Songez aux oiseaux qui ne peuvent plus s’entendre parce qu’il y a trop de bruit autour d’eux. Pensez aux oiseaux à Bagdad !
Frédéric Grolleau : Lorsque Martine Grelle m’a demandé si je voulais bien animer cette rencontre pour le CNL, elle m’a dit qu’il s’agissait en substance du livre d’un scientifique qui y parlait de poissons. Je me suis dit que ça commençait mal parce que, si je m’y connais un peu en science au sens large, je suis un ignare en matière de poissons. Mais il ne s’agit pas que de cela dans cet ouvrage car nous ne sommes pas ici en présence d’un livre supplémentaire sur Darwin.
Ce texte est surprenant par plus d’un aspect parce qu’on y lit le rapport d’un scientifique rendant compte de ses travaux en Tanzanie, dans le lac Victoria, sur des essaims d’espèce de petits poissons, les cichlides ( et plus particulièrement les furus) - autant de choses qui ne sont pas familières à ceux qui ne sont pas versés dans la science biologique pur jus et la taxinomie - mais c’est aussi un récit poétique, un journal de bord.
Vous revendiquez dans votre préface ce mélange des genres : pourquoi avoir délaisser justement la démarche objective et rationaliste du savant et adopter le ton de quelqu’un’ qui a de l’humour et se joue de l’écriture littéraire ?
Tijs Goldschmidt : Il y a une importance égale pour moi entre les parties scientifique et non scientifique du texte. Beaucoup de gens m’ont demandé pourquoi je ne choisissais pas entre l’une et l’autre, entre un livre purement scientifique et un recueil de nouvelles. Mais je préférais une combinaison des deux (approche personnelle et non personnelle), ce que j’ai un peu regretté plus tard car il y a une différence d’approche selon qu’on est un scientifique ou narrateur, écrivain.
F. G : Il existe un présupposé qui veut que le savant est enfermé dans sa bulle, et donc imperméable à ce qui sa passe alentour, mais vous mettez en scène l’inverse puisque vous ne cessez d’être perturbé par des informations extérieures dans votre démarche... Ce type de tâtonnements, de doutes fait partie de la démarche scientifique ou appartient au contraire à votre démarche plus personnelle ?
T. G : J’avais déjà écrit les articles présents dans ce livre pour des revues scientifiques, depuis l’intérieur de ma bulle mais je trouvais frustrant que ma vie en Afrique, mes expériences personnelles n’apparaissaient nulle part, d’où la forme adoptée. Je me demandais depuis longtemps pourquoi personne n’avait écrit un livre sous cette forme : l’histoire d’un biologiste qui se retrouve au Paradis, qui étudie, fait des recherches et écrit ses impressions ; alors pourquoi ne pas raconter cela aussi ?
F. G : Vous avez voulu partir en Tanzanie parce qu’à l’époque, au milieu des années 70, c’était une région encore inexplorée, c’est ça ?
T. G : J’étais déjà attiré par l’Afrique. Quand j’étais étudiant j’ai voyagé seul en Afrique pendant plusieurs mois pour savoir si j’aimerais y venir travailler plus tard. J’ai commencé par faire des études de biologie comportementale à Leyde et j’ai pu choisir de travailler au zoo avec la plus grande colonie de chimpanzés au monde. J’ai donc eu le choix entre demeurer sur place, à Leyde, pour étudier dans son zoo et partir en Afrique. Mais je n’avais pas envie de travailler avec les animaux « à l’intérieur » : comme il fallait que je me décide rapidement, c’est dans un train où je regardais par la fenêtre que j’ai vu dans un pré vert quelques chameaux. Je me suis dit que c’était un signe, et qu’il fallait que je me rende en Afrique !
F. G : Parlons maintenant de ce qui est au centre de l’ouvrage, ces fameux cichlides. Tout votre travail va être de répertorier ces différentes espèces, de déterminer déjà ce qu’est une espèce, si essaim il y a ou non en relation avec un ancêtre commun datant de 12500 années plus tôt, tout cela dans le plus grand lac tropical du monde... Vous enfoncez alors le clou de la taxinomie en rappelant qu’elle est partie intégrale de la biologie et qu’on ne doit pas la négliger. Peut-on dire de votre livre qu’il s’agit d’un ban d’essai de la théorie de l’évolution, et en particulier de certaines thèses de Darwin qui font problème, les poissons dont vous vous occupez n’étant pas sans faire penser aux célèbres pinsons des Galapagos répertoriés par Darwin ?
