je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison
Y a-t-il un art médical ?
“ La santé, c’est la vie dans le silence des organes ”
Leriche, cité par Canguilhem, in Essai sur quelques problèmes
concernant le normal et le pathologique, Vrin, 1943.
La médecine se définit généralement comme la science qui a pour objet la conservation et le rétablissement de la santé. Elle assure le fonctionnement régulier et harmonieux de l’organisme en préservant ses fonctions vitales. C’est grâce à la médecine que nous respirons la santé pour autant que celle-ci vise à conserver le bon état physiologique du vivant. Mais la médecine peut également s’entendre comme un art, au sens où l’art réside dans l’ensemble des moyens ou procédés réglés qui tendent à une fin. On peut dire alors que la médecine est l’art de prévenir et de soigner les maladies de l’homme. L’art médical désigne ainsi l’adresse, l’habileté, le savoir-faire que met en oeuvre le médecin pour atteindre cette fin qu’est la préservation de la santé.
Georges Canguilhem est dans doute le penseur le plus représentatif à cet égard de ce qui pourrait bien caractériser un “art médical” : son oeuvre atteste d’un effort constant pour penser de manière conjointe la connaissance et la vie. Il propose ainsi une philosophie de la vie, entendue comme expérience de la santé, de la maladie et des normes, qu’il articule soigneusement à une épistémologie des concepts scientifiques. Un de ses principaux ouvrages sur la question, Le normal et le pathologique, étudie en ce sens le fonctionnement des divers éléments de l’organisme à l’état “normal”, puis pathologique.
Il s’agit pour Canguilhem de montrer que le dysfonctionnement organique qui survient lors de la maladie n’est pas une déviation d’un état hypostasié comme normal, mais doit se comprendre comme un type de nouvelle réponse de l’organisme à une modification du milieu, intérieur ou extérieur. Ainsi, au lieu de se réduire à n’être que l’absence de normes, le pathologique conquiert-il une nouvelle définition : il est ce qui permet à l’épistémologue de questionner le vivant. Plus précisément, de poser une question essentielle : que peut bien vouloir dire, pour le vivant, le fait d’être malade ?
Or, Canguilhem n’a de cesse de vouloir établir que la maladie, qui signale tout trouble pathologique, amène précisément à saisir une relation vivante entre l’art du médecin et le vécu du malade. À comprendre comment, en questionnant cette anomalie qu’est la perturbation biologique d’un organisme, on peut saisir la vie comme création incessante de normes nouvelles. Plutôt qu’une science stricto sensu, la médecine serait alors à entendre comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences (Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige, 1966, p.7).
Le problème qui apparaît est bien celui de la question de l’aptitude et du jugement qui interviennent dans l’art médical. En effet, si la médecine n’est pas qu’une science (la mise en oeuvre stéréotypée de processus invariants pour atteindre la fin visée), si elle se donne avant tout comme un “art”, alors s’introduit ici la possibilité d’une inadéquation entre la pratique mise en place et la finalité théorique qui y préside. Or, le fait qu’on pose un art médical, et non seulement une science de la médecine, implique qu’on ne se cantonne pas à un seul travail de reconnaissance dans le cadre de la médecine mais qu’on y affronte l’indéterminé, l’indétermination de toute pathologie quand elle vient menacer le vivant.
Mais si la médecine est aussi et avant tout un art, cela signifie qu’elle ne peut garantir complètement la réussite de ses entreprises et qu’il reste une part de contingence dans sa lutte contre la maladie. Notre problème est alors le suivant : “l’art médical” n’apparaît-il que pour traduire l’exigence d’un embrassement du divers phénoménal qui affecte la sensibilité (auquel cas l’art médical a rapport par exemple avec les problèmes d’anatomie, de cytologie ou de pharmacologie ) ? Ou se manifeste-t-il pour trahir cette exigence en dévoilant l’embarras d’une discipline qui doit parfois avouer son impuissance devant la maladie ?
Affronter ce problème présuppose une analyse en trois temps :
I - La justification de l’activité médicale comme un art et non comme un simple procédé technique ou mécanique.
II - La détermination de la légitimité de cette attribution du mot “art” à la médecine face aux accusations dont la pratique médicale est néanmoins l’objet.
