Molière fait du Serment d’Hippocrate un sermon d’hypocrite
Y a-t-il un art médical ? (suite)
Ce mouvement critique envers la médecine à partir du XVIIe siècle se trouve poursuivi même par la vindicte philosophique. Celle dont témoigne Kant par exemple dans la Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? où le philosophe n’accorde à l’activité médicale qu’un statut annexe (qui ne fait que connoter cette même idée de mainmise et de domination sur les individus au nom d’une compétence). Le médecin n’est pas présenté dans cette perceptive comme un artiste jouant avec les circonstances, avec la singularité du cas et la pluralité des affects, mais comme un de ces “tuteurs” qui font demeurer l’humanité sous la chape de l’infantilisme et de la passivité. Le médecin est l’équivalent du “directeur de conscience”, qui décide à ma place de ce qui est bien pour mon corps, me plongeant ainsi dans la soumission : celle-là même que les adversaires de Socrate et d’Hippocrate revendiquent contre la médecine.
Pourtant, Kant ne rejette pas complètement la médecine, dont il pointe la dimension “artistique”, et non mécanique, dans Le conflit des facultés, où il dialogue avec le professeur Hufeland à propos de son oeuvre : De l’art de prolonger la vie humaine. Kant reconnaît là le travail d’un médecin qui cherche à traiter moralement le physique en l’homme. Hufeland se pose en effet comme un médecin qui ne veut pas réduire sa discipline à la simple habileté technique des moyens que la raison prescrit mais cherche, par-delà l’aide qu’il peut apporter, à déterminer ce qu’est le devoir du praticien. Et Kant voit dans le reflet de cette question l’activité même de la philosophie pratique morale qui doit intervenir dans la médecine, plus particulièrement dans la “diététique” comme art de prévenir la maladie.
Kant envisage ainsi un passage de l’usage pratique pur de la raison à son usage pragmatique : il s’agit bien, à côté de la compétence du médecin, de mettre sous l’empire de la raison et de la volonté ce que les hommes laissent d’ordinaire à l’habitude ou au destin, autrement dit à la krisis hippocratique. Il s’agit donc de réintroduire l’activité par-delà la passivité, et le jugement critique par-delà la fatalité existentielle.
Hufeland distingue ainsi la diététique comme art de prévenir les maladies et la thérapeutique, comme art de les guérir, et il voit précisément dans la diététique “l’art de prolonger la vie humaine”. Reprenant la distinction d’Hippocrate, Kant explique la différence entre le fait de se sentir bien portant et le fait de savoir avec certitude qu’on l’est. La longévité de la vie permet donc seulement pour Kant d’attester de la santé dont on jouit, et la diététique doit, il est vrai, démontrer son habileté ou sa science dans l’art de prolonger la vie et non d’en jouir ! La science de la médecine peut être philosophique à condition que la puissance de la raison en l’homme détermine le mode de vie.
Kant assigne alors à la raison de l’homme la tâche de maîtriser les sentiments de ses sens par un principe qu’il se donne à lui-même : de manière optimiste, Kant semble croire partant au pouvoir de l’esprit humain de maîtriser, par la fermeté et la résolution, ses sentiments morbides. En revanche, souligne-t-il, si la science médicale ne cherche, pour écarter ces affects, que des adjuvants dans des moyens corporels externes (la pharmacie ou la chirurgie), elle est simplement empirique et mécanique.
Kant pose bien les conditions auxquelles il assimile la pratique médicale à un art, et non à une science procédurale. Il montre en même temps les limites de la diététique en conclusion, lorsqu’il affirme, de manière plus pessimiste, que la raison exerce de façon immédiate un pouvoir salutaire, et qui ne remplacera jamais les formules thérapeutiques de l’officine (Le Conflit des facultés, Gallimard, La Pléïade, 1986,p.927).
En dépit des affirmations d’un Molière et de tous ceux qui vilipendent la médecine en dénonçant son incapacité à gérer la maladie, il faut donc tenter à tout prix - faute d’une réduction de la liberté à du mécanique, et de la transcendance du jugement à l’immanence des lois empiriques - de préserver “l’art médical” en tant que tel. Un penseur de la généalogie comme Nietzsche n’attache-t-il pas une importance à présenter le philosophe comme un “médecin de l’âme” ? Nietzsche montre effectivement dans Humain, trop humain que la philosophie, tout comme la médecine, est un art en ce qu’elle affronte toujours les possibles au lieu de se contenter d’un ordre fixe et sclérosé.
