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Marc-Antoine Mathieu, Mémoire morte

Publié le 16 Juillet 2012, 11:11am

Catégories : #BD

Quand l’enfermement géométrique des individus peut conduire à repenser le primat du langage humain.

 

 

L’enfermement géométrique des individus peut conduire à repenser le primat du langage humain. Dans une ville futuriste où le temps va à rebours, Firmin Houffe est un fonctionnaire moyen. Chef de service à l’Administration cadastrale d’une ville infinie, il doit affronter des difficultés inattendues : l’édification proliférante de murs auxquels nul ne peut porter atteinte -en fonction de la loi du permis des Constructions stipulant que "seules les constructions réalisées entre la fin du jour et le début du jour suivant seront autorisées sans permis préalable" - et qui enferme peu à peu dans une nouvelle géométrie les membres de la communauté...

 

Contournant la rectitude des textes juridiques par la droite ligne de leurs briques enchâssées, les murs commencent à créer la panique dans la Cité. Cette dernière, habituée à une information directe et incessante, ne supporte ni l’imprévu ni la différence (témoin : la fameuse "boîte noire" que chaque citoyen doit porter sur lui et présenter aux policiers afin de justifier son identité). Ses quartiers, ses routes, ses immeubles progressivement séparés les uns des autres par les parois arbitraires, la psychose de la solitude et de la rupture communicationnelle gagne désormais toutes les consciences de la société. Plongeant les politiques dans leurs coutumiers atermoiements fallacieux, les spécialistes du cadastre - condamnés à aplatir/aplanir ce qui devrait être relevé - dans d’insondables apories. Car ce qui s’efface avec ces schismes matériels, c’est moins le cheminement que la connaissance des individus. Moins la direction empruntée par leur corps que l’orientation suivie par leur esprit.

 


P
rogression circulaire contre ruines rectilignes, tel est l’enjeu du combat. C’est qu’en effet les citoyens emmurés perdent bientôt la faculté langagière elle-même et sont tout juste bons à murmurer ou babiller. Les messages publicitaires ornant les quatre coins de la communauté, tels que " l’info, c’est vous-citécom ", " voir et être vu, partout et maintenant-infocité ", perdent toute signification quand l’horizon social est toujours davantage barré par un béton armé de mauvaises intentions. Il faut dire que l’épidémie d’amnésie qui fait rage n’arrange pas le dialogue entre les observateurs du phénomène. Sommé de délivrer une analyse en règle de la "murification prophylactique", Houffe pense trouver la réponse à ses questions auprès de ROM, l’ordinateur "conçu pour contenir l’ensemble de la mémoire de la cité".

 

Marc-Antoine Mathieu médite dans un scénario à la puissance explosive la leçon borgésienne des "Ruines circulaires" (in Fictions) : l’évidence que nous attachons à notre existence se distingue assez peu de l’évidence que nous attribuons au songe. La mémoire seule, qui est encore capable de dissocier la veille du présent, peut opérer ce tri salvateur en conférant une épaisseur ontologique à notre présence. La mémoire des mots allant de mal en pis, c’est aussi l’écriture et le rapport aux dimensions du temps qui se trouvent proscrits par l’émergence de ces frontières géographiques tangibles qui font régresser l’humanité vers son aube infantile. L’infinité des livres ne sert à rien lorsqu’elle rencontre la finitude de l’expression. "Bibliothèque de Babel" inversée, la Cité de Houffe s’oublie pour avoir trop cédé à "la dictature de l’information en temps réel". Faut-il en conclure qu’à trop vouloir s’informer on ne se parle plus ?

 

Toujours est-il que, malgré la "déconstruction" quotidienne des murs rebelles à l’ordre sociétal, la communication s’évanouit comme un mauvais rêve. Se réduit comme une peau de chagrin altruiste. La multiplication des parois renvoie en fait à la terrible revanche de ROM, lassé d’illustrer la "mémoire morte" des citoyens, cette computation stérile des faits, actes et pensées de tous, et ayant décidé d’incarner une authentique mémoire vive. Derrière le camouflet technologique de cette insurrection de la machine contre son créateur, se dissimule donc la mise en accusation de la responsabilité des hommes, qui ont préféré au fil du temps se repaître des informations rationalistes de la machine plutôt que d’imaginer par eux-mêmes les solutions à leurs problèmes matériels ou existentiels. L’on songe plus d’une fois à la terrible sentence du Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : "Ce qui est droit ment, la vérité ne peut être que courbe."

 

Héritier de Julius Corentin Aquefacques - son illustre prédécesseur dans l’oeuvre de Marc-Antoine Mathieu - pour son évolution dans une société utopique négative, enserrée dans le carcan d’une logique et d’une ratiocination extrêmes, Firmin Houffe s’en sépare néanmoins en inaugurant un extraordinaire acte libre, par lequel la liberté humaine va reprendre ses droits sur l’invariance cybernétique. C’est grâce à lui que, dans une superbe parabole graphique, l’on voit bientôt une poudre de lettres s’éloigner des rues avant de scintiller au ciel citadin : il pleut à l’envers de l’être et des lettres sur la ville ! Bercé alors par le silence le plus parlant qui soit, de même que par le noir et blanc velouté et envoûtant, du dessinateur, chacun reçoit de plein fouet, lancinante, cette redoutable question philosophique : "sans langage y a-t-il une réalité ?" Et comprend la profondeur sémantique du mot de Kafka selon lequel "nous creusons nous-mêmes la fosse de Babel."

 

C’est ainsi seulement, par une prise de conscience de ses potentialités signifiantes, aussi bien linguistiques qu’herméneutiques, que l’homme peut faire le tour de la question du Sens (entendu à la fois comme direction, orientation et interprétation). Réélaborer les mythiques fondations de l’humanité sur l’épicycle du "briques( !)-à-brac" des mots. Adieu, carte mère et autres rejetons de la micro-informatique ! Relisons donc sans peur de verser dans le regressus ad infinitum, Mémoire morte, cet album d’ores et déjà culte de Marc-Antoine Mathieu ; redevenons donc les enfants de nos propres paroles !

   
 

frederic grolleau

Marc-Antoine Mathieu, Mémoire morte, Delcourt, 2000, 48 p.

 
     

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