Qu’on soit fourmi, abeille ou escargot, voit-on la même chose que du haut de son buste ?
La coccinelle à sept points, le papillon Machaon, la chenille arpenteuse, l’abeille, la chenille à grande queue fourchue, les escargots de Bourgogne, l’araignée Argiope, les fourmis rousses, les guêpes polistes, le scarabée sacré, le scarabée rhinocéros. Les « acteurs » minimalistes de ce documentaire animalier ne se présentent plus, tant ils ont su ravir petits et grands lors de la sortie de Microcosmos dans les salles. Cette histoire qui place sous la loupe insectes et autres habitants clandestins de l’herbe et de l’eau dépasse de loin la simple balade entomologiste du dimanche après-midi.
En une heure quinze littéralement passée pour le spectateur sur une planète inconnue à l’échelle du centimètre : l’éco/micro-système d’une prairie en Aveyron, c’est notre regard même qui se voit crédité d’un ouverture inouïe. En un jour et une nuit, au gré de la variation des conditions climatiques, selon que l’orage tonne ou que luit le soleil, le monde - donné naturel ou objet culturel dépendant de l’observateur qui le façonne ?, telle est la question - se décompose. Puis se recompose, structuré par d’autres lois, d’autres contraintes, d’autres plaisirs. Mise en abyme, décentrement, sentiment "herbeuonique" (risquons le néologisme), la démarche qui emprunte plus d’une fois son tour au « suave mari magno » lucrécien se donne comme une philosophique remise en question de l’image, fabriquée par la conscience et le langage, de l’identité personnelle et mondaine. Placé au ras des paquerettes, le nez dans la boue, l’œil levé vers les cimes vertes, qu’on soit fourmi, abeille ou escargot, voit-on la même chose que du haut de son buste ? Que du mirador du visage humain, lieu éthique par définition ? Rien n’est moins certain.
Apprendre à scruter ce qui grouille sous nos pieds, ce qui pullule, trop proche pour être appréhendé par tous nos sens, n’est-ce pas aussi une définition de la critique philosophique ? Il ne manque certes pas les ouvrages qui insistent sur le parallèle entre les conditions humaine et animale. Mais rarement un documentaire animalier était-il parvenu à se hisser parmi ceux-ci afin de clamer cette évidence : voir vraiment, comme le sait tel prisonnier de la caverne platonicienne, c’est tout d’abord accepter d’etre aveuglé. Enténébré sur ses propres convictions et repères ; rendre possible ainsi la reconstruction des profondeurs du réel.Tout du moins s’ouvrir aux multiples dimensions de ce dernier. L’ « humus » du toujours déjà-là ou les fondations d’une nouvelle « polis » Qu’on ne s’y méprenne pas. Le propos de Microcosmos, tel que l’exposent ici ses réalisateurs dans un entretien foisonnant (les bonus fournis par Montparnasse Vidéo sont une pure merveile de didactisme), ne réside pas dans le fait de contempler, satori de bas étage, l’évaporation des gouttes de rosée au petit matin, ni la métamorphose du papillon, ni le butin « in progress » de l’abeille. Pas plus que l’appétit respectif de la coccinelle et de l’araignée, l’amour des escargots, la stratégie des fourmis ou la migration des chenilles. Ces images-ci, magiques et désentravées de tout commentaire - les bêtes parlent-elles jamais entre elles après tout ? -, ne visent semble-t-il qu’à nous faire accéder à un ailleurs toujours déjà-là.
Rousseau depuis ses Lettres écrites de la montagne,Voltaire et son célèbre point de vue de « Sirius », les physiciens contemporains et leur principe « anthropique » (tout sauf entropique) disent-ils autre chose ? L’invisible est là, qui nous nargue et n’attend des géants de verre que nous sommes que de les voir allongés à même le sol. Un peu d’humilité, posture morale si proche de l’ « humus », le sol en latin , à ne pas confondre avec l’humiliation, ne siérait-elle pas à celui qui se prétend au sommet de l’échelle des espèces ? L’injustice, pour autant n’est pas loin mais jamais le plus faible n’est dans cette brève vision idyllique condamné au trépas. Si la violence est parfois au rendez-vous, ce n’est pas le cas de la cruauté ; si l’inquiétude se rencontre davantage que la paix en ces tropiques-là parfois gais, le singulier préserve toujours ses chances face au collectif broyeur de destin. Qu’on est loin de la buzzatienne « Douce nuit » du K où contraste avec la volupté de la perception humaine d’un jardin à la nuit tombante l’état de "guerre de tous contre tous" d’insectes sommés de s’affronter pour survivre !
