Malgré son air de gentleman farmer, en costume tweed trois pièces et à montre de gousset, Hubert Nyssen est un expert en fantôme.
Dans ses pages bruissent, telles les chaînes de revenants égarés, les mots d’une langue précieuse. Or un mot, même graphiquement, c’est ce qui n’est jamais très loin de la mort. Puisque toute détermination est une négation, selon l’adage latin, il suffit qu’un de vos proches disparaisse pour que viennent le recouvrir souvenirs enfouis et mots enfuis. Le professeur Bruno Bonopéra, alias Bébé, est mort, donc. Aux autres, à ceux qui restent, de procéder à la mise en bière, du corps comme des mots qui diront désormais à la postérité qui il était.
Et ce sont cinq voix discordantes, cinq points de vue opposés (son ami et confident Charles Miossec, ses deux filles, la femme avec laquelle il vivait bon an mal an et une de ses étudiantes, férue du maître) qui entrent en scène, nous exposant l’art de vive de Bonopéra, sa relation aux trois femmes de sa vie et au grand poète du XVIe siècle Salluste du Bartas auquel il consacra sa thèse et ses principales recherches. Bien entendu, ces individus ont tous leurs problèmes, leur interprétation personnelle de telle ou telle situation. De la cacophonie de leurs perceptions diffractées de Bonopéra naissent pourtant petit à petit, distorsion après distorsion, les linéaments du visage du disparu. Non pas tant un masque mortuaire, outrancièrement grimé par la dernière compagne, que la vérité d’un "homme inachevé" ayant sa vie entière couru la chimère de la belle Paulina.
Hubert Nyssen, qu’on sent comme habité par son roman à tiroirs, nous laisse ici en partage une œuvre à la joie féroce, qui est aussi bien un hymne à la genèse des mots, à la "visitation" littéraire sous toutes ses formes qu’à l’art de danser au-dessus des tombes des êtres bien-aimés.
Mais en revanche... Je m’arrête un instant car revanche est un bon mot, un vrai, un de ceux dont tu disais qu’ils sont francs du collier. En revanche, ça sonne mieux que par contre, qui est trop froid. Tu ne m’aurais pas des fois passé un peu de ta maladie des mots ? Ah, qu’il est loin le temps où tu m’expliquais avec patience que chaque mot est un petit volcan en attente d’éruption. Moi, les mots, je les voyais plutôt comme les jetons d’un damier, les pièces d’un puzzle ou mieux encore les mises à la roulette d’un casino. Faites vos jeux, les mots sont dits, rien ne va plus. Je te livrais mes élucubrations, tu te fâchais et jusqu’à une certaine époque, on a réglé ces disputes au lit car là, toi et moi, on utilisait le même dictionnaire. Je déraille mais c’est depuis le premier jour avec toi que je déraille, Bruno, je n’ai jamais rien compris à tes aiguillages.
Magnifique roman sur la communication, plutôt sur l’a-communication (son absence et sa vacuité), Pavanes et javas sur la tombe d’un professeur se lit comme il a sans doute été écrit : d’une traite. Ajoutons l’essentiel, car le meilleur se garde souvent pour la faim : en proie au souvenir envahissant, tous les sujets ("supposés savoir" eût dit Lacan) de ce roman sont en quête des carnets noirs où le défunt tenait son journal et où il a consigné la vérité sur un trépas qui n’est peut-être pas dû qu’à une rupture d’anévrisme... Au point de convergence de tous les genres littéraires, Hubert Nyssen s’installe avec sérénité en érudit apiculteur des mots, pour le plus grand bonheur des lecteurs et lectrices qui sauront en faire leur miel.
Hubert Nyssen, Pavanes et javas sur la tombe d’un professeur, Actes Sud coll. "Un endroit où aller", 2003, 360 p. - 21,00 €. | ||
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