L’interprétation se donne-t-elle comme la traduction nécessaire de tout énoncé ou comme sa trahison répétée ?
Dès lors que l’on s’intéresse à la littérature de manière critique - sinon analytique - les notions d’énoncé, de discours, de posture d’énonciation se trouvent au cœur de la réflexion. Et dans leur sillage celle d’interprétation, laquelle interroge le statut de récepteur du message énoncé - soit le lecteur quand on traite de textes écrits et de livres. Prenant quelque distance par rapport à la critique littéraire courante, Frédéric Grolleau a choisi d’aborder ces problèmes par le biais de la philosophie.
Voilà une "posture d’analyse" qui ne manque ni d’intérêt... ni de complexité.
Tout énoncé admet-il une interprétation ?
On s’accorde généralement à reconnaître en l’homme une faculté d’expressivité par laquelle il tente de rendre compte de son rapport à lui-même, aux autres et au monde. Doté du pouvoir de formuler dans le langage (oral, écrit, gestuel) son état d’esprit et ses perceptions (internes, externes), le sujet humain est celui qui met en forme sa pensée, qui l’énonce en toutes lettres afin d’expliquer le sens de ses réflexions, de ses gestes ou de ses actes, afin de les faire comprendre à autrui. Cependant, cette quête de sens que présuppose en soi, semble-t-il, "tout énoncé "n’est pas immédiate ni instantanée, loin s’en faut. La signification attribuée à ce qu’on énonce dépend en effet, en gande partie, des conditions mêmes dans lesquelles le message promulgué ou proféré est reçu, du temps requis par cette réception, du contexte où elle intervient - aussi et surtout de "l’interprétation" (pour l’essentiel fort subjective) de celui qui cherche à dégager le sens de ce qui a été dit, écrit ou communiqué, sous quelque forme que ce soit.
Médiation par excellence entre la chose dite et le support - linguistique le plus souvent - qui permet de la dire, le langage ne se donne pas toujours, il est vrai, comme dans la pure transparence à lui-même (le signifiant ne coïncide jamais pleinement avec le signifié), hormis dans les énoncés des sciences dites exactes qui communiquent sur (et affrontent) des sujets d’étude échappant à la mouvance des réalisations humaines, et qu’on peut enfermer dans une formule de type mathématique ou physique. Mais il en va tout autrement avec maints modes d’expression attestant, au cœur du moindre énoncé, d’une part d’obscurité plus ou moins réfléchie (le poème, l’incantation, l’allégorie, l’énigme, l’ironie, l’antiphrase, le rêve...) que doit précisément mettre au jour - éclairer sous l’angle rationnel - le travail d’interprétation en tant qu’activité d’explicitation de ce qui est implicite ou de détermination du sens caché, secret ou latent d’une chose.
D’où surgit ce soupçon dès lors : à reconnaître que le propre d’un énoncé est d’être interprété pour qu’on accède (enfin) au sens dont il est gros, ne risque-t-on pas de verser dans une sorte de "réductionnisme" par lequel on signalerait que tout énoncé doit en passer, pour être aussi valide que recevable, par l’interprétation (à tout le moins par une interprétation à même de le "travailler" au corps) ? Cela n’amène-t-il pas, partant, à "relativiser" la portée de ce qui est "énoncé", pour autant qu’aucun énoncé n’est signifiant en soi (voire est insignifiant en tant que tel), donc en déficit de sens et dans l’attente, pour ainsi dire, du premier interprétant venu afin de recouvrer son sens plein et unitaire ?
Mais alors, "admettre" ce point, reconnaître comme rationnel et indispensable que l’interprétation flanque toujours comme son compagnon sémantique attitré l’énoncé, n’est-ce pas priver l’énoncé de la possibilité (la chance ?) d’être compris sur-le-champ, sans subir de facto le contrecoup de la perte de temps, du détour que nécessite tout travail herméneutique visant à traduire, à restituer le plus fidèlement possible ce qui est exprimé et, aussi, à approcher autant que faire se peut de la vérité même qui est en jeu ?
En quoi alors "tout énoncé admet-il une interprétation ?" Que peut-il bien rester (du sens putatif et présumé) d’un énoncé lorsque, justement, il n’est point interprété ?
