Ou un photographe précipité dans un trou temporel qui le ramène en 1942, juste avant la fameuse partition de l’Inde ...
Bien mal acquis ne profite jamais. C’est ce qu’expérimente à haut prix le narrateur de ce magistral roman de Mukul Kesavan qui, pour s’être acheté un appareil photo grâce à l’argent que sa grand-mère, Dadi, lui a demandé de rendre au gouvernement indien, fait nanti d’icelui une terrible chute. Non pas une dégringolade physique mais un saut dans le vide du haut d’un pont où s’est arrêté le train qui l’emmène à Bénarès pour y disperser dans le Gange les restes de sa grand-mère décédée entretemps. Et voilà notre héros qui, pour avoir voulu saisir avec son objectif un instant du présent, se trouve précipité dans un trou temporel qui le ramène en 1942, quelques années avant la fameuse partition de l’Inde à venir...
"Tombé du futur sans parachute", le photographe en herbe est recueilli par une famille musulmane où il joue à l’amnésique de service pour ne pas perturber cette histoire dont il connaît déjà le déroulement. Car 1942 est l’année de la rébellion Quit India, qui a tant marqué la grand-mère du voyageur dans le temps, où le Râj anglais a cessé d’exister en Inde du Nord, conduisant au départ des Anglais cinq ans plus tard. Quelque part entre le Jésus vidéo de Andreas Eschbach et le Retour vers le futur de Robert Zemeckis, Kesavan invente la savoureuse épopée d’un homme perdu dans un passé monumental qui l’amène à revisiter par le petit bout de la lorgnette de vastes événements classés dans les archives nationales. Et le bizarre n’en a pas fini de se manifester puisque quelques temps après son "atterrissage", le narrateur, dont on ignorera jusqu’au bout le nom - il prendra maintes photos durant son séjour au gré de ses multiples rencontres mais il n’apparaîtra quasiment sur aucune -, voit celui qui l’a accueilli, Masrour, disparaître au contact d’un camion militaire arborant une affiche publicitaire à l’intérieur de laquelle le jeune homme se fond !
Avec Retour sur image, le lecteur est donc emporté dans un ouvrage où réalisme et fantastique font bon ménage (ce qui est plutôt rare dans la littérature indienne anglaise) mais tout en côtoyant une description tant pointue qu’historique des moeurs coloniales et des révoltes de toutes les couches sociales face à elles. Mise en abyme historique, vertige politique et initiation individuelle, les péripéties du narrateur offrent l’occasion d’un incroyable voyage dans une nation en pleine ébullition où les musulmans et leurs revendications jouent un rôle considérable, vu ici au quotidien comme de l’intérieur par un homme sachant à l’avance ce qui va advenir. D’attentats perpétrés par des patriotes à la fonction de garçon de café, en passant par un rôle de femme ( !) dans une pièce de théâtre mise en scène par des lutteurs professionnels et une surprenante circoncision dans les montagnes ; de Delhi, Lucknow et Bénarès à Simla, notre héros traverse les pires événements comme les situations les plus cocasses. Vit au plus près avec sa " sensibilité postpartitionnaire " les relations antagonistes entre le Congrès et la Ligue musulmane, au coeur de laquelle s’engouffre et se dissoud sa famille d’accueil.
Autant de perspectives, entre comédie et tragédie, qui donnent à voir les multiples tensions et visages de l’Inde mettant à mal le credo de départ selon lequel "en 1942, nation [est] synonyme de raison." Un roman résolument moderne et prismatique qui se joue avec facétie de l’histoire et qu’il importe de découvrir dans les plus brefs délais.
frederic grolleau Mukul Kesavan, Retour sur image (traduction Dominique Vitalyos), Philippe Picquier Poche, 686 p. - 10,50 € | ||
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