Cet art est celui de l’auscultation, qui permet de repérer les symptômes et d’y réagir - quitte à inventer de nouveaux remèdes face à l’imprévu ou à l’inouï de toute pathologie. Mais comment faire, à l’heure où la technique rayonne et prédomine dans le champ des activités humaines, pour laisser (ou rendre) à la médecine son sens d’engagement moral, son sens d’art du risque ? Comment retrouver derrière l’urgence d’une pratique codifiée cette interrelation, cette intersubjectivité faute de laquelle le mot “art” ne signifie plus rien ?
III) Le moment de la réconciliation : la subjectivité du patient
Dans un troisème et dernier temps d’analyse, on peut bien distinguer entre médecine préventive (la diététique, l’hygiène chez Kant), médecine thérapeutique (médicaments et traitements chez Molière) et médecine opératoire (chirurgie), pour répondre que la médecine est un art ou une science selon les cas, c’est-à-dire selon le degré de certitude et d’efficacité qu’elle manifeste dans la manière de préserver la vie.
Mais c’est là une réponse qui paraît trop facile à une époque où des maladies nouvelles surgissent, tel le syndrome d’immuno-déficience acquise, qui court-circuitent en quelque sorte ces trois types de médecine et posent plus que jamais, à l’heure également des conflits au sujet de la bioéthique, le problème du rapport qu’entretient le médecin à son activité, et à son patient, dans le cadre d’une même communauté.
Le rapport de la santé à la maladie ne peut en effet provenir de la seule représentation scientifique ou médicale selon Canguilhem : il s’établit de prime abord dans le vécu du malade. Dans le rapport, étroit et concret, que le vivant entretient avec la vie. Chacun peut en faire l’expérience au quotidien : si la bonne santé paraît “naturelle” (on ne la questionne pas), la maladie à peine ressentie par l’entremise de quelque dérèglement est le moment d’une inquiétude immédiate.
Soupçon qui n’est pas la résultante d’un savoir ou d’une démarche expérimentale, mais l’expérience soudaine faite par le vivant que la vie ne va plus comme avant. Que la santé “déraille”. Raison pour laquelle Canguilhem recommande qu’on étudie le rapport du vivant à la vie, plutôt que de s’entêter à vouloir conceptualiser cette défaillance avant de la guérir. C’est que la maladie, quoiqu’on en ait, est moins l’objet de prédilection d’une analyse médicale que le regard - éminemment subjectif - que le malade porte sur sa maladie. Et sur les conséquences qu’elle induit pour le corps propre.
Analyser correctement le lien du normal et du pathologique requiert partant qu’on prenne acte de la subjectivité du malade. De la façon dont le vivant organique appréhende sa relation à la vie. Alors la maladie nous apprend-elle énormément pour autant qu’elle illustre simplement comment le malade se rapporte à la vie.
En mettant de ce fait l’accent sur l’expérience de la maladie que construit le malade, Canguilhem invite à reconsidérer ce qui, dans le pathologique, pousse le vivant à se poser comme vivant. Il ne peut donc que contester une pensée médicale et scientifique prétendant ramener l’expérience du pathologique à une sorte de variation quantitative du normal. Attitude qui ne peut mener selon lui qu’à méconnaître le sens même de la maladie. Considérer en effet la maladie comme l’expérimentation d’un enflement des lois du “normal” revient à occulter l’expérience vécue du vivant que promeut tout bouleversement pathologique.
Au contraire importe-t-il à qui veut défendre l’art médical de souligner, pour reprendre la formule de G.Le Blanc, que la maladie est le risque que l’organisme introduit dans le rapport à lui-même (Canguilhem et les normes, PUF, coll. Philosophies, 1998, n°103, p.40). Ce qui permet une nouvelle lecture du pathologique : celui-ci n’est plus élément aliénant et destructeur, il est aussi possibilité d’un seuil qualitatif nouveau.(ib.). Autrement dit, c’est parce que la vie serait création que la santé aurait besoin de la maladie pour mesurer l’ampleur de ses potentialités et de son adaptabilité aux différents milieux qui la traversent. Postuler dans cette optique la nécessité d’un art médical revient alors à contester le primat de la science sur la technique : si la pratique du médecin est une technique, c’est parce qu’il demeure du côté subjectif du patient, qui veut guérir.