T. G : les taxinomistes sont là pour classer, ils accomplissent une tache importante mais pour laquelle il y a de moins en moins d’argent disponible, les fonds étant réservés à la biologie moléculaire et aux travaux sur les recherches génétiques : ils deviennent eux-mêmes une espèce en voie d’extinction ! Mais toute la biologie, il ne faut pas l’oublier, commence par la classification. J’ai toujours trouvé injuste, quand on sait le travail énorme qui est nécessaire en amont pour classer les espèces, que le spécialiste de biologie moléculaire s’amène avec un petit bidon d’azote et passe sa commande : « j’en veux vingt de cette espèce, trente autres de celle-ci », et ensuite se retire au bout d’une semaine ou deux dans un laboratoire avancé où il peut très tranquillement faire ses recherches...
Mais je ne veux pas trop me plaindre tout de même ! Je reconnais par ailleurs que les études moléculaires ont été extrêmement importantes car c’est grâce à elles qu’on a pu déterminer à partir de l’A.D.N concerné qu’il existait un seul ancêtre pour ces 500 espèces, ce que la taxinomie seule n’aurait pu permettre d’établir. Nous avons essayé de faire coïncider les caractéristiques taxinomiques de forme et les caractéristiques génétiques : lorsque les deux coïncident, on est certain qu’il s’agit bien de telle ou telle espèce.
F. G : En quoi est-il fondamental que ces différentes formes soient apparentés à un même ancêtre commun ? Qu’est-ce qui est en jeu ici ?
T. G : Dans le lac, il y a 500 espèces biologique différentes et chaque espèce occupe sa propre niche écologique : sa nourriture, sa façon d’être, ses caractéristiques biologiques etc. Quand on sait que le lac était probablement asséché il y 12 500 ans, il est important de constater que tout cela a pu se créer à partir d’un ancêtre commun : c’est l’évolution la plus rapide d’un milieu invertébré connue à ce jour ! Il s’agit d’une « radiation adaptative » dont on ne trouvait jusqu’ici un exemple fameux sur les îles Galapagos (les 13 espèces d’oiseaux sur lesquelles Darwin a établi sa théorie de l’évolution). Au regard de cela, l’exemple du lac Victoria est encore plus extraordinaire !
Le biologiste Sephen Jay Gould a voulu dire comment l’évolution ne fonctionne pas et a comparé celle-ci à un film qui, à chaque fois qu’on le passerait ne serait pas le même, sous divers influences, tel le hasard. Il a alors parlé de l’homme comme d’un « accident terrible », un absolu hasard. Je suis d’accord avec lui dans une certaine mesure mais quand on regard les 3 lacs Africains (Tanganyka, Malawi, Tanzanie) on se rend compte qu’ils ont connu la même chose : un ancêtre commun a donné lieu à l’apparition de centaines d’espèces différentes de petits poissons. Ce film est donc plus ou moins pareil : on retrouve par exemple dans chaque lac des poissons mangeurs d’algues, des mangeurs de crevettes... On a ainsi la preuve que l’évolution est correlée à l’âge puisque le lac le plus jeune connaît le plus faible nombre d’espèces et le plus vieux le plus grand nombre.
F. G : Mais de cette diversité des formes on ne peut pas nécessairement conclure à l’apparition d’une espèce au sens biologique du terme. Vous expliquez ainsi dans ce qui est un cours de biologie les conditions de formation de toute espèce, par le biais de notions telle la sériation sympatrique, allopatrique, l’essaimage adaptatif. On a alors le sentiment paradoxal en vous lisant que ce paradis écologique qu’est le lac Victoria devient peu à peu un enfer pour le taxinomiste...
T. G : Il est assez difficile de délimiter les espèces dans un lac mais ce qu j’appelle « espèce », c’est un groupe de populations qui ne se croisent pas et ne se reproduisent pas entre elles. Cela présente un grand risque pour le biologiste qui aime bien classer, inventorier et mettre chaque cas dans une case et qui alors peut perdre de vue le phénomène qu’il cherche à voir, à constater. Or c’est dans les zones floues, de passage, que la dissociation ne s’est pas encore faite...
