Ou le prisme sensoriel de deux cultures et de deux arts culinaires qui s’affrontent par les odeurs.
Belle jeune fille indienne vivant au Kenya, où elle est heureuse avec les siens jusqu’au jour où son père est tué pendant une émeute, Lîla se retouve parachutée à presque 18 ans chez un oncle et une tante de la banlieue parisienne. Sans papiers, déboussolée par la langue et la perte de ses moindres repères familiaux, la jeune fille, abandonnée par sa mère partie vivre avec ses deux jeunes frères à Londres, doit survivre dans un milieu hostile - symbolisé par l’enfermement de sa tante obèse dans son appartement rachitique/bunker -, livrée à elle-même et à un devenir de factotum peu reluisant.
Dans cet univers tout en nouveauté, c’est son sens particulier des odeurs qui va désormais guider Lîla, ayant entretemps appris l’art de la cuisine auprès de sa tante, au gré de ses rencontres et des bouleversements de son existence. En effet d’abord préposée à la comptabillité dans la boutique de son oncle du 10e arrondissement, là où il culbute régulièrement ses clientes sur les sac d’épices et de piments de l’arrière-boutique, Lîla devient ensuite jeune fille au pair, mais sa relation amoureuse avec le maître de maison, Bruno Baleine, la poussera finalement dans les bras du roi de l’epicerie fine qui détient la chaîne du Bon Marché, Philippe Lavelle. C’est sans compter toutefois sur l’odeur tenace entre toutes qui lui colle au corps, celle de ses propres secrétions et exsudations qui ne cesse de la rappeler à son passé d’orpheline et d’enfant abandonnée.
L’odeur donc. Elle donne son titre au roman et exerce en ce sens un puissant facteur d’attraction sur le lecteur qui se souvient de certain suskidien Parfum. A bien y regarder pourtant, l’odeur n’est pas si présente que cela dans la première moitié du roman (si on laisse de côté les belles pages dédiées à la cuisine de sa tante Latha - et à son art de recueillir le chant des oignons avant leur mort ! - chez qui Lîla acquiert malgré elle son "nez" et son sens de la gastronomie indienne), le seul effluve parcourant le roman étant de fait celui du corps fauve (relent d’une punition eu égard aux mauvaises actions qui sont son fait ?) de la jeune fille et de senteurs exotiques auxquelles on s’attend d’entrée.
On ira même jusqu’à dire que ce roman a surtout l’odeur de l’eau de rose, vu le caractère interminabe et assez peu passionnant des frasques de Lîla avec Bruno B. Jusqu’au moment où le livre décolle lorsque la jeune fille au pair séduit Lavelle, lequel propose rien moins, appelons un chat un chat, que de l’acheter pour la sauter...
Et Lîla de se vendre derechef, en échange de la "célébrité", à celui que son odeur révèle comme sucre, viande et beurre, une odeur de saucisson. La messe est dite, et L’odeur prend alors son plein essor, basé sur la relation dialectique entre Lavelle et Lîla, prisme sensoriel de deux cultures et de deux arts culinaires qui s’affrontent dans le seul langage commun des odeurs (avec au passage une extraordinaire visite du Bon Marché par un Lavelle exposant à sa conquête comment il a fondé son empire sur son aptitude commerciale à susciter le désir chez autrui, magnifique séquence). Ainsi grâce à un odorat hors du commun l’héroïne parvient-elle à se "réinventer", et Radhika Jha à célébrer dans un roman du meilleur des goûts un art de vivre à la sensualité rayonnante.
frederic grolleau
Radhika Jha, L’odeur (traduit de l’anglais par Dominique Vitalyos), Philippe Picquier Poche, 2005, 450 p. - 9,00 € |
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