Ce premier roman contemporain de Pierre Bordage fut l’une des très bonnes surprises de la rentrée littéraire 2001...
Il ne fait pas bon être prophète dans son pays, encore moins poser au nouveau Messie, surtout quand il s’agit d’une France arquée sur ses privilèges, arc-boutée sur ses illusions de croyance et de propriété. Or vient d’apparaître au regard de tous l’agitateur Jésus, "le Christ de l’Aubrac", un Indien Desana réchappé du massacre de sa tribu colombienne et élevé dans la Lozère. Multipliant les miracles, ce Christ new age qui se fait appeler Vaï-Ka’i (le Maître-esprit), sème chez ses disciples les germes révolutionnaires du néo-nomadisme enjoignant chacun d’ abandonner travail, biens et argent pour s’ouvrir à la générosité de la toile communautaire - qui relie tous les hommes désireux d’accéder à la maison des lois et des esprits.
Faute de quoi l’humanité ne sortira pas de son impasse d’autoconsumation dont les paroles de "Fin d’immonde", le rap apocalyptique de Taj Ma Rage, annoncent bien la couleur :
Ton seul futur : néant, liquidation (...) / Les savants et les prophètes le clament (...) / Feu sur la calotte, feu sur les culottes !
Emblème cyclique de ce vaste programme et des passerelles entre les espèces, le double serpent de l’ADN fleurit bientôt dans le monde entier, remettant en cause la spéculation capitaliste, le monopole sexuel comme la confiscation politique du pouvoir. Telle est "l’insupportable légèreté de l’errance".
Sous la plume de Pierre Bordage qui livre ici son premier roman contemporain, quatre personnages principaux vont progressivement accéder à la sagesse de Vaï-Ka’i : Yann le fidèle compagnon du Maître, Marc le journaliste sur le retour, Mathias le tueur professionnel et Lucie la cyberstripteaseuse reconvertie. De ces quatre fils de trame épars, l’auteur tire la substance d’une étoffe de première qualité : un "théo-thriller" où humilité, respect, avidité et égoïsme sont combinés dans un scénario explosif mettant en relief l’éternel danger du prosélytisme au regard de l’orthodoxie et de l’élitisme technocratique. Ainsi services secrets, terroristes, gotha politique se donnent-ils la main, concoctant attentas et complots, afin d’éradiquer celui qui rend caduque toute notion de frontière quand il célèbre LE détachement absolu.
Mais dans un monde régulé par les euros des marchands du temple pour qui le Net vaut comme "nouvelle carte aux trésors", le hacker suprême n’a pas nécessairement besoin d’un ordinateur pour marquer les consciences. Une fois refermé ce diable de livre faisant son beurre romanesque de la paranoïa de l’Eglise face au chamanisme, les valeurs sociales et morales ne sont (enfin) plus ce qu’on croit - c’est tant mieux ! On aurait pu s’y attendre ; maintenant c’est sûr : L’Evangile du Serpent est la "bonne nouvelle" de la rentrée littéraire 2001.
frederic grolleau
Pierre Bordage, L’Evangile du Serpent, Au Diable Vauvert, 2001, 560 p. | ||
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