Les congressistes et autres porte-lampions de l’art qui sévissent partout ne ressortiront pas grandis de ce roman.
Difficile pour Martin Page, après le boulet de canon Comment je suis devenu stupide et le plus confidentiel Une parfaite journée parfaite, de produire un texte aussi fort que son magnifique "Stupide". Au bord de ce chemin casse-gueule, guetté par les gendelettres impuissants et les critiques putrides, l’insolent Martin Page faisait l’objet de maints pronostics : passera le cap, ne passera pas ; fera mieux, fera moins bien, gardera la même thématique, changera son fusil d’épaule...
Son ballet de funambule de la plume engagé, force est de reconnaître aujourd’hui que le romancier a décidé de mettre la barre encore plus haut en visant plus bas qu’avant, si l’on ose dire : son personnage Fio Regale est en effet dans ces pages à peine un personnage littéraire au sens galvaudé du terme - une esquisse, une épure, tout juste un soupir-sourire. Fidèle à sa ligne poético-decalée, Page nous présente un être hors du commun et profite de la rémanence d’un sourire aussi têtu que mystérieux au fil des siècles pour inventer une métamorphose qui est aussi une anamorphose qui s’épand dans le domaine de l’Art. Vrai sujet passé ici au vitriol de la critique calibrée sous prétexte d’être virevoltante, ce sont les esthètes, les amateurs, les génies, les experts de la com, la presse spécialisée et les avant-gardes douteuses qui se trouvent exposés dans une redoutable galerie, où la moindre lumière pagienne rend à son obscurité substantielle chaque posture et toute imposture du milieu pictural.
Ce qui était farce, canular et attrape-sots géant (le destin de Fio, créant des toiles pour faire chanter des hommes fortunés et qui se trouve pris au piège de la célébrité par un spécialiste de renommée internationale) se mue alors sous nos yeux en une vaste satire sociale, qui permet au romancier d’afficher un style vif et inspiré, notamment dans le registre métaphorique. En ce sens Martin Page réussit pleinement à mettre en évidence - pour ceux qui en auraient douté - qu’il est un auteur doté d’un fort imaginaire et donc d’un potentiel livresque indéniable. Les congressistes et autres porte-lampions de l’art qui sévissent un peu partout n’en ressortiront pas grandis, c’est sûr. Mais en même temps, et c’est le prix à payer pour celui qui abandonne le labour du terreau réaliste afin de folâtrer dans d’insaisissables ailleurs (les réminiscences de l’enfance, la magie fractale de l’ordinaire, le refus de toute compromission arriviste), on ne peut que constater à quel point la dilution de Fio Regale, au sens figuré comme propre, figure ici une autre dilution, plus dangereuse pour le lecteur : celle de la trame narrative elle-même, d’une "histoire" structurée ayant un début et une fin assignables entre lesquels se joue quelque chose.
Or, Martin Page atteint une telle virtuosité technique dans ses descriptions, une telle justesse dans l’installation de son décor qu’on a le sentiment, dérangeant parfois, qu’il n’a presque pas besoin des personnages, des acteurs qui y évoluent. Qu’importe le récit du moment qu’on a l’ivresse des mots, la folle farandole des sensations ! Certes. Il n’empêche que les mésaventures de Fio, incarnées malgré elles, ouvrent le bal à une série de seconds couteaux et de danseurs d’opérette qui ne sont pas toujours convaincants (l’amie Zora ex-centrique au possible, le maître Ambrose Abercombrie se jouant de la postérité, les journalistes plus débiles les uns que les autres) et dont la caricature outrée sonne faux elle-même. Il arrive un moment dans une œuvre où trop de subtilité assumée, de légèreté chantournée et de délié nuancé font perdre la matière qu’on souhaitait traiter.
Martin Page ne saurait tomber sous le coup de cette accusation puisqu’il cultive d’excellence la mise en abyme esthétique. Il arrive nonobstant plus d’une fois dans cette lecture qu’on se sente en présence d’une thèse, magistralement administrée et plaisante au demeurant, mais déconnectée du reste (c’est-à-dire des autres thèses, si l’on excepte la dimension biographique de Fio qui traverse l’ouvrage). À chacun d’y voir une exigence supplémentaire de l’auteur, ou une facilité dommageable. Plaide pour la voie de l’exigence la personnalité même de l’individu Martin Page, pour ceux qui ont eu l’honneur de le rencontrer.
frederic grolleau Martin Page, La Libellule de ses huit ans, J’ai Lu, août 2004, 159 p. - 4,00 €. Première édition : Le Dilettante, février 2003, 250 p. - 16,00 €.
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