"être cinéaste ce n’est pas simplement faire des films, être employé d’un studio, il y a la vie qui va avec"
En cette toute fin d’année 2002, Frédéric Grolleau n’a pû déguster le savoureux club sandwich concocté par le Ladurée germanopratin, accaparé qu’il était par le discours de Marc Cerisuelo, auteur de Preston Sturges ou le génie de L’Amérique. Découvrez à votre tour ce qui le mit en tel état au cours de cet entretien excusif pour Le Littéraire.
F.G : Le grand public, qui ne suit pas nécessairement vos travaux universitaires, ne vous connaît pas comme critique cinématographique, sauf ceux qui lisent Positif et Télérama : où êtes-vous allé chercher ce « canard boiteux » sturgésien ?
Marc Cerisuelo : J’ai vécu à Marseille où mon meilleur ami était le fils de la critique cinéma du Soir local (qui existait encore à l’époque) ; j’allais au cinéma tout le temps, je voyais tout le cinéma commercial, je découvrais le cinéma des années 70 dans quelques bonnes salles de répertoire comme le Paris ou le Breteuil : les premiers Scorcese, les Altman de l’époque... J’ai une vraie culture cinématographique qui est passée par la télévision, les ciné-clubs de l’époque. J’étais donc vraiment un cinéphile mais, après une année d’études à Aix je suis arrivé à Paris où j’ai pris une immense claque : la cinémathèque, toutes les salles de l’époque etc. Au lieu d’aller à la fac, j’allais au cinéma et à la cinémathèque ! Or en 1982 a eu lieu à Chaillot la rétrospective Preston Sturges, qui a été la scène originelle ou primitive. Je connaissais Sullivan’s Travels parce que c’était le film que l’on pouvait voir ; je connaissais Sturges de réputation en fonction des textes de Bazin et de Pierre Kast, mais là j’ai eu l’occasion assez jeune de tout voir : tous les films réalisés par Sturges et ceux dont il avait écrit le scénario.
Depuis ce jour, je suis marqué à vie par l’empreinte de quelqu’un d’intéressant, et cela m’a donné envie d’en savoir plus, de comprendre ce qui se passait. Mais j’ai eu de la chance parce que, si Sturges était très connu des cinéphiles, il était méconnu non seulement du grand public mais même des gens qui vont au cinéma habituellement et qui connaissaient Lubitsch, Hawks et Cukor ! Là toutefois il y avait un accès à des copies délicates et, qui plus est, une sorte de sturgesmania s’est développée dans le même temps aux Etats-Unis, où sont parues coup sur coup plusieurs biographies à partir du début des années 80. En 1985 les scénarios des films de Sturges ont été édités, notamment par le bon critique Brian Henderson. Il y a eu alors une redécouverte de Sturges par l’Amérique, qui m’a apporté toute une série de documents tandis que je venais de voir les films du cinéaste en France. Par ailleurs, Sturges était connu dans l’après-guerre et le premier chapitre de mon livre consiste à interroger ce fait curieux qu’il ait été à la fois si connu et méconnu...
Comme il n’y avait plus de films américains entre 1940 et 44 en France, la libération qui a été le grand moment, voire le démarrage, de la cinéphilie française a permis la découverte de ce cinéaste : de très grand critiques de l’époque, André Bazin Alexandre Astruc, Pierre Kast, tous ceux qui vont arriver et créer Les Cahiers du cinéma, Positif, découvrent deux cinéastes : Orson Welles et Preston Struges. Mais le second est tombé dans l’oubli, pour toute une série de raisons intéressantes à développer. Ce qui était connu, c’est que Sturges était le premier scénariste à être passé à la réalisation. En cela il a une importance historique capitale. Ses films auraient été médiocres, ne serait-ce que par ce fait même, il serait important pour l’histoire du cinéma. Dans les années 30 la taylorisation du travail était telle à Hollywood que le studio system fonctionnait très bien : Sturges qui était le scénariste le mieux payé d’Hollywood (il touchait 4000 dollars par semaine, ce qui faisait de lui un des plus grands salariés des USA) a mis cela en jeu pour avoir l’occasion de tourner ses propres films, ces très grands comédies américaines qui renouvellent puissamment ce premier grand genre du cinéma parlant.
F.G : Vous citez de nombreuses références philosophiques dans votre texte mais sans vous y appesantir, pourquoi le choix d’un tel style où l’engagement parfois polémique côtoie l’abstraction conceptuelle ?
