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Shmuel Trigano, Les Frontières d’Auschwitz.

Publié le 16 Juillet 2012, 18:51pm

Catégories : #ESSAIS

Le véritable devoir de memoire eu égard à la Shoah n’a pas eu lieu !

 

Empruntant son titre à une formule du ministre des Affaires étrangères, Abba Eban, qui montrait par cette appellation pendant la Guerre des Six jours qu’Israël était désormais prisonnier de l’ombre de la Shoah au sein d’un système international, S. Trigano, maître de conférence à Paris-X Nanterre et président de l’Observatoire du monde juif, analyse ici les métamorphoses contemporaines de l’antisémitisme.
Concentrant principalement sa réflexion sur la notion de "devoir de mémoire", il montre que cette expression recouvre un profond paradoxe : on reconnaît en effet aux Juifs leur statut de victimes de la Shoah, surtout en ces derniers temps où l’accent a été mis sans cesse sur la commémoration du génocide juif, notamment avec le 60e anniversaire de la libération des camps de la mort, mais on les désigne en même temps comme des bourreaux dans le conflit qui les oppose actuellement aux Palestiniens. Ainsi donc, tandis qu’est partout "exalté" le devoir de mémoire eu égard aux victimes de la Shoah et aux "damnés d’Auschwitz", l’auteur constate que les juifs, dans le même temps, se voient suspectés d’instrumentaliser leur martyre d’hier à des fins idéologico-financières d’aujourd’hui.

 

D’où un essai d’une grande force et d’une grande clarté destiné à mesurer comment on a pu en arriver là : transformer les victimes en coupables pire erncore (ou pas mieux) que les bourreaux qui les persécutèrent, ce que montrent chaque jour les médias à propos des événements du Proche-Orient. En écho aux inquiétudes du philosophe Jean-Claude Milner dans Les penchants criminels de l’Europe (Verdier), et dans la lignée du pamphlet de N. G Finkelstein : L’industrie de l’Holocauste (La fabrique), Les Frontières d’Auschwitz démont(r)e, partant, les rouages de la "logique perverse" à l’oeuvre dans cette exigence de devoir de mémoire vide de sa signification et met en parallèle la perception actuelle d’Israël par l’Europe avec le regard qu’elle jetait sur ses citoyens Juifs dans les années trente.
Il y a là, dans la "falsification majeure" du devoir de mémoire opérée par l’idéologie contemporaine un tour de passe-passe qui vise à nier le destin juif de l’après-guerre puisqu’ici on se soucie davantage de la tragédie que des juifs eux-mêmes l’ayant vécue dans leur chair, "déduction faite de leur judéité". Et l’auteur d’appuyer, non sans pertinence, son propos, indiquant que si la compassion européenne porte alors sur les individus concernés, elle ne porte pas sur le peuple juif en tant quel, ce qu’il lui reproche.

 

La Shoah dans ses conditions ne se donne en effet que comme l’inimaginable mais logique conclusion de l’attitude de l’ Europe moderne n’ayant cessé d’ exclure ou de cacher l’existence du peuple juif - un peuple faisant pourtant "partie intégrante" de l’histoire de l’humanité et détruit précisément parce qu’il n’a pas su trouver sa place dans la constitution européenne des temps modernes. Or le danger est qu’en rendant abstrait victimes et bourreaux, on reduit l’extermination à n’être qu’une figure parmi d’autres du "racisme en général"....
Si l’on regrette que Trigano procède à charge dans son cri d’alarme et affiche d’embée le camp auquel il appartient - son objectif étant d’attester en quoi Israël est tout sauf une abberation de l’Histoire -, ce qui donne lieu à certaines envolées polémiques qui ressortissent encore trop à nos yeux à l’affect pur, il n’en demeure pas monis que la rhétorique développée par l’auteur est des plus convaincantes, notamment lorsqu’ il établit en quoi le capital de compassion que l’Europe avait accordé aux Juifs lorsque furent connues les horreurs de la Shoah a été détourné au profit du "peuple qui souffre", c’est-à-dire les Palestiniens, la "Nakba" remplaçant alors pour certains, dans sa littéralité même, la Shoah, les Juifs devenannt des bourreaux et les Palestiniens des victimes qu’il faut sauver...

 

Mais Trigano ne se contente pas seulement dans ces pages enlevées de s’insurger contre le déni du droit pour le peuple juif de vivre en paix dans son Etat - Israël est né en toute " légalité " à la suite d’une décision de l’ONU il y a 56 ans -, il montre en quoi l’enseignement même de la Shoah dans le cadre de l’education nationale est problématique, l’enjeu étant bien en définitive de déterminer si l’Europe souhaite traiter son problème avec Israël de la même façon qu’elle a traité naguère son problème avec ses Juifs, débat de fond qui donne lieu à un saisissant "résumé" historique de la condition des juifs depuis leur persécution par l’anti-judaïsme chrétien (fortement relayé par la société de l’Ancien Régime) en passant par L’Emancipation de 1791 (leur reconnaissant le statut de citoyens en tant qu’individus mais pas en tant que peuple), le Consistoire Juif fondé par Napoléon Ier en 1807 et la logique de constitution de communauté et de diaspora qui en a découlé.
Et la mémoire de la Shoah, cette "façon dont l’Europe construit l’effondrement politique de la modernité", d’apparaître essentiellement alors comme voulant sa propre "mise à distance", paradoxe de ce qui vise à escamoter l’objet de mémoire "au sein [même] de son exaltation" , ce qui expliquerait selon l’auteur la dimension sacrée et irrationnelle dans laquelle versent à outrance toutes les commémorations et autres muséifications de la Shoah, forêt cachant l’arbre (et non l’inverse) en quelque sorte.

 

Un insupportable écart qui condamnerait de nos jours les juifs à être soit victimes soit nazis s’ils s’affichent pro-israéliens ! Une autre manière de dire, et chacun perçoit le choc causé par ce pavé dans la mare, que les juifs quand ils ne sont pas victimes sont des nazis par nature... Des juifs enfermés de ce fait par le devoir de mémoire (jouant le rôle de mauvais impératif catégorique) dans le "sarcophage" de la Shoah, à jamais "prisonniers d’Auschwitz" car accusés quand ils en sortent "de jouer le retour des "morts vivants" !"
On apprend beaucoup dans ces pages et l’on mesure alors combien la Shoah elle-même doit à la propension reconduite au fil des âges avec laquelle l’europe a toujours refuser de reconnaître aux juifs le statut de peuple à part entière. Un essai maîtrisé à méditer à plus d’un titre puisqu’il évoque de manière baudrillardienne somme toute en quoi le véritable devoir de memoire eu égard à la Shoah n’a pas eu lieu.

   
 

frederic grolleau

 

Shmuel Trigano, Les Frontières d’Auschwitz. Les ravages du devoir de mémoire, L.G.F. Collection : Livre de Poche essais, /2005, 250 p. - 6,00 €.

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