"Pour dire civilisation en swahili on dit " usta-arabu ", on emploie le mot "arabe" (ce que contestent certains intellectuels tanzaniens)."
Frédéric Grolleau : Vos deux textes sont très différents, formellement parlant, puisque celui de François Devenne est assez épais et dense, et celui de Virginie Reisz beaucoup plus court, ce qui ne signifie pas qu’il soit moins signifiant, bien au contraire. A les voir côté à côte sur une table de librairie on se dit qu’a priori ils n’ont aucun rapport entre eux - je ne dis pas d’ailleurs qu’il existe nécessairement un tel rapport mais je pense qu’il est possible d’établir quelques passerelles de l’un à l’autre, ne serait-ce que dans le talent de l’écriture et de ce que " écrire " veut dire.
Votre texte, Virginie Reisz, comme celui de François Devenne, est un "premier roman" : on a l’habitude de dire que les premiers romans permettent à leurs auteurs d’être repérés, d’être inscrits dans un cadre déterminé, voie que ces auteurs doivent ensuite exploiter s’ils souhaitent y persévérer. Il y a aussi des auteurs de premiers romans qui écrivent des textes fabuleux et qui disparaissent, qui écrivent des " premiers romans " et dont on n’entend plus parler, et vous vous avez fait là un choix qui est tout à votre honneur parce que Vole vole papillon est un texte intimiste, tout en tendresse et hommage à votre père, que vous évoquez ici. Un texte qui n’est pas facile, où on n’éclate pas de rire à chaque page puisqu’il y est question de la disparition d’un être cher : pourquoi alors ce choix, cette indexation sur quelque chose d’intime et qui , pour un premier roman, se donne comme une manière de cloisonner un peu les lecteurs ?
Virginie Reisz : Ce n’est pas une question facile ! Je ne sais pas si on choisit ce qu’on écrit, ce qui pourrait prêter à des facilités. Il y a des étapes nécessaires : j’étais très habitée par cette disparition, je ne sais pas si les faits étaient " exigeants ", mais le travail l’a été.
F. G : Chaque mot est pesé, chaque virgule a son sens...
V. R : Oui, il y a une première version d’un texte sur mon père, qui n’avait rien à voir avec celui-là, qui était plus épais et s’apparentait, à mon sens et à celui des éditeurs, à un texte de petite fille. Quel que soit le sujet, le travail d’écrivain implique une grande rigueur. Si ce texte est court c’est parce que l’écueil majeur, en ce qui me concerne, était de tomber dans de l’émotion facile, dans un environnement trop personnel qui ne passe pas le cap de ce que Montaigne appelait le moi universel. J’ai voulu faire quelque chose de très serré. C’est un texte sur mon père, bien sûr, mais ce qui m’intéresse dans l’écriture c’est la relation à l’autre, à l’absence de l’autre.
Quand j’écris ici mon père devient un " personnage " et j’ai en conséquence biffer des passages auxquels je tenais parce qu’ils cassaient la cohérence du texte que d’autres lecteurs pouvaient attendre. Je ne pense pas que je pouvais écrire autre chose que ce sujet car il fallait que je m’en libère, mais sans me libérer dans la forme comme on se libère dans les larmes.
F.G : Vous teniez en même temps à l’appellation de " roman " parce que j’imagine volontiers que vous auriez pu produire un récit ou un essai biographique plus ou moins apprêté. Il fallait que, quelque part, vous vous mettiez en scène vous aussi dans cette relation-là ?
V. R : Le roman a une trame propre, on peut y jouer entre diverses époques, entre divers temps et divers tons, et il renvoie à quelque chose de " romancé " par définition.
F. G : Votre démarche est paradoxale dans le même temps puisque, lorsque vous évoquez votre père, vous écrivez que celui-ci n’aimait pas " revenir sur ses pas ", or vous revenez en un certain sens sur ses pas à lui. Il y a un vieux proverbe italien qui stipule que transmettre et traduire peut revenir à trahir. Il y a là une fine ligne de crête sur laquelle vous avez dû osciller...
V. R : La question ne s’est pas vraiment posée car j’étais dans l’écriture et non dans un processus thérapeutique ou dans un questionnement quant à la vérité de ce que j’écrivais. Ce qui m’importait c’était la cohérence, en tant que texte, en tant que roman, de cette histoire qui devenait une histoire avec un personnage, voire avec des personnages autour.
Frédéric Grolleau : Avec vous, François Devenne, on est dans un autre genre puisque votre texte, Trois rêves au mont Mérou, s’inspire de votre expérience sur le terrain en Afrique, et dans une tradition de conteur de l’oralité africaine. Pourquoi ce choix d’un récit initiatique, d’un récit sur l’exil et la formation qui passe par l’oralité ?