III - La tentative de réconciliation entre la médecine antique et la médecine moderne à travers un retour à la subjectivité du patient.
I - La justification de l’activité médicale
Il semble apparemment en un premier temps que l’art de la médecine soit incontestable : la manière même dont les Grecs pensent le traitement médical atteste bien de la présence chez le médecin, non seulement d’un savoir, d’une connaissance théorique, mais d’une mise en oeuvre pratique de cette connaissance. Or, cette mise en oeuvre ne peut apparaître que suite à une décision et à un acte créateur (identiques à ceux qui président à la naissance de l’oeuvre d’art). Mais certains arguent toutefois contre l’inefficacité, le hasard dans le traitement médical et le caractère incurable de certaines maladies pour protester contre la médecine et n’y voir qu’une connaissance inférieure et dispensable.
Au contraire, une réhabilitation de l’art médical est proposée par Platon, qui pose ainsi dans le Gorgias (464a sq) que l’état de bien-être du corps est réel, et non imaginaire, et que seul le médecin peut en juger. Dans l’art de soigner le corps qui renvoie à la fois à la gymnastique et à la médecine, Socrate constate le danger qui menace l’art médical : on peut le confondre avec cet art de la flatterie qu’est la cuisine. La gastronomie est dangereuse car elle conjecture l’agréable sans s’inquiéter de ce qui est mieux. Or, Socrate pose précisément que la cuisine n’est qu’un savoir-faire et non un art. Et la différence entre les deux repose dans le fait que la cuisine n’est pas en état d’indiquer comment agissent les choses qu’elle administre. C’est donc un mode irrationnel d’activité, incapable de rendre des comptes.
Socrate appelle au contraire “art” ici ce qui permet à l’âme de maîtriser les élans du corps et de distinguer ce qui est agréable de ce qui est nécessaire. Sinon, si la médecine n’est pas un art mais une flatterie qui dupe la sensibilité, alors toutes choses s’entremêleraient dans un même tas (Gorgias, ib.). Au contraire, le médecin doit savoir prescrire des remèdes, même s’ils sont contraires à la volonté du patient qui n’écoute que les penchants sensibles au détriment de ce qui est utile et nécessaire pour sa guérison.
L’art médical consiste ainsi à proposer un arrangement et un ajustement de l’ensemble des prescriptions jusqu’à ce que l’ensemble constitue une oeuvre qui réalise un ordre et un arrangement (ib, 503 b). La bonne santé comme oeuvre du médecin-artiste/artisan est alors le nom qui qualifie les différentes sortes d’ordre qui existent dans le corps, et d’où résulte l’excellence corporelle. La médecine est bien l’art même de soigner le corps (ib., 517 a), qui doit avoir autorité sur tous les autres arts car le médecin détient la connaissance effective de ce qui est bon ou mauvais, connaissance que les autres hommes ignorent.
Contemporain de Socrate, Hippocrate est d’ailleurs celui qui jette les bases de la médecine rationnelle, qu’il ne dissocie pas de la pratique dont il célèbre la valeur opératoire. Ainsi Hippocrate pose-t-il les bases d’un véritable art médical où il dégage l’intérêt des techniques du diagnostic et des soins, qu’il rattache également à une vision philosophique et éthique du vivant. Dans De l’Art médical (Librairie générale Française, Bibliothèque classique, 1994, "De l’art"), Hippocrate entend prouver l’existence de cet art médical : la médecine a un but visible et des succès visibles. Elle dispose d’un langage et peut mettre en avant des réalités, ce qui lui permet (à l’encontre des détracteurs du médecin qui considèrent sa pratique incertaine et aléatoire) de guérir ou d’atténuer les maux. Le médecin est celui qui est capable de raisonner sur les cas présents (en les renvoyant aux cas passés auxquels ils ressemblent).
