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Thomas Savage, Le Pouvoir du chien

Publié le 15 Juillet 2012, 18:21pm

Catégories : #ROMANS

Ce roman ressemble à une bombe à retardement. Grâce à un final époustouflant, il narre la victoire d’une inhumaine détermination sur la démission relationnelle.

 

Ne vous fiez pas à la couverture de ce livre. Vous croyiez avoir affaire à un western littéraire comme il en existe tant, viriles échauffourées de vachers sous le soleil du Montana ? Que nenni. Paru en 1967, ce cinquième roman de Thomas Savage passa largement inaperçu - moins à cause de son style, maîtrisé au possible, que de sa remise en cause d’une alors intouchable icône du Far West : l’invulnérabilité du cow-boy misogyne. Nous sommes en 1924, non loin du village de Beech. Phil et George Burbank sont les hommes les plus riches du sud-ouest du Montana. Cela fait vingt-cinq ans qu’ils convoient les troupeaux de vaches et se moquent des citadins de Herndon. Mais depuis peu, le couple formé par les deux frères antagonistes (l’un, Phil, intelligent, orgueilleux et sauvage ; l’autre George, surnommé "Gras-double", sot, introverti et efféminé) se déchire. Une tension portée à son comble lorsque George épouse Rose, veuve d’un médecin que Phil a poussé au suicide par ses sarcasmes renouvelés. Au moment où Rose et son fils Peter, présenté aux hommes du ranch comme une "chochotte" parce qu’il aime la lecture et composer des fleurs en papier, s’installe chez les Burbank, Phil fait tout pour indisposer l’"intrigante", ancienne joueuse de piano dans un bastringue, qui ne trouve plus refuge que dans l’alcool.
 
Le roman plante de magnifiques paysages qui se font le miroir des sentiments contradictoires qui taraudent tous les personnages : racisme, haine de soi et des autres, lâcheté et pulsions meurtrières se rejoignent pour délivrer une vision implacable des mœurs des éleveurs de bétail dans une époque de bouleversements technologiques et politiques. À travers le mythe de Bronco Henry, cow-boy adulé et aimé de Phil dans sa jeunesse, Savage cisèle, dans un lieu inédit et bien avant l’heure des Village People, le portrait d’un homme qui doute de sa sexualité au point de nier tout ce qui s’y rapporte. Certains livres, a écrit à ce sujet un critique du Los Angeles Times, sont comme des nappes souterraines dans le désert : elles restent en sommeil pendant de longues années et rejaillissent lorsqu’on en a vraiment besoin. La formule est élégante mais Le Pouvoir du chien ressemble davantage à une bombe à retardement. C’est aussi, et surtout, grâce à un final époustouflant, le récit de la victoire d’une inhumaine détermination sur la démission relationnelle.

F. G.



En 2004, le roman est publié en édition de poche...

La corde et la main

Que le vaste ranch des Burbank, dans le Montana, ne fasse pas illusion... Certes il y a des troupeaux de bétail, des cow-boys, l’odeur puissante des bêtes et du cuit brut ; oui, les paysages de l’Ouest américain sont bien là avec leurs senteurs, leurs collines couvertes d’armoises, les rigueurs de leurs hivers... mais nous sommes très loin du simple western littéraire. Le roman de Thomas Savage est éminemment psychologique ; son enjeu se situe plutôt du côté des rapports de domination qui se tissent entre les êtres que de la sociologie ouest-américaine. Encore qu’entre les plages majeures de l’intrigue, l’auteur ne manque pas de jeter un regard aussi lucide qu’ironique - voire légèrement cynique - sur la société rurale des années vingt, et plus particulièrement sur la caste des éleveurs.

