L’idée est, plus qu’efficace, excellente : associer un éditeur littéraire et un éditeur vidéo
L’idée est, plus qu’efficace, excellente : associer un éditeur littéraire et un éditeur vidéo afin de proposer au public à la fois un livre et un documentaire sur son auteur. Gallimard et MK2 ont ainsi choisi d’illustrer le Terrasse à Rome de Pascal Quiqnard, Grand Prix du roman de l’Académie Française 2000.
Le livre
Geoffroy Meaume naît en Lorraine en 1617, et s’éteint à Utrecht en 1667. Au fil de ses nombreux voyages, il deviendra tour à tour apprenti dessinateur, cartier puis graveur renommé pour sa maîtrise de la taille-douce, de la technique de l’eau-forte. Pour sa science des ombres donc.
A mi-chemin de la clarté apparente que distille toute tentative d’explication et de l’obscurité subreptice qu’engendre toute interprétation, Pascal Quignard s’ingénie à dessiner par touches, successives ou diachroniques, le portrait de ce graveur. A délivrer une vraie fausse biographie en quelque sorte, où semble l’emporter le souci de réalisme et la volonté d’éclairer le lecteur sur les aléas introspectifs du protagoniste, traducteur-graveur du réel. Mettant en scène le personnage au quotidien ou commentant ses gravures, la narration vise toutefois d’autres ombres que celles des contours fluents des objets et des corps charriés par les sempiternels paysages visuels. C’est la vie même, sentimentale, affective de Meaume, et ses bifurcations aussi incessantes qu’itératives, que tente de saisir l’improbable biographe. Cette "nuit irrésistible au fond de l’homme" qu’est le souvenir.
Car à l’origine des images qu’essaime l’eau-fortier se trouve un amour interdit. Celui de Nanni Van Jakobsz déjà promise à un autre, et dont l’ombre va marquer à jamais la mémoire et le visage de Meaume, celui-ci bientôt brûlé à l’acide par le futur mari surprenant les deux amants. Commence alors le périple du jeune homme désavoué, humilié et jaloux. Aliéné par sa passion et devenu un étranger - voire un danger - aux yeux de ceux qu’il rencontre. Se développe le tourment des souvenirs oniriques, sur lesquels la crudité de la lumière n’a que rarement prise. La voilà bien, l’ombre réelle que Meaume essaie de capter à travers ses gravures au stylus : l’ombre des fantômes corporels que nous devenons en refusant de croire aux amours chimériques. Ou en adhérant trop péremptoirement au règne de l’évidence perceptive.
Qu’il s’expose au soleil de sa terrasse à Rome sur le mont Aventin ou qu’il laisse libre cours à sa colère contre la femme perdue, Meaume ne cesse de dessiner le regard de son amour dans chacune de ses oeuvres sans le savoir. Ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs de rencontrer par la suite Marie Aidelle, coeur à conquérir mais ramenée à un ersatz inconscient de Nanni... Tout soleil comporte sans doute une part mortifère, toute source ignée son en-deça ténébreux. Blessé en son âme de grand enfant, Meaume se voue au noir et blanc silencieux car peindre en couleurs après ce drame serait encore trop croire aux charmes éventuels de l’existence. "Jadis kholè ne signifiait pas ira mais noirceur. Aux yeux des Anciens la colère qui est dans la mélancolie, c’est le noir qui est dans la nuit." Pascal Quignard met en exergue cette part d’ombre en lui redonnant son sens passionnel de "mélancolie" : par là l’esthétique de la gravure est-elle renvoyée à l’ aisthésis (ou sensibilité) première dont elle participe.
Comment ne pas songer en lisant Terrasse à Rome, en assistant à la genèse de ces figures imprimées à l’acide, au combat donquichottien que mènent les chevaliers du sens contre le brouillage des signes et les songes brouillardeux ? Meaume comprend finalement, selon la fomule borgésienne, que "la gloire est une forme de l’incompréhension, peut-être la pire". Quignard se plaît en tous cas à livrer une biographie à l’envers, sur le modèle des figures de maître Meaumus dont la symétrie inversée sur la plaque de cuivre ne devient cohérente pour les autres qu’une fois imprimée. Récit à "la manière noire" que ce roman où l’unité de la vie du héros ne se donne que dans les interstices ombreux du corps du texte. Le point de vue de l’auteur est tronçonné ici selon une progression qui n’épouse pas forcément la succession historique. Meaume est un tableau vivant qui n’a jamais existé : il ne peut être rendu à sa vérité qu’à partir de l’enchevêtrement des multiples perspectives qui se fondent dans le halo de sa renommée.
Aveuglée constamment par les lampions de ses illusions, une vie d’homme ne se résume-t-elle pas à cette leçon offerte par Meaume, et qui mériterait bien qu’on la grave dans nos mémoires : "chacun suit le fragment de nuit où il sombre" ?
Le DVD
Le DVD, qu’on attendait au tournant, ne traite pas spécifiquement du Livre qui l’accompagne, soit l’histoire de Meaume le graveur lorrain du premier XVIIe siècle défiguré et qui formera bientôt son élève Claude Gellée, dit Le Lorrain, mais tient en deux documentaires qui dévoilent le travail de Quignard, par ailleurs auteur fort discret et éloigné des medias sinon de la société tout court (donc ça tombe bien !).
"A mi-mots" (nom d’une série de documentaires dédiés à la littérature contemporaine diffusée sur Arte) de Jacques Malaterre et un épisode de la série "Histoire d’écrivains" sur la Cinquième nous mettent en présence de l’écrivain au travers de deux endroits qui lui tiennent à coeur et a priori des plus antinomiques : l’Yonn et Tokyo ! Le spectateur comprend bien à partir de ces documentaires l’intérêt que porte Quignard, que l’on suit avec plaisir au Japon grâce à Malaterre, à la lecture - l’auteur se définissant lui -même davantage comme lecteur que comme écrivain - laquelle sert toujours chez lui de propédeutique à l’écriture de ses romans.
Autant de textes rythmés par la musique traversant tous les romans de Quignard, voire y jouant un rôle essentiel à l’instar de la beauté des choses "naturelles" tel un lever de soleil, ce que permettent de souligner à l’envi les chapitres du dvd eux-mêmes musicalement ponctués. On retire beaucoup d’informations ici sur les petites manies de Quignard et de son irrépressible besoin d’errance, à la convergence de sa critique des habitudes sociales et de sa soif de connaissance érudite afin d’exprimer la matière de ses textes. Il est donc un peu dommage que le musicien, le scénariste et l’écrivain qu’est Pascal Quignard, à qui l’on doit, entre autres, Tous les Matins du Monde, Le Salon de Wurtemberg, Les Ombres Errantes, ne soit pas ici mis plus en relation dialectique avec la spécificité de Terrasse à Rome, lequel n’est d’ailleurs pas le plus représentatif ni le plus facile d’accès de ses textes. Mais le concept tient la route, cette cohabitation intimiste entre image et roman invite bel et bien à la lecture et à la découverte d’auteurs dont on méconnaît souvent le parcours.
frederic grolleau Jacques Malaterre, A mi-mots : Pascal Quignard MK2, 2004- 15,00 € Distributeur Warner Home Vidéo France Date de sortie : 1 septembre 2004 Version : DVD 9 / Zone 2 Format image : 4/3 format respecté 1.33 Format audio : française, Dolby surround Bonus : Les extraits de l’interview de Pascal Quignard (29 mn) L’histoire d’écrivains (13 mn) Le Roman : Terrasse à Rome, Gallimard, Folio, 2001, 128 p. Grand Prix du roman de l’Académie Française 2000
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