Et si le malade récrimine contre le médecin, c’est parce qu’il ne connaît pas les causes de sa maladie et ne voit que ce qui est agréable dans le présent, au lieu de se conformer aux prescriptions des ordonnances, qui visent le futur. C’est parce que le malade est incapable de fermeté et de patience que l’art médical doit jouer des multiples ressources dont il dispose. Ces ressources qui caractérisent l’art médical - et qui en font plus qu’une science, indifférente à ce à quoi elle s’applique - sont au nombre de trois pour le médecin :
1) Opposer les maladies visibles auxquelles il s’attaque aux maladies invisibles,
2) Souhaiter une alliance entre le malade et son médecin,
3) La médecine est donc un art plein de ressources mais qui connaît ses limites, et qui est raisonnable en ce qu’il refuse de prendre en charge les cas désespérés.
Même si tous les malades ne guérissent pas, même si certains guérissent sans médecin, Hippocrate pose qu’en médecine, le hasard n’existe pas, que la vérité et la combinaison des moyens prouvent la réalité de l’art médical :
Mais le malade qui saura louer ou blâmer quelques points du régime sous lequel il a guéri, trouvera que tout cela est la médecine ; et ce qui a nui ne témoigne pas moins que ce qui a servi, en faveur de l’existence de l’art. (...). En outre (...) on voit les médecins les plus renommés guérir par le régime et par d’autres combinaisons dans lesquelles le caractère de l’art ne pourrait être contesté, je ne dis point par un médecin, mais par l’homme le plus ignorant de la médecine à qui on les expliquerait. Donc (...) il n’est pas possible à aucune des personnes guéries sans médecin, d’imputer raisonnablement leur guérison au hasard. En effet, on démontre que le hasard n’existe pas ; on trouvera que tout ce qui se fait, se fait par un pourquoi ; or, devant un pourquoi, le hasard perd visiblement toute réalité, et ce n’est plus qu’un mot. Mais visiblement aussi, la médecine possède et possédera toujours une réalité et dans le pourquoi et dans la prévision qui lui appartient.
(Hippocrate, De l’Art médical, op.cit., pp. 187, 188).
L’art médical est donc ce qui permet, comme l’affirme en conclusion Hippocrate, de plus prouver par des faits que par des paroles. L’art médical est bien attesté par l’adresse et l’habileté du médecin qui est en même temps un praticien. Ce même médecin peut donc prêter le fameux serment hippocratique : s’engager envers les malades à chercher toujours leur bien, c’est-à-dire à sauvegarder la vie actuelle (pas de poison) et à venir (pas d’avortement), à respecter leur personne et leur intimité. Il y a bel et bien un engagement moral de la part du jeune médecin, et cette expression d’une déontologie de la médecine veut éviter les critiques et les accusations répandues contre la médecine et son inefficacité.
Par le serment, le médecin s’engage dans son art à s’interdire toute interprétation douteuse, il s’engage à protéger les intérêts du malade qui sont inséparables des siens propres :
Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison (...) Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté.
(Hippocrate, op. cit., “ Serment ”, p. 83)
On vient de justifier ainsi l’expression “art médical” en tentant d’en dégager le sens et l’essence, à travers sa défense par Hippocrate et Platon. Il semble que la médecine soit un art ici pour autant qu’elle exhibe l’ordre de ses raisons, qui lui permet de lutter contre la contingence et l’indétermination au coeur du vivant. Posant avant la lettre les bases de l’étiologie et la reconnaissance de ce qu’on appellera par la suite les symptômes, le médecin est cet artiste qui, par son intervention, vient suspendre la krisis, cette “crise” où le vivant est dans un entre-deux entre vie et mort, entre guérison et trépas. Son art consiste à sérier les similitudes, à rendre visible l’invisible, mais aussi à reconnaître ses limites à travers un jugement critique (du grec krinein, qui signifie filtrer).
Mais l’on peut se demander si par là même, par cette “limitologie” au coeur de sa pratique, le médecin ne réduit pas son art à n’être qu’une science des bornes. La question est alors de savoir si la médecine reste un art à part entière ou si elle peut développer un savoir-faire qui est également un faire-savoir. Ce qui revient à déterminer si elle est créatrice et libératrice à sa manière, ou si elle n’est qu’une entreprise de cartographie des affects humains, auquel cas chacun peut se croire aussi bien placé que le médecin pour statuer sur son sort.
