De la première à la dernière séquence de l’oeuvre, le travail d’Hitchcock semble concentré sur la « mise en bouche »...
L’histoire
Provinciale recluse qui n’y entend rien en matière de plaisir et de sensualité, Lina Mackinlaw (Joan Fontaine) vit par procuration en se réfugiant dans les ouvrages qu’elle dévore. Héritière de bonne famille réprimée par son père qui ne voit en elle qu’une vieille fille, elle rencontre dans un train un vaurien séduisant, Johnnie Aysgarth (Cary Grant), qui va bouleverser sa vie. Collectionneur de jupons, le play-boy vit de ses gains aux courses, de mensonges permanents et d’hypocrisie arriviste.
Marié en cachette, le couple fait le tour de l’Europe avant de revenir dans une demeure somptueuse que Johnnie compte entretenir avec les rentes de sa femme. Celles-ci n’étant pas aussi élevées, il est condamné à travailler s’il veut continuer de correspondre au mari idéal dont rêve Lina. Mis ses vieux démons le reprennent, il détourne les fonds de l’entreprise où son cousin l’a embauché, retourne jouer aux courses et dilapide les quelques biens familiaux appartenant à sa femme...
I) La mort de l’écrit
La mort suite à un infarctus du père de Lina consacre une double rupture, qui est le point de basculement du film. D’une part la consécration de la sortie des interdits paternels liés à la sexualité (d’où la culpabilité de l’héroïne ayant souhaité inconsciemment la mort symbolique du père par son mariage avec Johnnie) ; d’autre part, le début de la zizanie dans le couple, Johnnie, l’oiseau de mauvais augure qui annonce le décès du père au moment où sa femme apprend ses exactions devenant un personnage ambigu et impénétrable. L’image phantasmatique du mari idéal, comique en diable, le cède en effet peu à peu au cynisme crapuleux d’un individu prêt à utiliser n’importe quel moyen pour parvenir à ses fins, y compris le meurtre. Atteinte coup sur coup par la déception du rapport à l’idéal (le rêve romantique du golden boy s’efface devant le portrait d’un être cynique) et par le rappel de la cruelle réalité (nos proches meurent tôt ou tard, nous laissant seuls avec notre destin), Lina perd les repères offert jadis par les livres, fût-ce le manuel de psychologie enfantine qu’elle consulte lors de sa première confrontation avec Johnnie.
Etymologiquement l’ in-fans est celui qui ne parle pas : si elle communique avec son entourage, la jeune femme éprouve des difficultés à s’entendre avec son mari (dont la personnalité complexe lui échappe) et se réfugie dans le support écrit des lettres et autre décharges que lui prodigue Johnnie afin de la rassurer sur sa bonne foi. Mais la tonalité même du texte se trouve modifié, dès lors que le verbe paternel (« tu ne coucheras point » ?) s’est éteint. A partir d’un télégramme porteur de mort, la paranoïa gagne celle qui s’abritait auparavant derrière les parois des mots. Une partie de scrabble sonne l’hallali psychologique, l’épouse se focalisant sur le mot « Murder » (assassin) qu’elle associe à son mari précipitant son ami Beacky du haut des falaises avoisinantes afin d’empocher l’argent investi dans une opération immobilière commune. Désormais, il convient de se méfier même des mots si Johnnie ,comme elle s’en persuade, en veut à sa fortune et cherche à la tuer, tout comme il a vraisemblablement mis fin aux jours de Beackey...
II) L’inversion de l’oralité, entre repli suicidaire et perversion
Plus rien n’est donc hors de "soupçons", le doute et l’inquiétude venant gangrener le moindre instant de détente. Convoqué à deux reprises dans le suppléments mis à disposition par Montparnasse Vidéo, Bill Krohn (à qui l’on doit "Hitchcock au travail" ) insiste sur cette dévaluation de l’écrit dans l’effondrement de Lina à quoi correspond une suspicion égale dans le regard de Johnnie. C’est que chacun suspecte l’autre de vouloir soit attenter à sa propre vie soit à celle de son congénère... Un creuset d’instabilité relationnelle qu’alimente Hitchcock avec deux séquences désormais classées comme des « classiques » du genre : apportant le soir un verre de lait à sa femme, Johnnie a tout du meurtrier prêt à utiliser ses connaissances en médecine légale pour récupérer en héritage la somme lui permettant de rembourser ses dettes aux bookmakers qui le harcèlent. Le verre laissé de côté par Lina, celle-ci décide le lendemain de partir chez sa mère : en cours de route, Johnnie emprunte sur les chapeaux de roue un raccourci frôlant des falaises à pic et se penche vers la portière de sa femme, qui se voit déjà précipitée hors du véhicule et s’évanouit de terreur. Revenue à elle, le mari et la femme peuvent enfin s’expliquer, Lina comprenant que son époux s’est renseigné sur le poison avec l’intention de se suicider et qu’elle n’a fait que surinterpréter ses gestes.
