"Aucune mort n’est aussi choquante et destructrice qu’un suicide."
A l’occasion du 23e Salon du livre de Paris, dédié aux auteurs néerlandais, rencontre avec Renate Dorrestein pour Le Littéraire
Frédéric Grolleau : Un ton macabre, noir, traversé par une pointe d’humour, caractérise vos trois romans traduits en France chez Belfond, Vices cachés, Un coeur de pierre et Sans merci : toute votre oeuvre s’approche-t-elle de cette veine-là, dont vous reconnaissez qu’elle est proche des gothics novels ?
Renate Dorrestein : Oui, tous mes livres aiment côtoyer les aspects les plus sombres de la personnalité humaine. L’important est de comprendre ce que signifie « être humain » et comment préserver cette humanité dans toutes sortes de situations. J’écris surtout sur cette connaissance de soi-même que nous refoulons. D’où cette part du mal que nous nous faisons les uns aux autres dans tous mes livres.
F. G : Vous vous intéressez en particulier aux points de rupture, à l’équilibre familial qui se trouve soudain rompu à un moment donné...
R. D : Je vais d’abord vous expliquer comment j’écris. Il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui font un plan très précis avec un programme d’emploi du temps, et ceux qui ne savent pas vraiment où ils vont - dernière catégorie à laquelle j’appartiens. J’écris donc dans le même état d’esprit que le lecteur qui découvre le livre. D’une page à l’autre je ne sais ce qui va se passer, ce qui rend mon travail très fascinant...
Ces histoires existent quelque part avant que je ne commence à les écrire ; elles ressemblent à ces âmes des enfants qui ne sont pas encore nés et qui flottent au-dessus de l’univers à la recherche de parents qui vont les enfanter. Je dois les traduire pour leur faire quitter l’état vague qui est le leur, avec la langue qui leur est propre, pour les rendre accessibles à d’autres. Il ne s’agit alors pas tant de créer à proprement parler que de traduire. L’ histoire et moi, en définitive, nous travaillons ensemble, nous sommes partenaires pour rendre ce récit le plus intéressant possible.
Dans un premier temps, je cherche à connaître le plus d’informations possibles sur cette histoire et ensuite je m’attelle à l’organisation, la structure en flash back etc. Et quelquefois la technique est un peu laborieuse ; par exemple, j’ai écrit 22 versions du roman Sans merci ! Je fais partie de ces écrivains qui aiment beaucoup leur travail ! En revanche l’histoire de Un coeur de pierre a été rédigée en 5 mois, elle s’est imposée à moi et la seule difficulté c’était de pouvoir écrire assez et pour la suivre...
F.G : La question de la culpabilité est également au coeur de tous vos récits, semble-t-il...
R. D : oui, Sans merci est l’histoire simple de parents qui perdent leur fils unique, assassiné par hasard dans une discothèque alors qu’il venait de découvrir l’amour. Après cette mort, les parents ont beaucoup de mal à se retrouver dans leur chagrin : le drame les fait se séparer complètement au lieu de les réunir. Franka voudrait garder vivant le souvenir de son fils, parler de lui tandis que le mari Phinus se sent responsable de la mort de son fils car il lui a donné l’argent pour aller en discothèque... Il commence aussi à avoir peur de tout car son fils a été tué par un autre adolescent, et le monde entier se transforme à ses yeux en une vaste jungle. Il perd tout sens des réalités, n’arrive plus à distinguer quels endroits sont sans danger ; ce qui l’amène à déclencher une série d’événements dramatiques. Et c’est tout ce qui je vous dirai sur ce livre !
F. G : Est-ce que vous pensez que le travail du deuil, qui est récurrent dans vos romans, s’accomplit différemment selon qu’on est homme ou femme ?
R. D : En un sens oui. Il est trés difficile de faire ce travail par rapport à une tristesse profonde. J’ai l’impression qu’en Hollande les femmes ont moins peur de s’abandonner à un tel désespoir tandis que les hommes le refusent.
F. G : Raison pour laquelle Phinus est concepteur de jeux, du coté du jeu dès le départ, préférant inventer des règles plutôt que d’affronter le principe de réalité ?
R. D : Oui, son métier lui a donné la croyance très naïve et puérile qu’il y a des règles à tout et que s’il les respecte rien de mal ne pourra lui arriver. Mais il y a toujours le destin et le chaos qui font que nul ne peut être sûr de ce qui va arriver, justement.
F. G : Certains critiques rangent vos romans du coté du drame psychologique mais aussi du côté de la tragédie grecque. Vous êtes d’accord avec ce point de vue ?
R.D : J’ai peur que cela donne une image erronée de mes romans. Mes sujets sont souvent graves et sordides mais j’ajoute beaucoup d’humour pour retrouver un équilibre. Mes romans ne sont donc pas complètement déprimants ! Vous savez, ma jeune soeur s’est suicidée lorsqu’elle avait 20 ans et cette mort m’a marqué à vie : aucune mort n’est aussi choquante et destructrice qu’un suicide. Quand quelqu’un meurt du cancer, on ne se dit pas « j’aurais dû faire quelque chose » ; mais quand une jeune fille décide de prendre sa propre vie on se dit, des années après, « j’aurais dû l’aider ».
Le thème de la culpabilité est en voie de conséquence structurant dans toute mon œuvre, et il y a tellement de facettes à explorer sous cet angle que c’est un champ infini pour la créativité de l’écrivain. Tout cela a l’air très sombre mais j’insiste : il y a toujours beaucoup d’amour et de rires dans mes romans, de même qu’une réconciliation finale entre les personnages intervient toujours ! Il suffit d’une prise de conscience pour qu’ils saisissent soudain en un éclair qu’ils vont pouvoir gérer le drame qui est le leur ; alors pourront-ils embrasser la vie de nouveau...
F. G : Contre toute attente vos personnages n’ont pas recours à la solution de type religieuse ?
R. D : Certains de mes personnages aimeraient beaucoup pouvoir se tourner vers Dieu et trouver de l’aide là-haut. Mais la plupart comprennent que ce n’est pas de là que viendra le salut, et qu’il y a maintes autres choses à faire.
F. G : Quels sont les auteurs qui vous inspirent ?
R. D : Mon héros est l’auteur américain Kurt Vonnegut son roman Abattoir 5, ou la croisade des enfants, qui traite de la ville de Dresde bombardée pendant la 2de guerre mondiale, un sujet qui ne m’est pas familier et constitue l’une des plus grandes tragédies du XXe siècle. Vonnegut en a fait un récit burlesque, ce qui était non seulement très osé mais l’a rendu d’autant plus poignant. Cela m’a fait prendre conscience que lorsqu’on parle de sujets sombres il est nécessaire d’utiliser un ton plus léger et d’ajouter de l’humour afin de libérer le lecteur.
F. G : Le mot de la fin ?
R. D : Quelquefois je me rends compte que je passe ma vie à projeter des histoires de gens qui n’existent pas et n’existeront jamais. Mais c’est un sacré privilège, aussi !
Propos recueillis le samedi 22 mars 2003 dans la bibliothèque Saint-Eloi par Frédéric Grolleau, avec la complicité de la traductrice Ariane Hudelet et l’autorisation de Paris-Bibliothèques
Renate Dorrestein, Sans merci, Belfond, 2003, 280 p. - 18, 50 € |
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