II- La pratique médicale critiquée
Or, et c’est là le deuxième temps de notre réflexion, le médecin peut se fourvoyer, il peut commettre des erreurs. On ne compte plus le nombre d’erreurs médicales, de décès injustifiés de patients. Et pendant longtemps, la médecine a en effet eu une réputation de pratique fantaisiste où, sous couvert d’art, ce qui s’affirme chez le médecin, c’est davantage la dimension du caprice que la manifestation d’une connaissance informée et capable d’atteindre la fin visée par Hippocrate. De la contestation de la pertinence des planches anatomiques de Vésale à la remise en cause du système circulatoire avancé par Harvey, en passant par la pratique de saignées “passe-partout” qui tuaient au lieu de guérir, la pratique médicale a souvent été critiquée.
C’est notamment ce que Molière met en scène dans Le Malade imaginaire, où il pourfend l’érudition inutile et l’incompétence létale des médecins qui agissent à l’aventure au lieu de rendre compte de l’efficacité de leur savoir-faire. Contre les médecins, Molière est convaincu qu’on ne guérit pas les maladies du corps : on ne peut que les subir et s’en accommoder. Au mieux on peut en rire. Molière met en avant ici un Argan bourré de médecines et de lavements. Il célèbre le comique des fonctions basses de l’organisme auxquelles renvoient les noms malodorants des médecins : Purgon, Diafoirus et Fleurant. Ce sont là des fantoches mécanisés et des anti-circulationnistes, qui s’opposent à Harvey, dont la découverte de la circulation sanguine remonte à 1615.
Molière dénonce donc une médecine qui s’enlise dans le verbalisme. Il va même jusqu’à nier la médecine elle-même, comme science et d’autant plus comme art. À la question de savoir si la médecine est un art, Molière répond par la cérémonie burlesque finale de l’oeuvre, où il montre que la médecine, loin de ressortir d’un ensemble de connaissances qui s’acquièrent et se conquièrent, participe d’un ensemble de rites qui entourent et sacralisent quelques recettes sommaires. Molière condamne ici des actes médicaux très élémentaires auxquels tout un cérémonial quasi liturgique donne un prestige douteux.
Le domaine médical n’est pas un art (au sens socratique et hippocratique du terme) : se réduisant à la formule clysterium donare, postea seignare, ensuitta purgare, il n’est qu’une magie. Le médecin, à la différence de l’artiste, n’est qu’un exorciste et un envoûteur. Purgon abandonne ainsi son malade à une série de maladies en “-ie”, qui aboutissent tout bonnement à la privation de la vie. Et cette magie se trouve exploitée par le corps des médecins, qui se protège ainsi contre l’ intrusion des idées nouvelles. Les médecins posent à ce titre qu’il faut toujours être de l’avis des Anciens, ne se servir que des remèdes de la docte Faculté, même si le malade doit en crever ! Car au-dessus de l’intérêt du malade, et du médecin, il y a l’intérêt de la Médecine. La médecine n’est un art ici que si elle s’apparente à l’art de la cabale : elle est un art au sens le plus péjoratif et artificieux du terme, où le malin génie du pouvoir l’emporte sur le génie créateur. En enlevant à la médecine son statut d’art au sens antique du terme, Molière fait du Serment d’Hippocrate un sermon d’hypocrite et dénonce l’exploitation que font certains de la misérable condition humaine.
Le paradoxe est ici à son comble car le médecin croit pratiquer les règles mêmes de l’art médical alors qu’il ne fait que retirer à la médecine sa dimension rationnelle et efficace, puisqu’il réduit son jugement sur le patient à un injustifiable caprice :
À vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable, et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux, pour nous autres, demeurer au public. Le pblic est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver.
(Molière, Le malade imaginaire, Acte II, scène V, Monsieur Diafoirus Gallimard, La Pleïade, 1971, p. 1135).
Ainsi, l’art médical défendu par Socrate et Hippocrate se voit-il considérablement réduit à une vaste pantalonnade bouffonne où le jeu l’emporte sur l’esprit.
Lire la partie 2 du dossier
frederic grolleau Bibliographie des ouvrages convoqués dans cet article : Hippocrate, De l’Art médical, Librairie générale Française, Bibliothèque classique, 1994, “De l’art” - (pp. 187, 188). Platon, Gorgias (464a sq), Molière, Le malade imaginaire, Gallimard coll. "La Pleïade", 1971 G.Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, coll. "Quadrige", 1966
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