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Stiletto n°1

Publié le 15 Juillet 2012, 12:25pm

Catégories : #ESSAIS

"En France, le seul médicament contre le victimisme ambiant consiste à dénoncer le luxe, la beauté."

 

 

Frédéric Grolleau : Nos lecteurs ne vous connaissent pas forcément, pourriez-vous retracer votre parcours ?

 

Laurence Bénaïm : Je suis née en 1961, j’ai suivi des études de lettres (hypokhâgne et licence de lettres à la Sorbonne). J’ai ensuite fait l’école du journalisme et il m’a été donné de pouvoir très tôt rédiger des piges. Au début des années 80, j’ai commencé à travailler à L’Express Paris, puis au Monde (en 1986) où j’ai écrit sur la mode. J’ai appris le métier en suivant également de nombreux stages à Europe 1, aux Nouvelles littéraires et à RCJ. C’est en m’intéressant à la mode - qui à l’époque n’intéressait personne - que j’ai commencé à travailler sur ce que j’avais en vie de faire : montrer que la monde est un point de vue, donne à voir et permet de comprendre le temps. Qu’elle offre une lecture de ce qui est invisible aux historiens, aux sociologues ; qu’elle relève de données plus irrationnelles et intuitives. La mode était un monde extraordinaire à raconter...

 

J’écris au Monde depuis 1986, en charge des Supplément Styles que j’ai conçu en 1996. A côté de cela, mon autre activité est l’écriture, notamment biographique : j’ai écrit ainsi sur Issey Miyake (Issey Myake, Assouline, 2002), Alix Grès (Grès, Assouline, 1999), et deux gros livres chez Grasset sur Yves Saint Laurent (Yves Saint Laurent , 2002) et Marie-Laure de Noailles (Marie-Laure de Noailles , la vicomtesse du bizarre, 2001)...

 

F. G : Votre engouement pour la mode pour la mode s’enracine dans un principe esthétique ?

 

L. B : Il est lié à l’amour que je nourris envers les ateliers. C’est dans le silence des ateliers de couture (où je me sens d’ailleurs mieux que dans un temple) que je comprends une certaine vérité. Je crois à la religion du travail et dans l’atelier sans musique ni parole je sens cette concentration extrême qui me bouleverse, et dont l’origine remonte sans doute à mon grand-père qui était chapelier, se levait tous les jours à cinq heurs du matin pour faire ses chapeaux. Je me souviens du bichonneur qui humidifiat les chapeaux dans la salle à vapeur pour les mettre en forme. J’ai gardé un amour absolu pour ce métier, et l’amour du métier bien fait par extension. Cette possibilité de contrôler quelque chose de A à Z.

 

Au fond, en créant Stiletto c’est comme si je faisais un chapeau moi-même. J’entends prouver que, si l’on écrit, on peut aussi être doté d’une sensibilité et que le regard, la compréhension et l’amour des images ne sont pas le fait de gens qui sont presque aphones, que l’intelligence n’est pas sèche. Je revendique une volupté dans l’intelligence, une sensualité qui dépasse le cadre pur de la théorie.

 

F. G : Ce qui tout de même paradoxal, non, au sens où l’opinion commune établit souvent un parallèle avec l’intelligence et l’austérité ?

 

L. B : Pas pour moi, c’est là surtout une conception de la France forgée par les censeurs de la République. Par certains esprits obtus qui ont justement créé une sorte de barrière entre les gens qui sont, qui font le luxe et les racines populaires de ce luxe. Je pense que la beauté qui suscite l’émotion est universelle, et que c’est lorsqu’elle est interceptée, coupée, par des apparatchiks de la culture, des censeurs du savoir, qu’elle devient coupable et honteuse. Comme aujourd’hui en France où le seul médicament contre le victimisme ambiant consiste à dénoncer le luxe, la beauté.

