Une mélodie en sous-sol aux allures de conte philosophique qui est aussi un requiem pour un sauvage viscéral.
Amant adultérin, Rémi Laredo, marié et père de famille, l’est sans conteste aux yeux de la société. Ne cultive-t-il pas en secret depuis deux ans une passion inextinguible pour Victoria, la femme du docteur Klein rencontrée à une soirée et avec qui il s’aménage de folles escapades érotiques dans de multiples lieux (voiture, parking, salle officielle...) ?
Le sexe sans effroi ou l’envers de l’aliénation
Qu’on ne s’étonne donc pas de lire sous la plume de l’auteur, à l’accoutumée plus réservé dans ce domaine, des descriptions crues censées traduire le vertige paroxysmique qui aspire ces deux âmes ne formant plus qu’un corps. Une lecture qui choisirait d’en rester à la superficie première des choses pourrait certes ranger ce texte et son approche du sentiment amoureux dans la même catégorie que Vers chez les blancs de Philippe Djian ou que La nouvelle pornographie de Marie Nimier parus naguère. Autant dire la mise à plat, froide et objective, dans une relation sexuelle, des fantasmes de chaque partenaire afin d’en pointer a contrario les limites - tant langagières qu’ontologiques. De ce côté-là, le roman de Pierre Assouline suggère en permanence l’aliénation d’un dédoublement qui n’est pas sans prétendre, paradoxe consenti, à la profondeur. Ce n’est sans doute pas pour rien que le héros au patronyme si musical est assailli d’acouphènes cacophoniques. Que le digne spécialiste de l’art pariétal qu’il représente ne trouve sérénité que dans les souterrains et les cavités de tous acabits qu’il explore. Rémi Laredo souffre du pire tourment qui soit : il n’in-carne personne, il ne s’accomplit que dans l’au-delà - le plus souvent réduit à un en-deça grot(t)esque - des conventions et stéréotypes.
La preuve ? Son "modèle" n’est autre que l’aussi héroïque qu’utopique baron de Münchhausen... Mal dans la peau qu’on lui prête sans qu’il s’y reconnaisse, et pour cause : il s’agit d’un épiderme factice où on l’enferme, l’amant de Victoria fait l’épreuve, comme Thomas l’imposteur chez Cocteau, du syndrome de la profondeur qui stipule : "un homme vraiment profond s’enfonce, il ne monte pas (...) tandis que [l]es grandes intelligences médiocres (...) montent sans encombre jusqu’à la petite corniche du pouvoir."
Une maîtresse qui disparaît, un amant qui n’en sait pas assez
Aussi chaque jour davantage Rémi s’embourbe-t-il dans le marécage d’une vie de couple standardisée, aux désirs en kit, qui lui sort par les yeux. Décalage permanent d’avec l’enchantement des étreintes inventives auxquelles s’adonne et s’abandonne Victoria, apnée voluptueuse de l’oubli du quant-à-soi rigide où se complaît Marie, ivresse des sens sans retenue contre valeurs mondaines égocentrées, tout cela aboutit, (onto-)logiquement, à une catastrophe. Au sens propre. Rémi perd son être par tous les pores. Un défaut soudain dans le parallélisme des deux lignes de conduite concurrentes, la disparition inexplicable de Victoria, suffit à les précipiter l’une dans l’autre... Rémi et Marie. Rémi et Victoria. "Double vie." "Au fond, constate le mari/amant, il s’était peut-être inventé une histoire qu’il avait fini par prendre pour sa vie. On ne l’aurait pas cru. Il ne suffit pas de dire la vérité, encore faut-il qu’elle soit vraisemblable. Celle-ci tenait en six mots : tout est double, rien n’est simple." Entre les deux, toujours le même paumé. Le perdant de service qui ne parvient pas à choisir, ou se prononce invariablement trop tard. Ce qui revient au même. Un paléontologue de 40 ans, amant de première bourre et mari de dernière médiocrité, qui traîne son désespoir et son mal-être comme on va au charbon : à contrecoeur.