François Devenne : j’ai fait plusieurs longs séjours en Afrique dans le cadre d’études universitaires car j’ai soutenu une thèse de géographie sur le Kilimandjaro (situé en Tanzanie, non loin du mont Mérou en question). Ensuite j’ai travaillé dans un institut de recherches pendant deux ans à Nairobi au Kenya. Par ailleurs, je parle le swahili comme le narrateur. Je vais régulièrement en Afrique depuis dix ans, qui marque mon univers personnel. Il était donc naturel que mon premier roman porte sur celle-ci. Mon roman se passe au XVIIIe siècle dans une Afrique imaginaire et raconte le voyage entrepris par Bayu, le narrateur, depuis Monbasa, ville côtière du Kenya, vers le mont Mérou. Cela en fonction d’un rite d’initiation propre à son clan : tout jeune garçon pour devenir un homme doit voyager vers le mont Mérou (qui existe vraiment et est situé à 400 kms à l’intérieur des terres dans l’actuelle Tanzanie) pour y réaliser trois rêves, les conséquences découlant de cette réalisation étant l’étape du passage à l’âge adulte.
C’est donc un roman d’initiation avec beaucoup d’aventures, dans un contexte un peu fantastique et sur le ton du conte. Pour ce qui est du choix je pourrais vous dire que tout comme Bayu j’ai voulu ainsi m’initier (à l’âge d’écrivain !), et que je fais moi-même beaucoup de rêves, la matière onirique m’ayant fourni la matière de ce roman. Par ailleurs, alors que je faisais des enquêtes de terrain au Kilimandjaro en 1994, j’ai écrit un soir une petite nouvelle. Et je me suis dit le lendemain qu’il y avait là un scénario de roman. C’est là que j’ai commencé à écrire mon roman au Kilimandjaro au lieu de faire ma thèse ! J’ai recommencé en 1996 lorsque je suis retourné au même endroit, ce qui a généré une première version extrêmement mauvaise, que j’ai abandonnée, mais qui m’a donné les principales idées que j’ai reprises en 1999. Je suis alors retourné quatre mois au Kilimandjaro en 2001 pour achever ce roman. Il n’y avait donc pas d’idée préconçue quant au sujet de ce texte, qui est aussi le fruit du hasard.
F. G : A un moment donné, Bayu rencontre près du mont Mérou un conseil de sages dont l’un des membres explique que le rêve du jeune homme est en définitive l’Afrique - un mot que Bayu n’avait jamais entendu lui-même...
F. D : C’est parce qu’au XVIII siècle les cités de la côte sont tournée vers des Etats arabes via l’Océan Indien, et je ne pense pas qu’à l’époque les habitants de ces cités, avant l’arrivée des colons, avaient la conscience d’une unité occidentale ni que le mot Afrique était utilisé. De même que les Français ne se sont sentis européens que très récemment.
Frédéric Grolleau : Il y a me semble-t-il une idée commune à vos deux textes : l’exil , quoi qu’on en dise, est formateur ? Vous écrivez d’ailleurs, Virginie Reisz, que votre père a vécu dans " un exil haché d’angoisse ", qu’il vous transmis à travers des traces infimes parce qu’il refusait de vous transmettre un aussi lourd héritage...
V. R : Vous avez raison. Mon père n’a rien voulu transmettre de cela, de cet exil juif. Je pense qu’il y a une ambivalence dans le rapport du judaïsme à l’exil, qui est à a fois très douloureux et difficile, et qui touche à un autre resserrement, de l’ordre de la revendication implicite. Ce sur quoi je n’ai ni jugement ni définition ni conclusion ; reste cette ambivalence qui est de choisir la route parce qu’elle est formatrice, parce qu’il y a une autre unité qui se forme autour de cette route, et en même temps de souffrir de ne pas avoir de base, de racines, de maison que des grands parents ont habitée...
F.G : Mais sans tomber pour autant dans une forme de victimisation ?
V. R : Tout à fait, je suis gênée parce que, si je trouve que l’exil est formateur dans sa confrontation à d’autres cultures, je trouve dangereux que dans l’exil juif il y ait une revendication de souffrance, de réussite.
F. G : En ce qui concerne Bayu, le sculpteur sur bois, l’exil a un autre sens, plus humoristique parfois puisque vous le transformez, François Devenne, en Candide qui, au contact de la société des Mérous, va grandir et mûrir. Ainsi, c’est en allant de la ville au village, en parcourant une grande distance, qu’il va se révéler à lui-même. Il faut donc partir au fin fond de la brousse, là où on est le plus démuni, rencontrer tous les animaux possibles et imaginables, pour savoir qui on est vraiment ?