Alors la technique médicale peut-elle être assimilée à un véritable art de la guérison. Puisqu’elle met en exergue la notion d’un vivant, d’un individu biologique, dont la santé dépend en partie des moyens techniques déployés par la médecine. Oublier en revanche la singularité du malade, ne pas tenir compte du sens individuel de la maladie vécue par le patient sont autant de facteurs contribuant à oblitérer la nature du jugement dressé par le malade à l’encontre du mal qui le frappe.
Mais pourquoi donc privilégier ainsi la validité du jugement d’une tierce personne, le médecin ? Pourquoi rejeter l’attention du malade à la maladie même ?, s’interroge Canguilhem. Bien plus nécessaire paraît-il de réhabiliter en fait la technique médicale, id est de faire surgir de l’individuel là où d’aucuns voudraient écraser par commodité toutes les consonnances pathologiques - pourtant signifiantes - sous le poids d’un normal nécessairement harmonieux. Unique moyen, semble constater Canguilhem, de préserver une définition de la vie comme individualité. Comme manifestation plurielle, inattendue d’imprévus eux-mêmes multiples.
La bonne santé est alors moins un état figé, une place forte à défendre à tout prix, qu’un champ de risques. De possibles et d’aléas qui structurent en retour notre vitalité, ne serait-ce que par la perspective des menaces dont ils cisèlent les contours. Dans ces conditions, penser la vie à travers le prisme de la maladie incite en définitive à penser la santé comme promesse de liberté. C’est parce qu’il est malade (parce qu’il résiste aux possibles) que l’individu est vivant ! C’est parce qu’il est avant tout l’écho de son corps qu’il est libre !
Seules ces considérations autorisent selon Canguilhem à conférer à l’art médical sa teneur propre : celle non pas tant d’une connaissance scientifique du vivant aspirant à réduire la pratique du médecin à un de ses simples dérivés, que celle d’un art. Un art, comme nous le rappelions en introduction, à entendre, tel l’ars latin, comme savoir-faire mais également comme manière de vivre. Canguilhem définit ainsi, dès l’introduction de son livre, Le normal et le pathologique, la médecine comme un “art de la vie”, et non comme une science au sens étroit.
Le médecin est avant tout celui qui entretient une relation directe avec le sujet qu’il soigne, et non une connaissance essentiellement abstraite du corps humain. Faute de quoi l’on méconnaît la dimension nécessairement éthique de la pratique qu’il doit mettre en oeuvre dans sa volonté de guérir autrui. Parce qu’il connaît plus que quiconque la précarité du vivant assailli par ces maladies-événements qui sont autant de risques stigmatisant et encourageant la santé paradoxale de son patient, le médecin doit développer une éthique de la responsabilité qui trouve sa pleine mesure dans le recours à un “art” où rien n’est jamais par avance déterminé.
Force est pourtant de constater qu’à l’heure actuelle, le médecin jouit d’un pouvoir proche de celui de l’apprenti-sorcier, capable de créer de la vie à partir du non-vivant, de l’animé à partir de l’inerte. François Dagognet rend compte du problème que représente la notion d’art médical dans Pour une philosophie de la maladie, où il rappelle qu’Hippocrate et son école furent les premiers à s’interroger sur la finalité de “l’art médical” (donc de la guérison) et sur la nature du progrès en médecine. Ce rappel intervient avant que Dagognet ne célèbre l’approche de Michel Foucault montrant dans La naissance de la clinique qu’avec l’émergence de la “clinique”, la pathologie met en fait un terme aux entités imaginaires des maladies, au profit du concept de repérages : c’est dire qu’elle met à plat le corps du malade afin de localiser et de spatialiser les affects.
Dagognet expose alors que l’art médical consiste à ne plus dissocier malade et maladie. Il ne s’agit plus d’objectiver et de se fixer sur la maladie pour en oublier le malade, car ce qui importe également désormais, ce sont la manière de vivre du malade, le milieu dans lequel il évolue et les variations de son psychisme. L’époque de la frénésie techniciste a atteint ses limites et il faut dorénavant revenir, en accord avec les théories de Canguilhem, sur un subjectif trop écarté. Tout comme la médecine doit intégrer davantage le “social” (le milieu agressif, les nombreux risques subis par le citoyen), l’art médical requiert en fait qu’on se mette à l’écoute du patient qui est tout sauf un malade imaginaire. Il ne faut donc pas privilégier la discipline des examens et des dépistages mais l’étude des troubles inchoatifs ressentis par le patient.