Mais c’est d’abord la rigueur de la technique narrative de Thomas Savage qui subjugue, et son art d’agréger des éléments au récit par l’amont, jusqu’à ce qu’ils rejoignent la trame principale par quelque point - à peine perceptible - telle l’extrémité d’un rameau à laquelle s’accrocherait le regard pour en suive le fil jusqu’au tronc et visualiser enfin l’arbre. Le Pouvoir du chien est aussi un récit où la parole se meut avec difficulté, où chaque mot, énoncé ou tu, a son importance, son poids sur les événements. En revanche, le discours du narrateur, lui, se glisse comme une anguille agile d’un point de vue à l’autre et s’immisce tour à tour au plus profond de l’âme des protagonistes.

De petits détails en informations infimes mais récurrentes - acuité d’un regard, tonalité grinçante ou chaleureuse d’un rire - Thomas Savage construit ses personnages à l’instar de son récit, avec la même patience opiniâtre - celle des saisons qui rythment la vie au ranch, ritualisée à l’extrême. Les habitudes creusent leurs ornières puis s’institutionnalisent, finissant par avoir force de loi. Comment se déroulent les repas, la journée de repos hebdomadaire, les descentes en ville... etc. un ordonnancement que le départ en retraite des vieux Burbank a à peine froissé : chacun des deux frères, Phil et George, a pris la place que lui a taillée sa personnalité ; les gestes essentiels - remonter chaque dimanche la grande pendule, par exemple) - sont restés les mêmes, seul change celui qui en a la charge. C’est au creux de la perturbation induite par le mariage de George avec Rose, une veuve mère d’un adolescent, Peter, que va se nouer l’argument d’un roman qui, malgré l’environnement ouvert, n’en est pas moins un huis-clos structuré par les tensions qui s’exercent entre les personnages. Des tensions d’une âpreté extrême qui ont pour métaphore charnelle la violence physique qui marque le quotidien du ranch : castration des veaux, abattage de volailles, jeux cruels des cow-boys s’amusant à martyriser oisillons et lapins... Cette violence, banalisée et atroce, est d’autant plus aiguë qu’elle est instillée dans le récit par une écriture simple, concise, rigoureusement descriptive et dénuée de tout investissement émotionnel.

Telle l’incontournable jumelle siamoise de l’agressivité, la virilité est érigée en question cruciale, qui parcourt le roman tout entier. Il suffit de considérer l’assurance de Phil, l’ascendant qu’il a sur les gens, l’hostilité que s’attire Peter à cause de sa silhouette fluette ou parce qu’il fabrique des fleurs en papier. Et tapie derrière elle se devine à l’évidence - mais à mots couverts, et à travers un réseau ténu d’allusions implicites, d’éléments symboliques - la problématique de l’homosexualité. À cet égard, les adeptes des interprétations psychanalytiques ne manqueront pas de saisir comme pain bénit l’incipit du roman - la castration des veaux, opération dans laquelle Phil est passé maître - ou encore ce qui se joue autour des mains de Phil. Sans parler bien sûr de la nudité surprise ni de la figure mythifiée de Bronco Henry...

En nautonier accompli, l’auteur sait exactement où il mène sa barque, en quel point de la rive opposée elle cessera sa course. Et ce dès les premières lignes - direction qu’il indique par la suite dans chaque détail qu’il distille au fil de son récit mais qui, pour le lecteur, ne se donne à comprendre qu’a posteriori, une fois lus les tout derniers mots du roman. Une technique narrative aussi insidieuse que redoutable, à l’image de l’histoire narrée dont le machiavélisme consommé se cache à demi derrière les non dits et les buissons d’armoise. N’étaient le ranch, le bétail, les cow-boys qui le poussent dans la catégorie "western", ce roman aurait une place de premier choix dans celle des thrillers psychologiques - et ce d’autant qu’il présente une des figures les plus intéressantes du meurtre parfait...

I. R.

 

   
 

 

Thomas Savage, Le Pouvoir du chien (traduit par Pierre Furlan avec une postface d’Annie Proulx), Belfond "littératures étrangères", 2002, 300 p. - 19,00 €.

-  Edition de poche : 10/18 coll. "Domaine étranger", janvier 2004, 363 p. - 7,80 €.

 

 
     

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