F. D : Oui, c’est une initiation classique : c’est l’épreuve qui forme la jeunesse ! J’ai été très marqué par la culture locale des swahilis : les habitants côtiers très empreints de l’influence arabe et musulmane ont un complexe de supériorité à l’égard des païens de l’intérieur. Pour dire civilisation en swahili on dit " usta-arabu ", on emploie le mot "arabe" (ce que contestent certains intellectuels tanzaniens). L’idée est bien ancrée que la civilisation vient de l’Orient et par pro-africanisme j’ai voulu que mon narrateur comprenne que sa vie, son être étaient réellement tournés vers l’Afrique noire. C’est donc en se tournant vers l’intérieur du continent que Bayu trouvera son être véritable...
F. G : Il y a en même temps une fusion, une confusion dans votre texte, entre le narrateur et les différents animaux (un lion, un crocodile, une panthère...) qui vont le guider plus ou moins. En tant que lecteurs nous sommes alors pris par des pages très poétiques mais nous ne savons plus si nous sommes dans la réalité de ce périple de Bayu ou dans une histoire dans l’histoire qui nous échappe complètement ?
F. D : Tant mieux ! J’ai pris ma liberté avec la réalité, et je glisse ici de la réalité au monde onirique sans trop me poser de problèmes sinon celui du vraisemblable.
F.G : Les histoires que vous convoquez existent réellement dans la tradition orale ou vous les avez inventées ?
F. D : J’ai tout inventé, ce qui fait que je suis vexé lorsque je lis un article de journaliste qui indique que j’ai rencontré des conteurs kenyans alors que ce n’est pas le cas ! En fait, ma manière d’écrire prend la forme du conte et je n’ai pas de mal à inventer des histoires fantastiques, ce qui ne m’empêche pas d’emprunter aux sociétés paysannes où j’ai vécu en Afrique des éléments réalistes, comme les systèmes d’irrigation ou certains sacrifices que je décris dans le roman. Par exemple, il y a beaucoup de descriptions ici d’arboréiculture que j’ai étudiéesdans le cadre de mes études de géographie.
F. G : Autre point commun entre vos deux romans, la question de l’importance de la religion. On peut lire votre texte, Virginie Reisz, comme un hommage envers la profession de foi juive puisque vous insistez sur le paradoxe du décès inéluctable de votre père le jour du shabbat...
V. R : J’ai voulu que mon roman soit écrit surtout autour des silences de mon père, et de ses rapports à lui, et non des miens, à la religion juive. Il faisait partie des gens qui ne pouvaient pas raconté et qui ne racontent pas la Shoah, et dans ce silence il y avait une sorte de religion naturelle. C’est vrai que sa mort était comme un point final mais très cohérent avec cette présence habitée par une religion qu’il ne transmettait pas mais qu’il vivait assez discrètement (mon père étant indissociable de sa croyance). Mon roman est aussi un texte sur le merveilleux de l’enfance, et là il y a un point commun avec celui de François Devenne. Or la religion juive scande beaucoup le quotidien et a marqué mon enfance, mais ce n’est pas là ma profession de foi à moi. Le shabbat a ainsi toujours été comme une parenthèse dans le désarroi de mon père. On m’a dit, ce qui m’a fait plaisir, que la religion arrivait très naturellement dans mon roman.
F. G : Si l’on suit le parcours de Bayu, François Devenne, son obstacle principal est que sa religion l’interdit de représenter les animaux, loi qu’il devra enfreindre malgré tout suite à une série de rebondissements pour devenir l’home qu’il est. C’est donc en transgressant les tabous, y compris religieux et sociétaux, qu’on accède réellement à ce qu’on est ?
F. D : Je suis d’accord avec vous mais il ne faut pas voir là un " message " que je voudrais transmettre. C’est pour les besoins de la cause, pour que l’histoire se tienne, que j’ai mis cela en place. Mon narrateur est musulman et sculpte des portes en bois avec des motifs indiens et arabes géométriques ; sa première surprise à l’intérieur des terres est de découvrir des effigies d’animaux - ce qu’interdit le Coran - mais ensuite il comprend que dan sa relation complexe avec le règne animal (et entre autres avec cet animal mythique qu’est la panthère) il va devoir sculpter cette panthère pour s’emparer de sa force. J’ai utilisé ce musulman de la côte parce que c’était assez facile pour moi, Français de religion chrétienne, de m’identifier à ce jeune homme issu d’une religion monothéiste qui rencontre une société qualifiée de païenne.