Toute la difficulté de l’art médical est de parvenir à situer la limite entre l’irrégularité et l’anormalité, entre l’anomalie et le pathologique. C’est en ce sens que l’art médical rejoint l’art tout court, par le biais de l’innovation technique savamment dosée : ainsi l’imagerie médicale permet-elle de lire un système osseux sans qu’il y ait effraction pathologique. La radiographie rejoint elle-même quasiment l’esthétique en ce que l’art consiste, pour nous, post-Modernes, à faire de l’invisible une réalité visible.
Nous pouvons reprendre le projet d’Hippocrate ici et montrer comment nous sommes passés de l’art médical comme savoir garant de ses procédures à un art “esthétique” de la médecine. Cette logique poussée à l’extrême, il est possible de songer ici par exemple aux tableaux du peintre Kupka où les rayons X peuvent nous donner une figure translucide. L’artiste utilise la technique médicale pour livrer des oeuvres d’art, à la jonction entre la physique et la médecine.
Mais l’essentiel n’est pas là, et c’est dans le rapport du médecin au patient qu’il faut retrouver la nature même de l’art médical. Dagognet peaufine ses analyses en reprenant l’image du Gorgias dans une oeuvre récente, Savoir et pouvoir en médecine : il y remarque que Platon définit la médecine comme un art ou une technique qui a un rôle à part, la faisant s’écarter des autres métiers touchant le corps et qui sont serviles (à l’exception également de la gymnastique). C’est que la médecine ne soigne le malade qu’en étudiant les causes (voir Gorgias, 501a), et par là elle dépasse le sensible puisqu’elle cherche à atteindre ce qui le détermine (les symptômes). La médecine substitue aux apparences le vrai. Elle est une “science de l’ordre”, non seulement du corps, mais du corps en relation avec l’univers. Corps qui reflète le cosmos, lui-même voué à la régularité.
Pour toutes ces raisons, la médecine s’élève dans la hiérarchie des activités et des savoirs. À la différence du charlatan, le médecin ne s’aligne pas sur la seule phénoménalité, il n’est pas influencé par le malade. C’est pourquoi il sait reconnaître le mal, c’est pourquoi il sait prescrire à la fois un traitement et un régime. Ce qui importe pour lui, ce sont les proportions et l’harmonie des parties qu’assure la gymnastique elle-même. Le médecin ne se borne pas toutefois à recommander une diététique qui convient au corps ni à diagnostiquer la maladie. Il soigne, il devance les réponses de l’organisme et l’aide lui-même.
Platon pose ainsi à bon droit que la médecine servira de fondement à la formation de celui qui gouvernera car :
1 - Elle lui montre les dangers de ce qui plaît (la flatterie) mais aussi corrompt. Elle détourne de l’agréable et apprend les règles de l’hygiène et et de la santé.
2 - Elle préconise aussi des traitements qui ne vont pas dans le sens de l’opinion.
Dagognet éclaire cependant d’un jour nouveau la première partie de notre analyse en pointant que Platon ne conserve pas cette solution par la suite, dans la mesure où il définit autrement pouvoir, santé et maladie. Platon remet en effet en cause sa philosophie dans le Phèdre puisqu’il assimile la médecine à la rhétorique, au bavardage même (270c). Même constat dans le Politique où la médecine est dévaluée et perd son rôle d’art régulateur car elle relève d’un domaine empirique et flottant. Comme aucun malade ne ressemble à un autre selon Platon (295d), le soignant doit s’adapter à cette situation mouvante, ce qui exclut des règles ne varietur.
Mais c’est peut-être là paradoxalement, dans le jeu des variations sans identité, que l’art médical peut exceller. Il faut en effet, selon Dagognet, nous prémunir du danger qui consiste à confondre art médical et pouvoir médical. Le premier se veut écoute du malade, invention perpétuelle d’une pharmacie ad hoc pour guérir ou prévenir les maladies ; le second se pose toujours (dans la logique kantienne de la Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?) comme une oppression des minorités et est le lieu du soupçon.