Une fois visionné ce superbe Microcosmos, l’on comprend dorénavant que la civilisation n’a plus d’âge primitif auquel s’opposer, que les citoyens n’ont plus de barbares contre lesquels vitupérer, les hommes, de "bestioles" à éradiquer : l’état naturel n’est-il pas, à l’image de nombre de propositions des philosophes politiques, que l’anticipation du groupe politique, lequel se donne comme la propre continuation de cette première nature par d’autres moyens - pour reprendre une formule hors du contexte polémique où elle éclot autrefois ? La dialectique de la repoétisation Le parti-pris consistant à glorifier la nature, la création primordiale en laissant de côté l’inévitable conflit qui poindra tôt ou tard entre les protagonistes mérite il est vrai d’être interrogé : naïveté des realisateurs, choix arbitraire privilégiant un aspect et un seul de la communauté animale ? Que nenni répond, avec superbe Claude Nuridsany : simplement, une position, une « thèsis » esthétique.
Loin de l’anthropomorphisme des films d’animaux à la Disney fonction d’un commentaire ou de comportements "humains », Microcosmos conjoint duplication du réel et surenchère technologique afin de poétiser le monde brut de l’animalité. Priment alors l’enchantement de l’enfance et la magie des contes sur l’argumentation épistémologique ou idéologique. Par la transformation avouée d’un « donné naturel » en une « mythologie sauvage », les réalisateurs remettent chacun à sa place dans l’Univers. Une place vouée à l’émerveillement et au mystère qui, si elle confine à l’occasion à la scène primitive freudienne, (passivité topographico-voyeuriste oblige), décille le regard grace au miracle de l’infinie métamorphose des insectes dont elle nous fait, plus que des observateurs, des témoins. Ainsi l’envers et l’endroit, le micro et le macro se rejoignent-ils dans l’incessant va-et vient dialectique entre science et poésie, imaginaire humaine et contingence empirique. C’est dans le flottement, entretenu par l’ambiance générale de ce « conte naturel », qui mène de l’exacte vérité scientifique au ravissement inquiet que Microcosmos rétablit une aussi onirique que bachelardienne continuité Insecte-Homme dont la littérature fantastique fait ses choux gras depuis belle lurette.
Voilà qui nous rassure pleinement à l’heure des projets d’annexion spatiales et autres intergalactiques pérégrinations : il reste encore beaucoup à découvrir sous nos propres pieds, dans les étendues que nous foulons comme nous les ignorons. Avec une superbe qui rime avec crasse indifférence. Que ce film o combien innocent (au sens étymologique) nous tienne désormais lieu de directeur de conscience et nous invite à imaginer un Descartes, en son temps si féru d’animaux-machines, qui pourrait dire maintenant : « nous avons tous été insectes avant que d’etre hommes » !
frederic grolleau Microcosmos, Le peuple de l’herbe 1h15 mn Montparnasse Vidéo, novembre 2001, Collector 2 disques Réalisateurs : Claude Nuridsany et Marie Pérennou Production : Jacques Perrin Musique originale : Bruno Coulais Image : Claude Nuridsany, Marie Pérennou, Hugues Ryffel, Thierry Machado Création sonore : Laurent Quaglio Son : Philippe Barbeau et Bernard Leroux Format 16/9 compatible 4/3 Son 5.1 DTS ou Dolby Digital 5.1 5 Césars en 1997 : Meilleure Musique, Meilleur Son, Meilleure Photo, Meilleur Montage, Meilleur Producteur Bonus : Disque 2 :" Le Monde de Microcosmos " (2 h)
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