C’est alors une autre doublure, nouvelle mise en abyme, qui se profile : celle, caricaturale à souhait, de la société de consommation, des relations mondaines et des private jokes. Le romancier n’hésite pas à profiter de la brèche pour saper dans la foulée les murailles de notre "société de surveillance" où les mots secret et intimité n’ont plus de sens. En troubadour esseulé désarçonné par l’évanouissement de sa mie, Laredo en fait des tonnes, poussé par l’auteur à la critique jusqu’auboutiste de ses semblables, qui sont également ses faux-semblants. La dénonciation féroce des "poseurs" Pierre Assouline use et abuse sans vergogne ni retenue - qu’est-ce qu’écrire, sinon toujours autre chose ? - des formules chocs et des déclamations provoc attentatoires à autrui. Davantage que la seule louange de la spirale de la clandestinité ou du sexe underground, le livre devient un creuset où s’amalgament toutes les dialectiques : intérieur/extérieur, moi/ils-elles, individu/société, culture/barbarie, musique/bruit, humour/ironie, privé/public, rêve/réalité... etc.
En un repas mondain offrant un portrait caustique des "genres" représentatifs des diverses classes sociales sont tournés en ridicule, ad vitam aeternam, tous les travers de nos contemporains. Impitoyable. Le lecteur ne saisit pas toujours à quel moment l’auteur s’amuse, à quel moment il dénonce, et c’est tant mieux. Disons que Pierre Assouline a la calomnie romanesque d’autant plus jouissive qu’elle est féroce. A moins que ce ne soit l’inverse.
La libération du langage et l’essor prophylactique du doute
Entre références cinématographiques et livresques appuyées, chacun est libre de reconstituer, à partir de "l’envers du décor" proposé, le puzzle de la vérité et du bonheur. De redonner son épaisseur au personnage masculin principal en le vidant au fur et à mesure des contradictions dont le romancier l’a patiemment grevé. Laredo poursuit bien lui-même l’achèvement de sa propre mosaïque amoureuse à travers la reconstitution d’un puzzle, émiettement industriel d’une énigmatique photographie d’Eliott Erwitt : California 1955. Le tout exprimé par le rythme trépidant de phrases-fugues, mimésis de la société contemporaine où la scansion ne s’encombre plus des canons de la ponctuation. A la convergence du style adopté et du thème choisi, il est difficile de ne pas songer alors, voie impénétrable du hasard éditorial, au roman de Christophe Spielberger, On part (00h00, 2001), où les thèmes de la double vie, de la tromperie, du puzzle et de la folie voisinent avec celui, omniprésent, de la mort. Dans les deux cas de figure, "on" se situe quelque part, dans l’opacité du "désir de l’autre".
Derrière la farce de Double vie, cette "mélodie en sous-sol" aux allures de conte philosophique qui est aussi un "requiem pour un sauvage" viscéral bien de chez nous, affleure plus tragiquement la portée destructrice du doute. Cela, dès que ce dernier est retourné - symétrie inversée dont un Borges a notamment vanté les charmes de rétorsion infinie - contre une conception par trop commune du réel. Tout cela fait beaucoup pour un seul livre-miroir. Soit. Mais il faut bien, faute (narcissique) de se complaire à soi-même, traquer tous azimuts les ombres caverneuses qui nous donnent le change et nous font demeurer sinon dans l’arrière-monde de la pseudo-normalité. "Mais où [donc] s’arrête le mensonge et où commence la vérité ?" La question de Rémi Laredo reste ouverte. Le monde n’a pas d’explication, il n’a que des fêlures qui strient "le fameux outre-noir qui s’adresse directement à l’âme, cette couleur proche de la lumière des ténèbres."
Pierre Assouline, Double vie, Gallimard coll. "Folio", 2002, 250 p. - 5,30 €. Première édition : Gallimard coll. "Blanche", janvier 2001, 211 p. - 16,00 €.
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