L’enjeu est ici de taille et débouche sur un paradoxe vivant au cœur même de la langue et de l’être puisque, aussi bien, "admettre" qu’un énoncé puisse ne pas en découdre avec une interprétation revient in fine, pour le sujet humain jeté dans un monde symbolique et un labyrinthe de signes, à admettre "l’inadmissible". L’interprétation se donne-t-elle alors comme la traduction, nécessaire et impérieuse, de tout énoncé ou comme sa trahison répétée ?
I - La différence entre interpréter et traduire
C’est, en un premier temps, parce qu’il est exigence (porteur) de sens que chaque énoncé admet en droit (au moins) une interprétation, étant entendu que ni le sens ni le langage ne s’offrent immédiatement dans la transparence rêvée entre la chose et le mot. Or l’homme, parce qu’il est, selon le mot d’Ernst Cassirer dans sa Philosophie des formes symboliques, animal symbolicum, est destiné à énoncer ce qu’il en est de son rapport aux choses et au monde puis à interpréter, infiniment, ce qui qualifie la réalité désignée par cette énonciation - la vérité vers laquelle elle doit être orientée. Telle est la prégnance symbolique par laquelle Cassirer définit la tâche impartie à l’homme d’être en quête du sens de toutes choses, d’user du langage comme moyen pour illustrer ce sens et de l’interpréter ensuite pour l’atteindre.
Encore convient-il d’indiquer que l’on n’interprète pas n’importe comment et en quoi l’interprétation est plus que la simple traduction. Celle-ci vise en effet seulement à restituer une réalité déjà connue, un texte originaire attesté, dont il suffit de rendre compte du mieux possible (surtout si c’est dans une langue autre) ; celle-là ne sait où se trouve cette réalité première, cette vérité du modèle et cherche à remettre au jour l’intention de l’auteur, que nous méconnaissons ou que nous avons oubliée. À la diffèrence de l’exégète qui se contente de cette opération de restitution et de recouvrement du sens premier de l’énoncé, l’interprétation se fait "herméneutique" lorsqu’elle interroge le sens même du sens ainsi dégagé, lorsqu’elle met à la question, pour ainsi dire, les règles mêmes de l’interprétation.
Tout énoncé admet dans ce contexte une interprétation parce que c’est l’interprétation elle-même, avec son appareil sémantique, qui vient consolider l’énoncé en tant que tel, lui reconnaître, pour commencer, la validité d’énoncé. Lorsqu’Aristote propose dans De l’interpétation les règles logiques élémentaires sur lesquelles fonder la quête de sens du "logos" (λσγσς), il entend ainsi permettre un accord minimal entre les hommes parlant le même langage mais ne s’entendant pas toujours entre eux. Posant, à la différence de Platon, qu’aucune chose n’est en soi vraie ou fausse, mais que seul peut être dit vrai ou faux le langage qui énoncé ce rapport, soit la coïncidence ou l’écart entre le mot et la chose réelle qu’il désigne, Aristote souligne l’exigence de principes interprétatifs communs (pendants en logique du principe d’identité, de la non-contradiction ou du tiers-exclu par exemple), afin, justement, qu’on puisse limiter l’interprétation, que celle-ci ne s’essaime pas dans tous les sens, empêchant la concorde humaine au travers du langage. Le Peri hermeneuia développe en ce sens une conception qu’on pourrait qualifier de "négative" de l’interprétation : on interprète pour arrêter d’avoir à interprêter sans cesse, sans arriver à un socle commun qui fasse autorité. De ce point de vue, l’interprétation, et les règles qu’elle présuppose, étant ce qui vient établir en quoi tel propos est bien un "énoncé" (une fomulation sonore qui est destinée à faire sens pour la communauté à laquelle elle s’adresse - le "Barbare" est désigné avant tout en grec par l’onomatopée bol-bot, qui caractérise sa manière de parler, étrangère à la langue grecque qui n’y perçoit guère d’énoncés), il n’y a rien d’étonnant à ce que tout énoncé soit susceptible d’une interprétation. Sans cette dernière, l’énoncé serait autre qu’un énoncé : il ne serait pas voué à être repris dans le partage démocratique de la parole que pointe Aristote, ce serait le cri d’une bête, la clameur d’un barbare ou le chant d’un dieu... mais point un énoncé.