 

F. G : Vous êtes donc une militante du Beau ?

 

L. B : Je n’aime pas trop le mot " militant " mais, oui, défendre la beauté est un combat de chaque jour. Je défends que la légèreté est grave, que les signes du temps sont les révélateurs de nos peurs, nos désirs, nos envies et nos larmes. Ce que j’essaie de démontrer dans un magazine tendance qui n’est ni hermétique ni sectaire et qui s’adresse à tous ceux qui ont envie de rêver.

 

F. G : Mais vous n’avez jamais été tentée de délaisser le point de vue théorétique et critique sur les ateliers de couture pour passer à la création vous-même ? de troquer les ciseaux du juge pour ceux de la styliste ?

 

L. B : Non, la meilleure manière de créer pour moi revient à faire un chapeau qui ressemble à un magazine. Il faut que cela passe par la médiation de l’écrit car je ne suis absolument pas bricoleuse : si je prends des ciseaux je me coupe les mains, je coupe la table avec, en faisant un carnage ! Je suis comme quelqu’un qui est pas fort en gymnastique et préfère dessiner l’athlète plutôt que de devenir l’athlète lui-même... Dans un métier qui est dit de communication, où le faire-savoir est devenu plus important que le savoir-faire, je revendique aussi le savoir.

 

F. G : Cela étant, la première réaction lorsqu’on entend parler de la parution d’une nouvelle revue dédiée à la mode c’est : "ah, encore une de plus, qui disparaîtra ou qui ne sortira pas du lot davantage, voire qui sera bientôt oubliée !" De manière assez curieuse dans votre communication sur le lancement de Stiletto vous avez accentué sur un mouvement fort conceptuel, assez philosophique et élitiste : ainsi, Stiletto n’est pas une revue de mode, mais une " culture de la mode ", pour reprendre votre baseline. Cela fait beaucoup, non ?

 

L. B : Il faut entendre par là qu’il ne s’agit pas d’une revue de mode de plus, mais d’un support qui prétend légitimer la mode comme autre chose qu’un empilement d’images. Au delà de l’instant que représente la mode, la culture de mode s’inscrit à mes yeux dans la trace, la mémoire. Et la mémoire de la mode pour moi, ce sont les codes confidentiels, les visites privées, les ateliers d’artistes, les icônes, les mythologies, tout ce qui a trait à l’époque, accompagne notre vie au quotidien et que nous explorons dans Stiletto. Au fond, notre mission rédactionnelle réside dans le fait de donner à voir, de décrypter, d’analyser - mais jamais dans un sens universitaire ou ennuyeux. Notre approche participe au contraire d’un amour de ce que nous voulons transmettre.

 

F.G : Il y a beaucoup d’images et de publicité dans la revue, qui doivent contribuer en grande partie au financement de Stiletto. Comment un produit de ce type peut-il tenir la route en terme de diffusion ?

 

L. B : Les recettes tiennent en majeure partie aux investissements publicitaires. Je considère les annonceurs comme mes vrais "business partners", car en choisissant Stiletto, ils s’exposent, affirment un parti pris qui est celui de la qualité, de l’indépendance, de la mémoire sans laquelle l’avenir ne peut se déployer. En ce qui concerne la diffusion, nous avons une très bonne surprise car les retours des kiosquier sont excellents : Stiletto est en rupture de stock et nous devons faire des réassorts, ce qui signifie que le bouche à oreille a fonctionné. Que notre dimension " envers du décor " - sans tomber dans des version télévisées du genre" Ca m’intéresse " ou " Combien ça coûte " - a fonctionné et trouvé son public.

 

F.G : Il y a un parti pris graphique dans le magazine, notamment dans les accroches de titres, qui est assez engagé, au risque parfois du manque de clarté à la lecture... N’est-ce pas là la limite du côté tendance de Stiletto ?

