Un fascinant portait de la société africaine-américaine et des ses enjeux politiques et sociologiques.
C’est un pavé. Un énorme pavé, risquons le pléonasme. A première vue un énième thriller, comme il en existe tant (on songe au par ailleurs remarquable Le Huit de Katherine Neville paru l’été dernier au Cherche-Midi), dédié à la rencontre entre le jeu d’échecs et un scénario policier. Mais c’est bien plus que cela. D’échecs effectivement il sera question, mais d’une manière transversale, le centre nodal du récit s’articulant autour d’autre chose que l’échiquier : la quête de Talcott Garland, alias Misha, professeur de droit à l’université de Elm Harbor devant mettre en péril l’équilibre de sa famille et sa propre vie afin de retrouver les mystérieuses « dispositions » que son père, décédé d’une apparente crise cardiaque il y a quelques jours, a laissées à son intention, cryptées au chiffre d’un jeu de piste des plus compliqués.
C’est que le juge noir ultraconservateur Oliver Garland, surnommé par les siens Le Juge, a vu sa carrière cassée en 1986 lorsque son élection à la Cour d’Appel fédérale a été compromise à cause de l’amitié tendancieuse - et pour le dire ainsi, assez peu discrète - qu’il entretenait avec Jack Ziegler, acoquiné de manière notoire aux réseaux maffieux. Déjà marqué par la mort accidentelle de sa jeune fille Abby, le père de Talcott a alors connu des jours sombres, qui ne sont peut-être pas sans rapport avec sa récente disparition, que d’aucuns (en particulier Mariah, la soeur envahissante de Misha) soupçonnent de n’être pas accidentelle. Entrent aussi en lice dans le parcours de Talcott les ambitions de sa propre femme prétendant à un poste de haut magistrat - sur lequel lorgnent bon nombre de collègues universitaires de notre professeur de droit promu enquêteur malgré lui - et la corruption qui irrigue les terres de la politique jusqu’à Washington DC. La réception de deux pions issus du jeu d’échecs paternel et renvoyant à un célèbre problème, le Double Excelsior, mettra le feu aux poudre en même temps que surgiront les premiers cadavres d’une longue série, à commencer par le pasteur même qui a célébré l’enterrement du Juge.
Pour ceux qui l’entourent, Misha semble devenir fou peu à peu... Plus qu’à la spécificité de Misha qui voit « rouge », littéralement, lorsqu’on s’en prend devant lui à l’ « obscure nation » à laquelle il appartient corps et âme, le tour de force de ce roman tient surtout au fascinant portait de la société africaine-américaine mis en place par l’auteur, ainsi qu’aux enjeux politiques et sociologiques qui viennent s’y greffer. Non seulement se déroule sous nos yeux une critique en règle de la bourgeoisie noire américaine (sujet en soi original) grâce à ce qui ressemble à une sorte de journal de bord d’un homme qui va de rupture en rupture, pourchassé par l’emprise de son père au-delà du trépas, mais, qui plus est, Carter essaime dans son ouvrage des thèses en relation avec les divers ouvrages socio-politiques qu’il a déjà fait paraître.
Sous la plume de cet universitaire et juriste noir de renom, ayant enseigné à Yale, Echec et mat s’affirme comme un grand roman identitaire qui aborde de front la bassesse des congressistes (ici des law schools outre-Atlantique) - dont David Lodge fait communément ses choux gras - et la situation raciale aux Etats-Unis. Bientôt adapté par Hollywood, ce premier roman, que vous ne lâcherez plus une fois que vous y aurez plongé, a été vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis. Forcément, ça fait rêver.
Stephen Carter, Echec et mat, Robert Laffont, 2003, 680 p. - 24,00 €. |
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