Un livre exceptionnel qui se doit de figurer dans la bibliothèque de tout amateur de peinture de l’école flamande.
Sa réputation est celle d’ un "faiseur de diables" et l’on insiste souvent lorsqu’on évoque ses toiles sur son sens inné de la fantasmagorie et de la noirceur. Mais Jérôme Bosch n’est pas seulement un artiste de la Renaissance empreinte de Gothique qui peint des mystères enténébrés où se dilue l’humaine condition, il est aussi et avant tout un peintre mystérieux.
L’auteure de ce fascinant ouvrage, Virignia Pitts-Rembert, y insiste à raison : les dates biographiques de Bosch ne sont pas elles-mêmes clairement arrêtées (on table sur 1450-1516 grâce à son portrait de septuagénaire retrouvé dans le Codex d’Arras), on ne sait quasiment rien de sa vie privée (quid de ses nombreux enfants, de sa femme ?) et nul ne sait au juste quels voyages put bien accomplir l’auteur du Chariot à foin, du Jardin des délices ou de La tentation de saint-Antoine, pour reprendre quelques-unes de ses toiles (des triptyques en l’occurrence) les plus connues.
Signe révélateur de ce halo existentiel, le fait que les armoiries de Bosch, de son vrai nom Hieronymus van Acken, dans sa bonne ville de S’Hertogenbosch (Bois-le-Duc, d’où il tirera son nom d’artiste en un raccourci saisissant) soient... vides ! (On imagine sans peine le tourment des biographes et la joie des romanciers en herbe pouvant sur un tel vide construire leurs propres hypothèses.) Quelques faits et détails collectés par des théories de chercheurs et d’historiens, notamment dans les archives de la Confrérie Notre-Dame de Bois-le-Duc, permettent heureusement de préciser un tant soit peu le portrait de cet individu qui s’impose, dans une aura sulfureuse au cours du XVIe siècle, comme un peintre à part, repéré dans une trouble période de turbulences religieuses et de bouleversements économiques par son aptitude à représenter les enfers, les souffrances humaines face aux diables et démons de tout poil qui sont alors légion.
Il est vrai que la plupart des tableaux boschiens évoquent par le biais d’un bestiaire et d’une imagerie qui interpellent encore par-delà les siècles une conception fort pessimiste, teintée de pléthore de terreurs apocalyptiques. Un inépuisable réservoir à symboles que d’aucuns n’ont pas manqué, Bosch sorti d’un incroyable oubli de plus de deux siècles et demi (oubli n’ayant rien d’innocent on s’en doute), de sonder et fouiller afin de conférer (enfin) du sens à ce qui dépasse pour tous l’imaginaire orthodoxe et les habituels codes esthétiques normatifs et représentatifs de l’époque.
D’où la question, inévitable : qu’apporte de plus ce Beau Livre, agrémenté de nombreuses illustrations des toiles de Bosch (vue globale, gros plan, agrandissement de détails) et de ses contemporains au cortège des interprétations toutes plus autorisées les unes que les autres qui précèdent ? L’idéologie boschienne est-elle mystique ou non ?
La réponse est aisée : beaucoup, en ce sens que, tout en se concentrant en particulier sur le tableau exposé à Lisbonne, La tentation de saint Antoine, abondamment commenté et disséqué en ces pages - les deux derniers chapitres lui sont réservés - l’auteure procède à rien moins qu’au récapitulatif et à l’historique de différents axes herméneutiques par lesquels on a tenté de saisir Bosch et de rendre compte de son Grand œuvre (l’incontournable De Tolnay et son entreprise de datation des toiles du peintre in Jérôme Bosch, 1937, n’est point oublié).
Un labeur ambitieux et érudit à la mesure de l’enjeu : tout à la fois rendre Hyeronimus à son temps et l’en extirper, qui prend comme levier archimédien - tout aussi bien comme obstacle épistémologique - la théorie révolutionnaire de Wilhelm Franger (Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch : fondements d’une interprétation, 1951) selon laquelle certains des tableaux de Bosch auraient été commandés par un maître dissident d’une secte hérétique - un culte Adamite - , ceci expliquant les signes cabalistiques et autres symboles ésotériques réservés aux initiés dont regorgeraient les toiles du susdit.
Sont ainsi passées en revue la plupart des toiles et des interprétations afférentes (alchimie, tarot, millénarisme, psychologie freudienne... etc.), ce qui amène à préciser, de manière informée et judicieuse, les influences qui ont pu jouer un rôle dans l’esthétique et l’imagerie cryptique boschienne, elle-même ramenée pour les besoins de la cause et de l’analyse à un système symbolique du Mal.
Sous cet angle, l’auteur de cette critique, qui a lu quelques livres sur Bosch, ne craint pas de dire que ce livre de Pitts-Rembert, quand bien même (et pour cette raison d’ailleurs !) il ne viserait pas à l’exhaustivité, est exceptionnel et se doit de figurer dans la bibliothèque de tout amateur de peinture de l’école flamande, a fortiori si l’on est un adepte de l’univers boschien, précurseur à plus d’un titre du surréalisme, et convaincu en ce sens que le peintre n’est pas qu’un "excentrique bizarre" à vouer illico aux gémonies mais un expert en "drôleries" réalistes, en colorisme exacerbé et en paysages panoramiques.
Un sans faute des éditions Parkstone Press dans un créneau éditorial pourtant délicat, un superbe livre d’art dont on recommande vivement la lecture en ces temps new age où sorcelleries et satanisme semblent n’avoir pas pris une ride.
frederic grolleau
Virginia Pitts-Rembert, Bosch, Parkstone Press, 2004, 256 p. Dimensions (en cm) : 3 x 25 x 29 - 39,00 €. | ||
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