F. G : Est-ce que vous êtes d’accord tous les deux avec l’idée que vos romans sont des formes de voyage immobile ?
F. D : C’est presque trop intellectuel pour moi ! Il s’agit plutôt d’un voyage dans le temps et dans l’espace. Il n’est immobile qu’en tant que voyage dans l’imaginaire.
V. R : Oui, car l’écriture est toujours pour moi un voyage immobile. J’écris pour être ailleurs tout en restant là, pour apprivoiser ce qu’il y autour de moi et l’emmener.
Propos recueillis par Frédéric Grolleau à la Bibliothèque Temple (Paris, IIIe) le 27 novembre 2003, avec l’aimable autorisation de l’association Paris-Bibliothèques.
Extraits des romans des deux auteurs interviewés :
" La forêt, c’est le mariage du vert et de l’ombre, les épousailles infinies de cette couleur avec les nuances de la lumière filtrée par le feuillage. Le végétal est le clan dominant. Le bois et les feuilles sont les ancêtres d’une lignée prospère qui renouvelle sans cesse ses enfants. Les feuilles tombent, le tronc demeure. Mais là où le clan célèbre ses disparus, la nature ne s’attarde pas. Les feuilles s’enterrent dans l’humus qu’elles créent et le bois pourrit seul, discrètement et sans bruit. Nos pieds se sont parfois enfoncés, violant des sépultures où nul n’avait pleuré. Peu d’herbes ou de plantes sur le tapis de feuilles mortes. Des arbustes forment des bouquets de larges feuilles entre les grands arbres qui montent à des hauteurs vertigineuses. Leur tronc file vers la lumière que des essaims de petites feuilles butinent à la cime des branches. Il en va autrement pour les arbustes qui mangent des miettes de lumière laissées à leurs aînés condescendants. Ils ressemblent à une bande de gamins turbulents que l’espièglerie conduit à des poses acrobatiques. Ils tordent leurs troncs multiples dont les bras partent en tous sens, donnent des coups de coude, attrapent l’adversaire dans une mêlée de branches. Ce n’est pas la pose réfléchie des grands arbres ascétiques mais la turbulence des petits. N’ayant pas de place au soleil, ils se complaisent dans la liberté que l’obscurité du sous-bois autorise. Des lianes peuplent certaines parties de la forêt, de longues cordes de bois recouvertes de mousse qui amarrent les boutres avec leur cargaison de feuilles. Les crevasses noyées d’ombre et débordantes de ces tiges de bois souple ressemblent à des cimetières marins où s’entassent les épaves de bateaux. Les coques pourrissent engluées dans les algues. A la mousse se joint un curieux lichen, un amas de fils blancs emmêlés, suspendus en guirlandes. Certains arbres sont entièrement revêtus de ces étoffes effilochées. Quand nous sortions de l’ombre d’une cuvette infestée de mousse noire et que sous la lumière diffuse surgissaient les arbres recouverts de ces haillons blancs, je voyais de grands vaisseaux aux voiles déchirées qui s’avançaient vers leur naufrage. "
François Devenne, Trois rêves au mont Mérou, Actes Sud, 2003, pp. 189-190 .
" Petit, en Tchécoslovaquie, il se faufilait en direction des cuisines à l’heure de la confection des gâteaux. La préparation de l’un d’eux consistait à battre des jaunes d’œufs avec du sucre jusqu’à ce que la préparation blanchisse. Il adorait ce mélange, n’était pas " intéressé " par le gâteau, nous racontait-il. Aucune supplication ne lui obtint cependant gain de cause : il n’eut jamais droit à la jatte, refusa des années durant l’incontournable biscuit. Il n’oublia pas. Parti continuer ses études à Prague où il louait une chambre d’étudiant, son geste de liberté avait été de se concocter cette " crème ". Nous partagions le Secret et la fabrication de ce nectar. Les après-midi d’inaction, nous nous y mettions tous les trois : il battait les œufs, le sucre, nous laissait tenter, guidait, reprenait si nos menottes lâchaient. Nous étions fiers, cela nous rendait sages. Ma mémoire conserve intacte la magie de ces moments. Toute ma vie, les mains de mon père ont gardé cette odeur sucrée, m’ont offert un abri symbolique lorsque je tirais sur sa paume, plaquais ses doigts sur mon nez, inspirais, me rassurais. Ses mains, de fait, sentaient sa peau, mêlée à l’amande du savon : j’avais promu par glissement l’entremets au rang des bonheurs égarés, des réminiscences nostalgiques. "
Virginie Reisz, Vole vole papillon, Joelle Losfeld, 2003, p. 31-32.
François Devenne, Trois rêves au mont Mérou, Actes Sud, 2003, 264 p. - 19, 00 euros. |
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