M.C : C’est un parti pris de légèreté et qui est fonction de la sinuosité de mon propre parcours. J’enseigne la philosophie, j’ai été en poste à l’université mais je ne voulais pas être pesant avec ce sujet. Je suis en ce moment au CNRS en détachement mais je vais partir vers de nouveaux rivages. Il faut savoir que j’ai bifurqué vers le cinéma après ma maîtrise de lettres, fait un DEA et une thèse en cinéma. J’ai alors enseigné le cinéma à l’université sous plusieurs grades. Et maintenant, je vais enseigner à l’université de Chicago à la fois la littérature et le cinéma ! Une université d’ailleurs tenue par les meilleurs élèves du philosophe Stanley Cavell - que j’ai contribué à faire connaître pour la partie cinématographique de son oeuvre (3 livres sur le cinéma et beaucoup d’articles). Or le premier chapitre de A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage de Cavell, consacré à la comédie américaine, traite de The Lady Eve de Preston Struges alors que Cavell ne s’intéresse au total qu’à 7 films américains !
F.G : Il est étonnant tout de même que Sturges qui était un homme si ingénieux, si doué, n’ait pas senti le vent tourner et qu’après 1944 ses films soient moins bons, du fait notamment de son association malheureuse avec Howard Hugues une fois qu’il a quitté la Paramount, non ?
M.C : Sturges a quand même réussi à faire ses films ! Les repère sont simples : il écrit des scénarios de 30 à 40, réalise de 40 à 49. Il commence en 1930 à la Paramount et s’arrête dans ce domaine début 1944. Mais pendant ces 4 ans il y a 8 films extraordinaires, au rythme de deux par an. C’est l’oeuvre de Sturges. Il réalisera ensuite un film pour Hugues, deux pour Zanuck à la Fox et un en France. Preston est donc un météore dans l’industrie du cinéma. Mais à l’intérieur de la deuxième décennie de son oeuvre, le grand moment de celle-ci ce sont les années de guerre et son travail dans un studio, celui de Lubtisch, Cecil B. de Mill, Billy Wilder etc. Et la Paramount est alors le studio le plus intelligent d’Hollywood ! Les grands producteurs tel William Le Baron qui le laissent faire, réalisent ainsi à la fois une bénédiction, une felix culpa et une erreur - mais qui permet à un genre nouveau d’exister.
Les films de Sturges ne sont certes pas aussi brillants que ceux de Welles, Hawks ou Michael Powell : le sens visuel de Sturges est limité, c’est un Pagnol, un Cocteau, un auteur qui réalise ses propres textes, conception de l’auteur fort intéressante qui ouvre la porte aux successeurs de Preston : Billy Wilder, John Huston, Joseph Manckiewicz (qui lui sera aussi producteur, ce qui est encore autre chose, « l’athlète complet » comme dira Godard). Rappelons que depuis Les Cahiers du cinéma on entend en France autre chose par auteur : uniquement le metteur en scène. C’est avec cette idée de l’auteur que j’ai commencé mon projet. Si Sturges est un auteur, quid de Hitchcock et de Hawks ?
On a là deux conceptions concurrentes de l’auteur. La politique version Cahiers était à la fois justifiée et indispensable (parce que l’auteur, c’est le metteur en scène, c’est celui qui fait du cinéma, et la mise en scène c’est « ce qui n’est beau qu’au cinéma » selon la formule de Rivette) - ce point d’ancrage de la critique et de la théorie française est nécessaire ; mais n’oublions pas que l’auteur peut être aussi l’écrivain !, ce qui est plutôt la conception américaine. Cependant, avant Sturges, cette conception n’existait pas... et elle n’a existé que parce qu’il y a eu un Sturges ! Par la suite, l’auteur sera celui qui est son propre producteur, voilà pourquoi à la fin des années 40 les grands auteurs comme Manckiewicz, Leiden seront leurs propres producteurs. D’ailleurs si Sturges s’est arrêté, c’est parce qu’il n’a pas assurer sa propre production.
F.G : vous commentez le mot de Bazin selon lequel Sturges justement a nié la comédie américaine non pas tant en la néantisant qu’en exhibant son mécanisme, c’est cela ?
M. C : Exactement, « le dévoilement d’une structure », ce qui est la définition de la « déconstruction » au sens strict. Les années 40 représentent dans le cinéma américain le passage à autre chose. 1941 c’est à la fois Pearl Harbour et Citizen Kane, date importante à laquelle Spielberg à consacré un film, ce qui n’est pas pour rien. En 44, 45 on découvre en France les films de Sturges, les premières comédies de Vincente Minelli, le « film noir », tout autre chose que le rooseveltisme de guerre, l’optimisme-substrat des comédies de Capra contrebalancé par la sophistication plaisante, dandy et anarchiste d’un Lubitsch, l’européen d’Hollywood. On a le sentiment que cette belle forme du cinéma parlant à connu sa décennie (car le cinéma est devenu réellement parlant avec la comédie américaine où l’on entend pour la première fois la voix des femmes) mais qu’elle s’épuise. Or Sturges la renouvelle à lui seul avec ses attaques satiriques au vitriol des grandes représentations populaires de la société, de la femme (Miracle au village), de la mère (Héros d’occasion) américaines. Voilà pourquoi les films sturgésiens sont à la fois plébéiens et élitistes - ce par quoi Sturges rejoint une grande tradition de la satire, au sens littéraire du terme, qui remonte à Lucien de Samosate et passe par Swift.