 

L. B : Vous avez raison mais ces quelques défauts objectifs vont être corrigés dans le numéro 2. Le directeur artistique, Matt Bernam, a toujours des envies au-delà d’une ligne éditoriale extrêmement souple, car il est là pour donner une direction et apposer une patte. Je respecte cela car nous avons mené en commun ce projet et il est bien qu’on trouve un peu d’audace graphique dans Stiletto car on n’en voit guère de trace dans les journaux de nos jours. Cela n’empêche que, tout en assumant certains choix, nous en reverrons d’autres. Pour l’heure nous sommes assez satisfaits de ce premier numéro, très affirmé, mais nous veillerons désormais à ce que les prochains numéros comportent moins de noir, que les légendes soient plus grosses, qu’il y ait plus d’entrées afin de faciliter la lecture, que le magazine ne soit pas fermé.

 

F.G : Il y a également dans Stiletto la volonté d’internationaliser les rubriques avec une reprise en anglais des principaux articles en fin de magazine...

 

L. B : Oui, j’y tiens beaucoup car je me sens française, mais en exil. Je suis attachée à une certaine culture française héritée des Lumières qui interroge, se pose des questions... sur l’identité française !

 

F.G : J’ai noté également qu’il y avait un édito général pour la revue et un autre édito concernant la mode. Cela veut-il dire que dans l’avenir il pourrait y avoir dans Stiletto d’autres éditos-gigognes, comme dans une sorte de concaténation pluridisciplinaire ?

 

L. B : Tout à fait. Nous comptons développer cet aspect gigogne, en créant par exemple un édito beauté. Mais j’attire votre attention sur le fait que ces différents éditos, qui affirment tous quelque chose de différent dans leur domaine propre, sont cohérents les uns par rapport aux autres car ils renvoient à une ligne éditoriale bien définie. L’important, c’est que tout se tienne ! Vous parliez tout à l’heure d’approche conceptuelle. Je voudrais qu’il y ait ici à la fois " un rapport sensible à " et " une compréhension intellectuelle de " ce qu’est la mode. Mais avec de la fantaisie et pas des propos hermétiques. Il y a plus de 40 pages de photos de mode, et on s’adresse à la fois à la tête et aux jambes ! L’idée quelque part, c’est de montrer qu’on peut être beau et intelligent... Je soutiens en épicurienne que l’intelligence doit avoir une saveur.

 

F.G : En clin d’œil au critique gastronomique François Simon qui collabore à Stiletto, pensez-vous que la mode, comme il le dit de l’acte de manger (cf Manger est un sentiment, Belfond, 2003), peut être un " sentiment " ?

 

L.B : Complètement, au sens où elle exprime des émotions et que, si elle n’est pas un sentiment, elle est alors son contraire, c’est-à-dire un uniforme standard. Je pense ici à Boltanski interviewé dans ce premier numéro de Stiletto qui affirme : " le drame n’est pas de mourir mais de ne pas exister. " Or la mode vaut surtout comme une manière d’affirmer sa différence, de se singulariser. Je l’ai compris très vite, en Asie ou au Japon par exemple, où la mode permet plus qu’ici de poser sa particularité et son identité. Celui qui critique la mode en Europe n’a pas conscience de ce que cela pu être que de vivre dans certains pays, telle la Chine, où vous étiez privé de mode pendant plus de quarante ans ! Car cela veut dire être privé d’oxygène, de choix et de liberté.

 

Etre privé de respirer les changements, la musique, tout ce qui bouge autour de vous. Un pays privé de mode est un pays qui ne croit plus à son futur, qui ne dépense pas et reste bloqué dans ses peurs. Dior disait que la mode permettait de renouveler le sentiment amoureux. Je crois que c ’est en effet sa vocation première.

 

F.G : Travaillez-vous sur de nouveaux projets livresques en ce moment ?

 

L. B : Oui, j’ai recueilli les confessions de Setsuko de Rola, la veuve de Balthus, pour un "Balthus intime" qui devrait paraître chez Grasset en 2004. Et puis un autre est en préparation...

 

Propos recueillis par Frédéric Grolleau au café Le Galiera le 17 octobre 2003

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