Lorsque le devoir mal compris l’emporte sur la haine, le génocide est au rendez-vous de l’histoire.
Rédigé entre 1950 et 1952, La Mort est mon métier retrace de manière romanesque la vie de Rudolf Lang (alias de Rudolf Hoess, membre du parti nazi qui dirigea le camp de concentration d’Auschwitz et y orchestra de manière industrielle le massacre en masse des détenus). Présentée sous un jour particulièrement noir, l’enfance de Lang est ici placée sous l’autoritarisme abusif d’un père bigot qui fait vivre un véritable calvaire à la mère et aux soeurs de Rudlolf sous prétexte de les éduquer au droit respect des valeurs chrétiennes. La tendresse de la bonne n’est hélas pas suffisante pour compenser l’incapacité de la mère à protéger ses enfants, et Ruodlf subit de plein fouet la discipline paternelle et les prières quotidiennes qui sont autant de purifications.
ll faudra attendre le décès "naturel" du père pour que le jeune Lang, ayant pris en grippe la religion, puisse enfin voler de ses propres ailes : une liberté mal employée qui ne pourra que le mener à rechercher de nouveau la discipline du père - une lecture que ne renierait point le Wilhelm Reich de Psychologie de masse du fascisme - en entrant à 16 ans à peine dans l’armée allemande, à intégrer les Corps Francs pendant la Première guerre mondiale (où il est décoré pour sa bravoure) puis la mouvance d’extrême droite de l’époque une fois démobilisé. Hanté par un désir patriotique hors du commun, Rudolf, repéré par le parti nazi pour ses compétences et qui s’est marié entre temps et a eu plusieurs enfants, est ensuite invité à prendre la direction du camp d’Auschwitz pour y oeuvrer à l’application de la solution finale. Un "honneur" qui l’aménera en toute logique à avoir sa place aux procès de Nuremberg...
En retraçant l’existence d’un tortionnaire - plutôt que ses victimes - de la Seconde guerre mondiale (terribles pages que celles où Merle nous fait état d’un Lang qui n’a jamais été très sensuel et préfère cirer ses bottes plutôt que coucher avec sa femme pendant que son principal subordonné se suicide au gaz car il ne supporte plus les cris des juifs exterminés !), La Mort est mon métier présente un portrait tout en contradictions du commandant du camp : à la fois attendrissant et odieux, humain et monstreux, Lang voit sa vie privée ravagée par la pulsion d’obéissance que son père lui a infligée à même le corps - sur le modèle de la herse gravant le code de lois dans la chair du condamné avant de le tuer par ce procédé subversif dans La Colonie pénitentiaire de Kafka - et qui contribue à le rendre radicalement insensible à toute pitié.
C’est ce double visage de celui qui ordonne le jour le massacre de milliers d’innocents et qui demande le soir à son fils ce qu’il a appris de nouveau à l’école que dégage Merle dans un texte remarquable de sobriété et d’économie dans les moyens. Longtemps avant que la philosophe Hannah Arendt s’intéresse (et fasse connaître au grand public) "la banalité du mal" dans Eichmann à Jérusalem, et que la notion même de "devoir de mémoire" soit sur toutes les lèvres, Merle met en scène un héros tout simplement déroutant, qui tient des propos insoutenables et refuse de voir la réalité du génocide en face, se réfugiant constamment dans cet asile de l’ignorance qu’est la stricte obéissance aux ordres du Führer... et refusant, jusqu’au bout, de penser aux conséquences de ses actes inqualifiables, uniquement accaparé qu’il est moins par le fanatisme que par les problèmes d’ordre technique que rencontre l’anéantissement chaque jour d’un nombre toujours plus grand d’"unités" à Auschwitz.
Rarement après Merle il sera montré quelles conséquences dramatiques peuvent découler dans l’histoire des hommes lorsque l’un d’entre eux agit non pas par haine mais par simple devoir - ce qui est bien pire encore ! Basé sur les interrogatoires de Hoess dans sa cellule par le psychologue américain Gilbert et sur les documents du procès de Nuremberg, le roman de Robert Merle, publié en 1952, choqua les mentalités car il affrontait via la création littéraire un tabou, mais tous s’accordent à reconnaître aujourd’hui l’inévitable valeur de ce texte, auquel l’auteur introduit par une préface rédigée en 1972 où l’on peut lire :
Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs "mérites" portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’Etat. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux.
On s’étonne tout de même ici de lire dans un tel contexte cette mention de l’impératif catégorique, marqué par Kant comme le signe de la loi morale en l’homme ; également, de remarquer l’hypostase du nazime crédité d’une majuscule indue, et plus encore de cette autre observation du romancier :
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l’opinion populaire.
Mais n’est-ce pas au contraire cette même opinion publique - toujours manipulable dans les faits par la propagande et l’idéologie - qui porta au gouvernement Hitler et ses sbires ? Le pire n’advient-il pas en politique, malgré qu’on en ait, dès lors que c’est la doxa, livrée à elle-même (appuyée sur sa misère et la famine en ce qui concerne l’Allemagne de la fin des années 30) qui se prononce sur ce qui fait le droit ?
N’importe, Merle était cetrainement meilleur romancier que préfacier et, plus que jamais, il faut lire La Mort est mon métier car ce livre est un indispensable, qui nous fait réfléchir au devenir d’un homme médiocre placé par l’Histoire dans une situation extraordinaire, ce qui le précipite sous nos yeux dans l’horreur et la négation de l’Autre.
frederic grolleau
Robert Merle, La Mort est mon métier, Gallimard coll. "Folio", 1976, 384 p. - 5,64 €. | ||
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