F.G : vous écrivez que la religion du progrès le cède chez lui à l’éthique de la clarté. Est-cela qui fait que Surges est anti-Capra ?
M. C : C’est l’une des grandes questions. Dans Sullivan’s Travels, Sturges met en scène un cinéaste, Sullivan, qui a beaucoup de succès en faisant des films stupides et réalise soudain qu’il faudrait faire quelque chose pour le peuple. Le film date de 41 mais renvoie évidement au début des années 30 et à l’époque de la grande dépression. Dans cette satire Sturges se moque assez cruellement des prétentions sociales et politiques de certaines belles âmes qui ne connaissent rien à la misère quand elles prétendent améliorer le sort du pauvre peuple alors que lui va l’améliorer vraiment en faisant ce qu’il sait faire : le faire rire ! Il y a là une morale « réactionnaire » au bon sens du terme, qui vise le discours progressiste de Capra, lequel n’est pas à ranger du côté d’un populisme de gauche ou du marxisme ( ce qui serait se méprendre sur le populisme américain). A un moment on demande dans le film à Sullivan : « Vous voulez faire quelque chose comme Capra ? » et le cinéaste répond violemment : « what’s about up Capra ? »
On comprend bien ce que Sturges veut dire si on prend Sullivan’s Travels comme sonde de son oeuvre. Ce qui ne signifie pas qu’il y a une attitude élitiste et réactionnaire du point de vue strictement politique chez Sturges, au contraire une réelle émotion traverse ce film, surtout dans un passage muet de 7 mn sur les conditions de vie dans les asiles de nuit. Sturges a souvent dit d’ailleurs, son fils Tom me l’a confirmé, que c’était l’extrait de toute son oeuvre qu’il préférait... Seulement Struges n’aime pas les donneurs de leçons. Son antimoralisme foncier, son anticorporatisme est important car Sturges n’a jamais voulu, à la différence d’un Wilder par exemple, adhérer aux syndicats des scénaristes et réalisateurs, ce qui est très rare.
Preston est un individualiste forcené. Un inventeur de génie, un coureur de jupons, un restaurateur réputé etc. Un anarchiste de droite, dans la tradition française, mais avec un panache remarquable. Il incarne à lui seul une certaine conception de la vie, proche en cela de ce qu’a pu penser Daney : être cinéaste ce n’est pas simplement faire des films, être employé d’un studio, il y a "la vie qui va avec". La bonne et belle vie telle que la conçoivent les philosophes, qui n’est pas que la reconduction des idéaux de la sagesse hellénistique mais quelque chose de plus « moderne », d’alcoolisé, d’américain - une vie assez proche de celle du philosophe Wittgenstein, lui aussi comme Sturges fils d’un homme d’affaires, une personne voulant régler des problèmes sans se payer de mots et pas seulement en créer d’autres (le grand reproche que Wittgenstein adresse aux philosophes), un inventeur comme lui d’une machine volante... Là où Sturges a failli, c’est lorsqu’il a quitté la Paramount, qui était le studio de Lubtisch (où il était à la fois le cinéaste et « in charge of production » : il l’a dirigé pendant un an, ce qui a dû raccourcir sa vie de plusieurs lustres !)
Sturges s’était imposé en ce lieu comme scénariste, avait trouvé un accord avec Le Baron pour réaliser ses films, il avait sa troupe de comédiens était la « star » des cinéastes de la Paramount (il avait même sa propre table réservé au studio, comme Cecil B. de Mill !). Et puis Le Baron s’est retiré, a été remplacé par Buddy Da Silva, compositeur très célèbre de chansons, avec lequel Sturges, toujours allumé, ne s’est jamais entendu. Ils se sont disputés au sujet de The Great Moment, seul film de Sturges dont il n’existe pas de version française et consacré à Morton, chantre de l’anesthésie qui soulage les hommes et qui le paye ! Peut-être une sorte de prémonition chez le cinéaste de ce qui va lui arriver... Sturges n’a pas voulu concéder les coupures demandées par Da Silva sur ce film et a quitté le studio, partant au plus mauvais moment car sa seconde comédie des temps de guerre, Héros d’occasion, après Miracle au Village, est devenue n°1 au Box Office un mois plus tard !