C’est à ce sens "négatif " de l’interprétation que la discipline herméneutique vient ajouter un indice valoriel lorsqu’elle établit que l’herméneute, intermédiaire entre la source du message et ses destinataires, doit analyser les signes pour favoriser l’accès de tous au sens initial et encore confus et incompris. Réfléchissant à l’entreprise de traduction réformée de la Bible par Luther, Hans Georg Gadamer souligne ainsi dans Vérité et méthode quelles sont les grandes lignes de l’herméneutique philosophique et observe que le travail de l’herméneute est justement de traduire ce qui est incompréhensible et étranger dans une langue accessible à tous - sur le modèle d’un Luther pensant, au rebours de la théorie des Quatre sens de l’Écriture sainte thématisés par les rabbins et Henri de Lubac (sens symbolique, allégorique, topologique, anagogique), que les énoncés du Livre saint sont ipsius sus interpres et qu’il n’est point besoin d’une autorité étrangère (le latin écclésiastique) pour en rendre compte, du moment que l’on se tient à son sens litteralis... et qu’on le transpose en lanuge (vulgaire) allemande. C’est qu’il importe de ne pas sombrer dans l’interprétation à tout-va et de fixer des limites à l’éxégèse sans fin par laquelle on s’interdit en définitive l’accès à la vérité même de l’énoncé auquel on s’intéresse. Or, si l’on voit bien où commence l’interprétation d’un texte donné, il est plus malaisé de lui assigner un terminus ad quem tant une interprétation semble en appeler une autre, puis une autre... Spectre du mauvais infini leibnizien ou de regressus ad infinitum que s’est complu à mettre en abyme Jorge Luis Borges dans son "Pierre Mesnard, auteur du Don Quichotte" (in Fictions) où un commentateur, éclairé et avisé de l’œuvre de Cervantès, se prend et se perd au jeu des corrections infinies et des surinterprétations du texte originaire jusqu’à s’apercevoir un jour qu’il en est devenu l’auteur.
II - Ces énoncés qui ne s’interprètent pas
Au regard d’un tel danger qui peut se profiler à l’horizon (du sens), il convient toutefois d’observer, en un deuxième temps de l’analyse, qu’il est des énoncés qui, eux, ne souffrent nulle reprise, modification ou altération de leurs propositions premières, comme en témoignent certaines formulations issues des sciences exactes, ce qui permet de souligner l’écart séparant l’interpétation de l’explication. On explique en effet un phénomène physique, on ne l’interprète pas - activité réservée, à ce qu’il paraît, au déchiffrement de signes ne se donnant pas dans leur pleine évidence. Or, expliquer, au sens propre, c’est mettre à plat, dé-plier ce qui était plié, principe et conséquence confondus, c’est dégager une relation causale (qui peut être mathématisable) par le truchement de laquelle on explique le phénomène auquel on s’attache comme l’effet d’une cause qui le provoque et sur laquelle on fait la lumière - tandis que l’interprétation a pour but de s’iriser dans les signes. À ce titre, les énoncés des lois scientifiques semblent ne pas supposer ce sens de l’interprétation qui viendrait, potentiellement, remettre en cause la véracité qu’on lui attribue : du moment, comme l’explique Karl Poper dans la Logique de la découverte scientifique, qu’une thérorie répond au principe de la falsifiabilité, qu’elle est en mesure d’énoncer le moment crucial où une de ses propositions peut être tenue pour fausse (auquel cas, si la proposition concernée résiste au test expérimental en question, on dit que la théorie est "vraie" - c’est-à-dire hautement probable tant que de nouvelles conditions ne montrent pas en quoi elle serait "fausse"), alors l’énonciation de cette théorie n’a pas à être interprétée et ré-interprétée outre mesure : on l’accomplit ou non, on la "vérifie" ou pas mais il n’y a pas, à son sujet et quant à ce qu’elle énonce, à s’entregloser à l’infini, pour reprendre le mot avec lequel Montaigne stigmatise dans l’Apologie de Raimond Sebond les Sceptiques de tout poil qui refusent en fait de se prononcer et de prendre langue.