Il faut condamner, observe Dagognet, le pouvoir médical qui s’autojustifie parce que les décisions ultimes, toutes celles qui concernent le malade ou la procréation artificielle par exemple, ne se prennent pas en fonction des données (même s’il faut les connaître) mais se prennent selon des valeurs. Et celles-ci n’entrent pas dans les calculs, elles renvoient toujours à la responsabilité de citoyens.
Dagognet pose ainsi la gageure d’un art médical qui l‘emporte sur le pouvoir médical, ce qui revient à faire en sorte que “la relation pouvoir-servitude” cesse avec l’entrée dans “le monde médical”, car “cette relation ne peut que détériorer l’action thérapeutique”. Or, le danger du médecin se mesure à ceci que, en tant que prescripteur, il est à son insu revêtu d’un “rôle d’agent d’autorité” (praescripta dare veut d’abord dire en latin : donner des ordres prioritaires), ce qui déséquilibre la relation entre malade et médecin.
Au contraire la dimension de l’art entendu comme esthétique doit-elle être celle de l’universel par lequel l’artiste, l’artisan est capable de communiquer à son alter ego. Et cette communication - certes naïve mais indispensable - n’a de sens qu’à reposer sur une communauté éthique où puisse s’opérer un catéchisme à la lettre, une mise en commun (kata ekein en grec) des capacités d’expression de chacun. Revendiquer un art médical, c’est alors dépasser l’aspect guerrier de l’acte curatif dans sa lutte contre les virus et les parasites qui nous infectent, c’est surtout ne pas restreindre le malade à n’être que le théâtre d’une lutte où se trouve auréolé de prestige, comme chez Molière peut-être, celui qui décide des opérations censées se révéler victorieuses.
En appeler à l’art médical, revient dès lors, nous est-il apparu, à inviter le médecin qui, somme toute, est aussi et avant tout un homme, à concevoir, selon la belle formule de François Dagognet, qu’il n’ira jamais assez loin dans le sens de l’humanité et qu’il doit toujours s’efforcer d’instituer un rapport de confiance et de fraternité envers celui qu’il soigne. Tâche difficile s’il en est, car il doit toujours en même temps maintenir une certaine distance entre lui et son patient.
L’expression “art médical” résume alors à elle seule toute la délicatesse et l’âpreté d’une pratique qui doit concilier, à l’instar de l’oeuvre d’art elle-même, l’universel d’une exigence ou d’une attente avec le particulier d’une réponse opératoire et féconde. La connotation esthétisante de l’art médical permet en ce sens d’éviter la politisation excessive de cette notion et de répondre à la question initiale : la médecine ainsi entendue ne se coupe pas du divers sensible où elle prend source puisqu’elle se donne comme horizon régulateur et heuristique la mission de concilier les dimensions physique et éthique de l’être dans une pratique vigilante et ouverte en droit au regard de la communauté.
C’est là, dans la substitution de l’art à l’artificiel ou à l’artificieux d’une technique, que la question philosophique de “l’art médical” présente un intérêt pour autant que l’intérêt (inter-esse en latin, l’entre-deux êtres) n’est que l’autre nom, pour la conscience en quête de connaissance, de cet intervalle critique qui sépare le vivant du néant chez Hippocrate.
Se trouve par conséquent autorisée une interprétation de la médecine, et de “l’art” qu’elle présuppose, comme ce pharmakon platonicien exposé dans le Phèdre, terme clef qui concilie en son sein à part égale le poison et le remède, autrement dit ce qui tout en n’étant jamais inoffensif ne peut pas non plus être simplement bénéfique.
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frederic grolleau
Bibliographie des ouvrages convoqués dans cet article : Hippocrate, De l’Art médical, Librairie générale Française, Bibliothèque classique, 1994, “De l’art” - (pp. 187, 188). Platon, Gorgias (464a sq), Gallimard coll. "La Pleïade", 1950, p.398 sqq. Molière, Le malade imaginaire, Gallimard coll. "La Pleïade", 1971. E.Kant, Le Conflit des facultés, Gallimard coll. "La Pléïade", 1986, pp. 906-927. G.Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF coll. "Quadrige", 1966. F.Dagognet, Savoir et Pouvoir en médecine, Institut Synthélabo, coll. "les empêcheurs de penser en rond", 1998. Guillaume Le Blanc, Canguilhem et les normes, PUF, coll."Philosophies", 1998, n°103.
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