O Révolutions atteste jusqu’au bout des possibilités infinies par lesquelles la langue se fait monde et revisite l’Histoire.
Rentrée 2007
L’Identique n’est pas le Même
Après l’expérimentation hors normes de La maison des feuilles qui a fait en 2002 tant le bonheur que les choux gras des éditions Denoël, Danielewski revient avec un nouveau roman tout en exubérance qui explose littéralement à la tête du lecteur. L’objet O Révolutions - le qualifier de livre serait le rabaisser au rang d’un vulgaire opus standardisé - multiplie en effet, à l’envi et jusqu’au tournis, notes invasives dans les marges, caractères de formats différents, textes tête-bêche et lettres de couleur, faisant éclater la mise en page de la typographie classique.
Le contenant visuel et formel l’emporte donc d’emblée sur le contenu, le fond substantiel. Pour autant, est-ce nécessairement un bien ? demanderez-vous ; n’y a t-il pas là promesse d’un artifice/simulacre sur le modèle de l’arbre cachant la forêt ? Ce serait encore aller vite en besogne dans la mesure où ce long poème en prose qu’est O révolutions nous présente, au travers d’une dérive automobile semi-réaliste dans une Amérique de carton-pâte (laquelle ne déplairait pas à un Baudrillard) et d’un siècle séparant l’abolition de l’esclavage de l’assassinat de Kennedy, un périple de deux adolescents fougueux comme fugueurs, Sam et Hailey, escortés de tout un cortège d’animaux et de plantes dans une Nature personnage à part entière de cette épopée, qui ne manque pas de panache.
Ce road-movie/trip livresque qui repense le mythe antique de l’amour éternel et moque les codes narratifs en les dynamitant de l’intérieur propose au passage, ce n’est pas le moindre de ses mérites, une méditation plus soutenue qu’il y paraît sur le cercle. Entre le tour complet sur soi-même qu’implique toute révolution et les 360 degrés renvoyant à la figure du O, le lecteur saisit combien ses repères usuels vont être mis en danger dans cette mise en page systèmatiquement inversée (le premier cercle) au gré des 360 pages (chacune composées de quatre blocs de texte de 90 mots, dont la police va en diminuant !), le tout strié de sortes de dépêches journalistiques qui offrent un relatif cadre chronologique à la saga des deux amis. La forme circulaire du roman confine de facto à un point de fuite quasi physique, comme si l’histoire se développait dans un cadre non seulement temporel mais aussi spatial la menant vers une chute inéluctable (il n’est pas dit que l’amour nous sauve tous des vicissitudes de notre époque).
Indépendamment de la trame du récit, on pourrait souligner alors combien la structure imposée au cadre empêche paradoxalement le texte de se libérer de ses propres modes énonciatifs. Ce qui fait, de ce point de vue, que l’expérimentation initiale tourne court, hormis pour le traducteur Claro* qui signe là un véritable exploit tant les délires verbaux, les emprunts argotiques, les néologismes, les syntagmes intraduisibles et les mots-valises abondent, l’on s’en doute, dans le texte originaire de ce qui est à part égale roman et objet.
Ceux qui s’engagent dans ce voyage infernal à travers les USA doivent s’attendre à un matériau littéraire où le moyen l’emporte sans cesse sur la fin, l’accent étant porté, comme c’est le cas de tout bon road movie à l’écran (on pense à Sailor et Lulla ou à Thelma et Louise, le genre cinématographique supposant souvent un couple qui chemine), davantage sur les conditions du voyage que sur sa destination. Encore est-on emporté vers ce lieu de nulle part par une syntaxe aussi hallucinante que jubilatoire, ce qui n’est pas rien.
Le fou furieux Mark Z. Danielewski, qui n’est ni un enfant de la beat generation ni un écrivain "de la route", réussit ainsi son pari de mettre en scène un nouveau chef-d’œuvre graphique qui n’est pas sans loucher du côté du blason médiéval avec un texte aligné en quatre quarts, dont la moitié de la page imprimée à l’envers. Certains cependant seront peut-être lassés par la systématicité des nombreuses polices, des diverses couleurs et des majuscules qui sont légion. Sans parler ici du fait, on a gardé le meilleur pour la fin, que l’éditeur conseille de lire huit pages de chaque récit, d’un côté l’autre du livre, étant entendu qu’ils sont imbriqués l’un dans l’autre. Il est vrai que parfois trop de symétrie tue la symétrie et que ce roman qui se peut lire par les deux bouts (en tournant le livre à 360° !), afin de passer d’un narrateur à l’autre, est fort répétitif.
Mais c’est là que se trouve justement tout l’interêt de la démarche, qui fait penser à l’apologie de la répétiton que clamait le sage Kierkegaard : la reprise du récit en changeant le point de vue (et la sexuation) du locuteur invite à relire, réinterpréter les mêmes événements, lesquels s’ouvrent alors à une autre dimension. Voici l’écart, entre événement brut et réminiscence d’une situation déjà narrée, mais autrement vécue, où s’installe désormais le lecteur qui parvient à dépasser les artifices graphiques d’un texte lancinant.
On est assez loin alors d’une geste de la jeunesse américaine (qui serait le grand livre manquant à la litterature US) ou d’une vague resucée de la quête d’un Romeo et d’une Juliette punk dont ni la pente sexuelle ni le versant trash ne sont novateurs. O révolutions atteste jusqu’au bout, digne héritier de l’Ulysse joycien, des possibilités infinies par lesquelles la langue se fait monde - tout en s’écartant résolument de la matière de ce dernier - et revisite l’Histoire. Tout en attirant notre attention sur le fait que la société américaine, n’en déplaise à nos deux chantres jeunistes, malgré son hymneà l’initiative individuelle et à la conquête, n’est guère parvenue qu’à accoucher d’un individualisme mortifère... auquel la Nature elle-même est en train de céder.
* Claro a reçu au printemps 2006 le prix Baudelaire de traduction de l’anglais à l’occasion de la sortie de Shalimar le clown de Salman Rushdie (Plon).
frederic grolleau
Mark Z. Danielewski, O Révolutions (traduit de l’américain par Claro), Denoël coll. "& d’Ailleurs", septembre 2007, 365 p. - 25,00 €. |
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