Une grande révélation servie par une somptueuse mise en bouche des mots.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas les premiers livres de la romancière américaine - au nom si allemand - Louise Erdrich (hypothèse plausible), cette Chorale des maîtres bouchers résonnera peut-être comme un malentendu : en se contentant des trois-quarts de la quatrième de couverture et, surtout, des cent premières pages, le lecteur peut à bon droit croire qu’il a affaire ici à un hymne à la bonne boucherie d’antan, sorte de retour empreint d’une sensualité nostalgique à l’art de trancher le lard, de découper avec les couteaux idoines les morceaux de choix du sanglier, ou encore à un Traité-de-la-saucisse-ad-hoc.
N’était que cela, le début du roman, narrant l’odyssée de Fidelis Waldvogel, tireur d’élite/maître boucher rescapé de la Première Guerre mondiale qui quitte l’Allemagne de Ludwigsruhe et débarque dans le Nouveau Monde nanti seulement d’une valise pleine de couteaux et de son exceptionnelle voix angélique, serait encore pure merveille, tant l’auteur évoque avec bonheur et talent mille et une sensations de la vie ordinaire (les odeurs, les paysages, l’attachement aux parents, l’amour des chiens...) en lesquelles chacun se reconnaîtra.
Mais il y a bien plus dans ce roman foisonnant, qui va, cascade ininterrompue, de personnages en événements, pendant près d’un demi-siècle de l’histoire des États-Unis. Et la boucherie, et l’art consommé de ce Fidelis comme échoué par la grâce d’un destin ferroviaire dans le Dakota du Nord, à Argus, de se révéler pour ce qu’ils sont : un fabuleux prétexte (au sens fort de ces deux mots) permettant de retracer dans un récit-fleuve épique ce qu’il en est des grandes civilisations pionnières...et de leurs inévitables réceptacles : par-delà telle ou telle famille laminée par les coups du sort (autre nom des politiques irrationnelles, autant dévastatrices que fratricides), les peuples opprimés des origines qui les ont précédées, ici les Indiens.
Ce serait donc une grande, une fatale erreur de réduire La Chorale des maîtres bouchers au seul champ de la victuaille romantique quand cette fresque magistrale explose littéralement ce cadre pour évoquer les communautés coupées de leurs propres mythes. Une césure dont témoignent Fidélis et ses fils combattant dans les rangs américains et allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi Delphine la Polonaise tenant lieu de femme à tout faire chez les Waldvogel...
Cela, avec un style dont la fluidité même parvient, miracle de l’artifice ô combien travaillé singeant à la perfection la naturalité qu’il épouse pour l’épuiser, à faire oublier un pavé typique des auteurs américains capables de dire en cinq cents pages ce qui serait expédié en Europe en moins de la moitié.
Née dans le Dakota, Louise Erdrich, chantre de la nouvelle littérature indienne d’outre-Atlantique, revisite ses racines pour composer ici un véritable chant (artisanal, musical, poétique) de la mémoire qui surprend par son impact émotionnel et sa charge affective. Un livre qui provoque les larmes, éveille les joies parce qu’il est à proprement parler tissé d’un mélange de cultures (allemande, indienne, américaine) qui fascine et transporte tout à la fois. "Revivre après avoir été mort à soi-même", tel est en définitive le maître mot, lequel explique bien des "boucheries".
Pour toutes ces raisons, et d’autres qu’on ne dira pas, il n’est point besoin de résumer l’intrigue - à moins que de vouloir en perdre le sel - , il suffit, il importe de se précipiter pour le lire afin d’être à son tour emporté par la tourmente, celles des mots comme des passions. Une grande révélation.
frederic grolleau
Louise Erdrich, La Chorale des maîtres bouchers (traduit par Isabelle Reinharez), Albin Michel, 2005, 471 p. - 22,50 €. |
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