En ce sens, Soupçons offre une réflexion remarquablement aboutie sur le non-dit et sur le danger inhérent au repli sur soi et à la non-communication altruiste. En fin cinéphile, Krohn insiste plutôt sur la dimension psychanalytique de l’oeuvre, pointant également la critique latente que ferait ici Hitchcock du genre « thriller gothique » (et du cinéma qui l’accompagne) développé aux Etats-Unis avec son premier film sur place, Rebecca. Mais il ne faut pas occulter pour autant le statut particulier que réserve ce film de 1941 à « l’oralité ». De la première à la dernière séquence de l’oeuvre, le travail d’Hitchcock semble concentré sur la « mise en bouche », l’art de la prise de parole et de la rhétorique dont le pendant évoque une sexualité assumée et maîtrisée à l’instar du pur-sang que domine Lina lorsque Johnnie la revoit lors d’une réception. En ouvrant la jeune femme au plaisir des sens, le trublion nonchalant incarné par Cary Grant donne en fait la parole à Lina et lui permet d’éradiquer la "pater potentia".
On peut présumer qu’en retour l’épouse tente de combler du mieux possible cet homme expérimenté (qui avoue plus de 73 conquêtes au début du film !) mais qui ne coïncide absolument pas avec l’image qu’elle s’est construite d’un mari et d’un père potentiel, droit et loyal. Un homme « à principes » en somme. En toute logique, et sans savoir si partant elle se refuse à lui, Lina décide de retourner la parole contre celui qui en joue afin de l’abuser. De son côté, chaque mot proféré par Johnnie est un signe de perversion supplémentaire (surtout ne plus l’écouter, ne pas le croire) - ce qui la pousse à se refermer sur son propre univers - ; du côté du mari, le repli de la jeune femme sur elle-même est le dernier indice de sa propre transparence médiocre : même celle qui partage ses jours ne lui fait plus confiance. Les dettes et les sanctions menaçant, la seule sortie digne de ce nom est le suicide. Il faudra donc un cri (le hurlement de Lina dans la voiture, la rage explicative de Johnnie qui ne supporte plus la suspicion attachée à ses faits et gestes) pour que la situation revienne à la normale.
Juste retour à l’ordre des choses qui présuppose la reprise d’une sexualité mise en suspens par le décès du père, soit la réactivation d’une oralité tant sexuelle que communicationnelle. L’amour n’est jamais qu’une mort à deux voix. François Truffaut à d’ailleurs noté à ce sujet que chez Hitchcock « il était impossible de ne pas voir que toutes les scènes d’amour étaient filmées comme des scènes de meurtre et toutes les scènes de meurtre comme des scènes d’amour ». Est-ce un hasard ? La dernière séquence de Soupçons nous montre les Aysgarth enfin réconciliés, bras dessus bras dessous dans leur décapotable... sans que la moindre parole soit échangée.
frederic grolleau Soupçon ("Suspicion") Editions Montparnasse Vidéo, 2001 Alfred Hitchcock,1941, N &B, 100 minutes, Studio RKO Acteurs : Cary Grant, Joan Fontaine, Cedric Hardwicke, Nigel Bruce, Dame May, Isabel Jeans Suppléments DVD *Interview (5 mn) de Patricia HITCHCOCK, sa fille (V.O.S.T) *2 grandes interviews de Bill Krohn (auteur du livre " Hitchcock au travail " et correspondant des Cahiers à Los Angeles) : " Une Bovary anglaise " (20 minutes) : analyse critique du film illustrée par des extraits. (VF). Et " La fin de Soupçons : un tour de passe-passe " : explication détaillée de la manipulation opérée par le maître (15 mns environ, V.O.S.T) ; u *Livret de 16 pages rédigé par les Cahiers du Cinéma (avec photos du film). Caractéristiques techniques Master numérique restauré Son : 5.1 et mono Format Cinéma 1.33, écran 4/3 Standard Pal Zone 2 DVD doté de la VF, VO et VOST Prix : 30, 00 €
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