C’est en effet bien souven l’écart entre le sens propre et le sens figuré qui plonge le sujet humain dans la perplexité. Or, cet écart n’a pas de sens objectif dans le cadre d’un énoncé où le le langage lui-même, abstrait et ramené à une épure chiffrée, est désentravée de toute relation sensible-affective au réel : les objets mathématiques sont en ce sens des idéaux maîtrisés car ils n’existent que dans l’esprit de celui qui les crée ainsi et ne correspondent à rien qui soit existant dans le monde phénoménal. Ne pourrait-on pas poser, par conséquent, que "2+2=4" est un énoncé (au sens restreint) qui n’a pas à être interprété puisque soit l’on reconnaît la validité, logique et algébrique, de l’opération impliquée par cet énoncé, soit on la récuse - mais on ne l’ "interprète" pas ? Encore convient-il, eu égard à cet énoncé sommaire propre au formalisme mathématique (on en trouve cependant des équivalents dans la logique des propositions qui s’attache à la mathématisation, sous forme de connecteurs logiques, des énoncés langagiers concernant la vie courante...), de s’entendre sur ce que le signe "égale" peut bien signifier. À ce jeu, on rappellera qu’il est toujours possible, précisément en dénonçant l’arbitraire conventionnel du signe et du signifiant - il ne dépend que de nous de fixer les significations afin de ne pas tomber dans la fosse de Babel remarque Leibniz dans ses Nouveaux essais sur l’entendement humain -, de prendre ombrage de la surenchère artificielle que constituent des idéaux-types coupés de toute réalité commune.
Ce qui fait que l’on pourrait soutenir que, parfois, malgré qu’on en ait, 2+2=5, ainsi que le met en scène George Orwell dans 1984, où les cadres omnipotents de Big Brother s’emploient, dans une société ne connaissant plus la distinction entre privé et public, et corrompant les catégories logiques de la langue, à torturer ad nauseam les résistants à l’ordre en place. Ces derniers, à l’instar du malheureux Winston Smith, qui interprètent justement la réalité humaine, sociale et politique autrement que par les lois invariantes prônées par Big Brother (la liberté , c’est l’esclavage ; la connaissance, c’est l’ignorance ; la faiblesse, c’est la force) sont amenés à clamer haut et fort, au terme de sévices corporels et mentaux inhumains, que la seule vérité qui vaille, à commencer par l’exactitude mathématique, réside en celle que proclame le parti, selon son caprice, raison pour laquelle il faut savoir reconnaître et accepter - "admettre" - que 2+2=5.
Il reste bien à préciser, en fonction de cet exemple, qui interprète (de quel droit ?) et dans quelles conditions cette quête de sens prend place, lorsqu’on soutient, de manière assez optimiste et libérale, que tout énoncé admet une interprétation. Cela, parce que derrière l’ "admission" comme intégration à un ordre préexistant qui vous accueille et la reconnaissance de ce qui, jusqu’à présent, vous échappait, se dissimule un indéterminé sophistique : qu’un énoncé soit sujet à la reprise, au commentaire, à la critique, à l’approfondissement ou au rejet, passe encore - c’est là, on l’a remarqué plus haut avec Aristote, la condition même du déploiement de la parole dans l’enceinte communautaire entre ses membres - , mais il convient de signaler que ce fait d’admettre une interprétation ne doit pas seulement renvoyer à un état de fait passif, faute de quoi les variations introduites par les interprétations successives demeurent étrangères au texte d’origine, comme radicalement séparées de son centre de germination sémantique. Bien plus importe-t-il que ce soit l’énoncé lui-même (et l’auteur qui le fait advenir et le propose sous cette forme) qui se donne comme suffisamment riche pour signifiant pour être à même d’accueillir dans sa postérité une interprétation - idéalement une théorie d’interprétations - susceptible de le revivifier, de le redynamiser dans son rapport connexe à la vérité dont il est le reflet. En ce sens, tout énoncé doit, selon nous, dans une visée herméneutique et heuristique, "admettre" une interprétation en ce qu’il la sollicite, l’attend et la provoque, afin pour celui qui s’y frotte d’être moins convaincu que persuadé par l’enrichissement supplémentaire que celle-ci lui apportera par le biais de la rhétorique dont on sait, depuis le Gorgias platonicien, combien elle est ouvrière de persuasion...
A suivre
frederic grolleau
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