L’homme heureux au jeu doit-il l’être en amour ?
L’argent ne fait pas le bonheur
L’idée n’est pas nouvelle en soi, mais la façon dont elle est traitée dans ce one-shot est assez stimulante. Séparé de sa compagne Laetitia, Étienne est un chômeur, ancien détective privé de travail et d’amour (dixit l’éditeur), qui gagne du jour au lendemain un ticket de loto à 500 000 euros. Boum patatras !
Mais justement, sa vie ordinaire ne bascule pas pour autant illico presto dans l’aisance et l’oisiveté du nanti car Étienne prend un malin plaisir à retarder le moment de l’encaissement de ce gros lot. Comme s’il se refusait en définitive à changer de statut auprès des autres, de ses amis et de Laetitia. Dans cet entre-deux temporel qui correspond aussi à un changement mental (l’amateur de latin notera au passage que cet inter-esse définit aussi ce qui sépare deux êtres et l’intervalle par lequel un usurier se fait rembourser les intérêts sur une somme d’argent prêtée à son débiteur !), la vie entière d’Étienne, gentil looser qui agace ceux qui veillent sur lui avec tendresse, prend une dangereuse tangente : après une soirée où il a trop bu notre héros rentre chez lui en se trompant de ligne de RER, des punks rencontrés lui dérobent alors son portefeuille, un mystérieux individu ressemblant à un croque-mort l’invite à passer la nuit dans son château, une fausse pyschologue de la Française des jeux louche sur son bulletin gagnant, sa voiture verse dans un canal... etc.
Un brin porté sur la boisson il ne fait aucun doute qu’Étienne est en proie au délire, voire à la paranoïa galopante, qui lui fait croire que le ténébreux croque-mort le suit partout, ou qu’une vie sous-marine parallèle rend enfin possible le dialogue avec sa bien-aimée enfuie. De cascade en accident de voiture, Étienne roule, se fait rouler et n’amasse guère de mousse sinon relationnelle (il bénéficie, il faut dire, du soutien indéfectible de son ami Franck et de sa femme). Notre millionnaire en herbe est de fait plus fauché que rutilant ; il soupçonne que le retour de sa femme pourrait bien être autre que désintéressé...
Les auteurs s’interrogent assez finement, dans un récit bien campé, drôle et onirique, sans manquer d’intimisme par ailleurs, sur la signification du bonheur : quelle différence y a-t-il entre la chance et la malchance ? Les deux sont-elles intrinséquement liées ? Peut-on changer de (sa) vie rien qu’en remplissant son compte en banque soudainement ? L’homme heureux au jeu doit-il l’être en amour ? Un peu comme dans un mariage attendu, et donc décevant, le scénariste semble laisser entendre que face à l’évènement aussi imprévisible qui frappe Étienne le meilleur comme le pire peut se produire. L’univers des trois artistes, Jean-Claude Denis et le duo Dupuy-Berberian (réputé pour les Monsieur Jean et venant cette année de remporter le Grand Prix de la ville d’Angoulême), fusionne avec plaisir dans ce titre qui inaugure, avec bonheur, c’est le cas de le dire, l’année anniversaire de la collection "Aire Libre" de Dupuis.
Mention spéciale aux séquences pourpres où Étienne - qui n’est pas sans évoquer, of course, Monsieur Jean - laisse exprimer ses angoisses et pulsions contradictoires lorsque, sous l’eau, après son accident de voiture putatif, il voit entre rêve et réalité, phantasme et cauchemar, Laetita puis son propre double venir le narguer. Bravo donc à Ruby pour sa mise en couleur relevée et efficace, qui louche habilement vers le monochrome dès que la narration s’approche de l’imaginaire ou de l’hallucinatoire, et qui sait reprendre le spectre des couleurs classiques de la réalité quand l’histoire s’y ancre derechef ! Et plaisir particulier pour le traitement graphique de Dupuy et Berberian qui parviennent à nous surprendre avec un très beau travail sur les contours obombrés des personnages (faciès et corps), de même que sur certains fonds de scène exécutés comme au lavis : la palette chromatoique sert alors excellemment le sujet et concourt à proposer là un sujet aussi bien ficelé qu’enlevé.
Le bonheur est désormais à portée de main, et de bourse : il suffit d’acheter cet album. Bref, à quand le prochain ?
NB : Une édition spéciale de l’album a été simultanément éditée au prix de 18,00 euros. Présentée sous jaquette, cette édition au tirage limité contient un cahier supplémentaire de six hors-texte et des dessins inédits.
frederic grolleau
Jean-Claude Denis (scénario), Philippe Dupuy et Charles Berberian (dessin), Un peu avant la fortune, Dupuis, Coll. "Aire libre", 27 janvier 2008, 78 p. -15,00 €. | ||
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