Un des plus grands biologistes nés au siècle dernier et qui a maintenant 97 ans, Ernst Mayer, a établi un concept de l’espèce qu’il a essayé d’appliquer à tout ce qui existe et notamment les pinsons de Darwin. Mais c’est dommage de « forcer » ce concept dans une situation existante car alors on perd de vue les hybrides : il serait intéressant selon moi de reprendre tout ce réseau génétique et de revoir cette évolution plutôt que de plaquer la grille de Mayer sur l’existant en laissant de côté tout ce qui ne cadre pas avec elle. Cette nouvelle définition de l’espèce présente une grande importance pour tout ce qui concerne la protection de l’environnement. Car pour protéger une espèce il faut pouvoir bien la connaître... Il faudrait ainsi connaître quelles espèces d’oiseaux vivent aux Galapagos pour être à même de les protéger.
F. G : Et tout le problème c’est qu’au moment où vous, biologiste de terrain, commencez à comprendre ces centaines d’espèces, ce qui représente un travail colossal, il se produit une catastrophe : l’espèce invasive. Vous assistez alors impuissant à la disparition de votre travail...
T. G : La Perche du Nil arrive toujours dans la deuxième partie ! Je pense pour ma part que l’écosystème du lac Victoria n’a jamais été stable. Il faut admettre que depuis 30 ans l’évolution a été très rapide et s’est accélérée. Généralement les biologistes n’arrivent que lorsqu’il est trop tard mais nous avons vu de nos yeux ce qui se passait. La part la plus intéressante de mon livre quant à la théorie de l’évolution est de restituer l’état d’origine de cette situation. On sait qu’un écosystème compliqué résiste mieux à une perturbation et se régénère plus facilement qu’un écosystème simple. Pour l’instant les 2/3 du lac, aussi grand que la Suisse, sont sans oxygène et l’on ne sait pas quelles seront les conséquences sur les poissons que les pêcheurs parviennent encore à capturer. D’autant que ce lac est une source d’eau potable pour 40 millions de personnes.
F. G : Vous dénoncez d’ailleurs l’individu « armé de son seau » de Perches qui a suffi à générer ces perturbations dramatiques, exemple parfait de ce que vous appelez « la politique à courte vue » telle qu’elle se pratique en Afrique...
T. G : Oui, un homme avec son seau et les meilleures intentions du monde a pu provoquer un tel changement, ce qui m’a impressionné et fait songer à la théorie du chaos où des effets gigantesques sont induits d’un minuscule point de départ pour de nombreux autres vivants. Et je pense que l’homme au seau se trouve partout ! Au Japon j’ai visité un jardin magnifique où se trouvaient des tortues sacrées près des temples. Et c’est un fait que depuis que l’isolement du Japon a été rompu il y a eu introduction d’une sorte de tortue américaine, qu’on a offert au départ aux enfants mais qui à la longue a fini par mordre et qui maintenant « bouffe » toutes les autres tortues japonaises. Cela se passe partout dans le monde !
F. G : Vous dites que l’extinction est devenue la norme des écosystèmes...
T. G : la génération et l’extinction des espèces sont les deux faces d’une même médaille dans l’histoire de l’évolution. Mais il y a de nos jours plus d’extinction que de génération ! Depuis 3,5 milliards d’années, depuis la naissance de la vie, il n’y a eu que 5 à 10 fois des spasmes d’expansion. Nous nous trouvons probablement dans une telle phase mais c’est la première fois qu’une telle vague d’extinction se produit, et en plus causée par l’Homme ! Mais nous touchons là plutôt un problème moral et non plus scientifique...
Par exemple dans le lac Victoria, les changements de l’écosystème ont amené la prolifération d’algues : l’eau étant moins claire, les femelles - exigeantes auparavant quant au choix du mâle - ont plus de difficultés pour choisir. Conséquence : des espèces se croisent et l’on passe la barrière puisque certaines femelles choisissent des mâles dans le noir. On pourrait presque y voir une nouvelle forme d’extinction de certaines espèces : le manque de communication, une communication qui est perturbée et devient impossible. Songez aux oiseaux qui ne peuvent plus s’entendre parce qu’il y a trop de bruit autour d’eux. Pensez aux oiseaux à Bagdad !
Propos recueillis le 26 mars 2003 par Frédéric Grolleau, avec l’aide la traductrice Marie Jansen et l’aimable autorisation du C.N.L
Tijs Goldschmidt, Le Vivier de Darwin, Un drame dans le lac Victoria (traduit par Micheline Goche), Seuil, 2003, 297 p. - 20,00 €. |
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