multitude d'images publicitaires qui arborent volontiers des tons paradisiaques…

On ne peut enfin éviter l'approche psychologique : la nostalgie du paradis ne rejoint-elle pas le souvenir primordial de la Mère, le jardin clos, le cocon utérin dont le nouveau-né a été bien malgré lui chassé, et le sein nourricier dont il a été sevré ? Et bien des fantasmes engendrés par la Femme, à la fois accueillante et redoutée, ne répondent-ils pas à cette aspiration au retour vers l'origine ? Le refuge dans la position fœtale n'est pas sans évoquer la représentation au Moyen Age des âmes des justes, lorsqu'elles étaient reçues au paradis, dans le sein d'Abraham.

Le spectateur, lové dans son fauteuil au creux de la salle obscure, ne peut manquer de rechercher le sentiment sécurisant qu'apporte la notion de paradis : nostalgie d'un monde plus beau, meilleur, et opportunité de s'y mouvoir le temps d'une projection. Certes, sous peine d'ennui, il est rare que tout y soit parfait. Il faut bien qu'il y ait faute, transgression. Mais, même si l'on semble souvent être plus proche de l'enfer, il est rare que le paradis ne soit pas présent en filigrane : l'innocence initiale, la chaleur de l'amour, l'espoir d'une situation rénovée, d'un retour à l'équité.

Peu de films notoires montrent vraiment le paradis, qu'il soit terrestre ou céleste. Le thème est décidément peu propice pour y dérouler des intrigues. Au mieux, on revient bien vite sur terre après un bref passage à la porte ( Liliom , Always , La Vie est belle de Capra…). La chute est sans doute plus porteuse, et même en un sens universelle (voir le nombre de personnages portant le nom d'Adam et d'Eve) ; mais du même coup on sort du paradis.

Ce dernier par contre est représenté, sur un plan métaphorique, par tous les ailleurs qui font rêver, les paysages exotiques, les îles enchanteresses, la paisible Comté du Seigneur des anneaux ,… voire Venise ou Paris dans les films américains. En ce sens, le paradis est présent tout au long de l'histoire du cinéma, en commençant par Moana ou Tabou qui idéalisaient les îles du Pacifique. Plus tard, on partit en quête de civilisations secrètes : celle de l'Atlantide ou du Shangri-La d' Horizons perdus . Le cinéma suédois révéla dans les années 50 les vertus paradisiaques et éphémères, le temps d'un été, de certaines îles du nord ; et, à partir de la fin des années 60, ce furent les années hippies avec la fuite de la réalité formatée et la quête de territoires qu'on espérait plus authentiques, primordiaux, parfois très lointains comme La Vallée de Barbet Schroeder ou l'Alaska d' Into the wild. Tandis que l'ensemble de la production cinématographique continuait de faire rêver à de mirifiques contrées.

 

biblio-filmographie

Livres

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Films

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. Ingmar BERGMAN, Monika , 1953
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. Randal KLEISER, Le Lagon bleu , 1980
. Danny BOYLE, La Plage , 1999
. Sean PENN, Into the wild , 2007
. Oded BINNUN, Mihal BREZIS, Paradis perdu (court-métrage), 2008

 

source :

http://www.google.fr/imgres?imgurl=http://www.cinelegende.fr/img/2010/Biodiversite/BoschCiel1.jpg&imgrefurl=http://www.cinelegende.fr/archive/programme2010/film03_10.html&usg=__0Dteped0Uw0wcZgqrg2CNoE5K4M=&h=743&w=300&sz=176&hl=fr&start=12&zoom=1&itbs=1&tbnid=G6lqRCusPkdlBM:&tbnh=141&tbnw=57&prev=/images%3Fq%3Dbosch,%2Bmont%25C3%25A9e%2Bvers%2Bl%2527empyr%25C3%25A9e%26hl%3Dfr%26sa%3DN%26gbv%3D2%26ndsp%3D20%26tbs%3Disch:1

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