F.G :Vous évoquez d’entrée le rapprochement entre Welles et Sturges, ce dernier ayant promu ce que vous appelez la « cartoonisation » de la comédie américaine. Que pensez-vous à cet égard de ces phrases extraites de Les extraordinaires aventures de Kavalier et Clay (Michael Chabon, Robert Laffont, 2002, p.360 - prix Pulitzer 2001) : « ...Citizen Kane représentait (...) la fusion totale du récit et de l’image qui était (...) à la fois le principe fondamental de la narration des comics et le noyau irréductible de leur partenariat. (...) Sans les ombres tragiques et les explorations audacieuses de la caméra (...) c’eût été simplement un film sur un riche salaud. (...) De ce point de vue essentiel - cet entrelacement inextricable de l’image et de l’action -, Citizen Kane était proche de la bande dessinée. » ?
M. C : je trouve très original de relier Citizen Kane à ce procès où on insiste sur la qualité de la narration des comics, lesquels ne sont pas simplement des vignettes. Mais chez Sturges c’est le processus inverse, de déréalisation dans l’image cinématographique supposée jusqu’ici être réaliste. Il faut voir sur ce point The Palm Bach Story (La femme et ses fleurs en français), l’une des plus grandes comédies américaines du couple (dans le genre L’impossible monsieur bébé, New York-Miami etc) où l’homme et la femme s’appellent Tom and Gerry, hommage très directe aux cartoons qui viennent de devenir célèbres aux USA et dans le monde entier ! Qui plus est, le film entier est une poursuite - soit l’une des grandes formes archétypales burlesques du cinéma, certes - mais c’est une poursuite de dessin animé à l’intérieur d’une comédie américaine. Avec un accompagnement, musical, une chute bien marqués, avec aussi, ce qui nous renvoie à Chabon que vous avez cité, à la mise en cadre très particulière plus proche du cartoon (mais pas du comic !) que du plan filmé classique de la comédie.
Là, une nouvelle image apparaît. On voit bien que les êtres de cinéma ne sont que des êtres de celluloïd ; c’est le premier procès qui va faire décoller le spectateur des représentations cinématographiques, annonçant en cela d’extraordinaires films des années 50, de Franck Tashlin (qui était dessinateur de bande dessinée, créateur du cochon Porky), La blonde et moi, La blonde explosive, Sept ans de réflexion de Wilder, La brune volante de Leo McCarey où le fantasme de la pellicule qui se décolle de la représentation, comme le simulacre chez Epicure est présent. D’ailleurs dans Sept ans de réflexion, Wilder revient à la comédie dans les années 50, lui qui l’avait abandonnée dans le courant des années 40, sur des bases nouvelles qui intègrent les progrès qui ont déjà été accomplis par Sturges. On retrouve aussi cette idée du cartoon chez Blake Edwards, avec La panthère rose et La party, grands moments de cartoonisation du cinéma.
F.G : Il me semble que votre ouvrage, riche en pistes, n’est cependant qu’un tremplin pour accéder à un univers plus riche encore de l’oeuvre sturgésienne, qui donnera peut-être naissance sous votre plume à un opus plus impressionnant dans les années à venir ?
M. C : Vous avez raison, mon ouvrage n’est qu’une tentative, dont j’espère qu’elle servira à faire redécouvrir les films de Sturges. Sa forme même est atypique (rapide, sans notes) par rapport à ce qui se fait de plus « sérieux », de démonstratif d’habitude dans cette collection des PUF. Je retiens de tout cela qu’on a réédité Sullivan’s Travels, que les jeunes générations doivent voir, et The Good Fairy (La bonne fée, de Wiliam Wyler), qu’on peut voir sur les écrans aujourd’hui d’après un scénario de Sturges. J’aimerais pour ma part que Sturges puisse reprendre sa place dans le panthéon des grands cinéastes du passé. Si on pouvait voir ne serait-ce que quelques uns de se films, ma tâche n’aurait pas été vaine. Je vais sinon faire paraître un prochain ouvrage aux PUF, dans une autre collection, « Interventions philosophiques », écrit en collaboration avec le philosophe Jean-François Mattéi, Hollywood et la question du monde, une philosophie du cinéma américain où nous allons à la suite de Cavell revenir sur des questions générales concernant le cinéma américain classique et ses suites, et le rapport du cinéma à la philosophie.
Propos recueillis par Frédéric Grolleau le 31 décembre 2002.
Marc Cerisuelo, Preston Sturges ou le génie de L’Amérique, PUF, 2002 |
Commenter cet article