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Les Mille yeux de Brian De Palma

Publié le 15 Juillet 2012, 11:19am

Catégories : #ESSAIS

Il suffit parfois que se réunissent en un delta les bras de plusieurs fleuves pour que se forme un océan...

 

Un Brian de Palma enfin rendu aux honneurs, c’est-à-dire à lui même, grâce à la triple initiative d’un distributeur, Carlotta Films/Dark Star, qui nous offre, en même temps qu’il distribue en salles Greetings (1968, le troisième long métrage de De Palma inédit en France), le présent ouvrage de L. Lagier et un DVD, offrant trois films jamais montrés en France (le long métrage Dionysus in 69, libre adaptation des "Bacchantes" d’Euripide par une troupe de théâtre, deux courts métrages, The responsive eye, sur l’exposition d’op art au Musée d’art moderne de New York, et Wotan’s wake et l’interview du réalisateur par Luc Lagier sur les années 60) - il faut dire que, découvert en 1975 avec Phantom of the Paradise, De Palma a pourtant réalisé, entre 1960 et 1970, des courts métrages et des documentaires : The Wedding Party, Murder à La Mod, Greetings, Dionysus in’ 69, Hi, Mom !, Get to know your rabbit) tous inconnus en France.

 

 

 

Disons-le de suite pour tuer dans l’oeuf tout suspense déplacé : Les Mille Yeux de Brian De Palma est l’ouvrage de référence, quoique non exhaustif, qui manquait sur un réalisateur réputé jusqu’ici autant cinéaste maniériste qu’asocial... De prime abord, le propos de Lagier surprend puisqu’il nous livre une façon tout subjective et personnelle de réduire - façon de parler - son champ d’analyse, ce avant de faire suivre cette introduction d’un entretien avec le réalisateur sur les années 60, ce qui semble un tant soit peu curieux. Mais Luc Lagier, par ailleurs rédacteur en chef de l’émission Court-Circuit (le magazine) sur Arte, co-auteur de Mythes et masques : les fantômes de John Carpenter (Dreamland, 1998) et auteur de Visions fantastiques, Mission : impossible de Brian De Palma (Dreamland, 1999) - sait ce qu’il fait, et de quoi il parle ! Et derrière le formalisme depalmien souvent montré du doigt, pour ne pas dire mis à l’index, Lagier cherche la petite bête politique qui traverse, depuis Phantom of the Paradise jusqu’à Femme fatale, sans oublier Scarface, l’oeuvre de De Palma et en fait un créateur qui a été marqué en profondeur par l’assassinat de J-F Kennedy. Ce que l’Amérique, lui et bien d’autres n’ont pas pu, n’ont pas su voir. Et entendre, "du point de vue" (sic) de l’intelligibilité.

 

Défilent ainsi, minutieusement analysés, les films forts qui comptent aux yeux de Lagier, Carrie, Blow-out, L’Impasse, Mission : impossible... et qui contribuent à faire de De Palma, avec ses vingt-six films, des années 60 à aujourd’hui, l’un des réalisateurs les plus importants du cinéma américain. On retient de l’analyse de Luc Lagier, découpée en chapitres thématiques stimulants ("Programme", "Complots", "Frontières"...), que celui qui a mêlé au cours de son parcours aussi bien des commandes hollywoodiennes "détournées" (Les Incorruptibles, Mission impossible...), que des films intimistes (Body double, Femme fatale...) et des diatribes filmiques à l’encontre de la société américaine (Greetings, Le Bûcher des vanités, Snake eyes...) est avant tout un maître du suspense hors du commun... et légèrement obsédé. Par la puissance réticulaire du "point de vue" et de la pulsion voyeuriste s’entend, toutes deux manipulables à l’envi.

 

En délaissant les films qu’on dira théoriques de l’auteur, Sœurs de sang, L’esprit de Caïn ou Le bûcher des vanités, Les Mille Yeux de Brian De Palma met délibérément en exergue la cohérence de l’oeuvre depalmienne (axée sur deux principes récurrents : le fantasme du contrechamp de l’image hitchcockienne, et la frustration du point de vue "unique"), mettant au passage en lumière la psychologie d’un réalisateur qu’on a eue trop tendance à réduire aux méandres de ses scénarii. ("Je veux passer du pop art au "peep art" - art du voyeurisme" clame De Niro, protagoniste de Greetings). De quoi en tout cas, sinon satisfaire le cinéphile qui sommeille en tout honnête homme, du moins donner de nombreuses clefs au grand public, qui trouvera là, matière à réflexion dans ce premier ouvrage analytique français sur l’œuvre de De Palma. Tant il est vrai que, filmée sous tous les angles scopiques et hachée menue sous tant de focales par De Palma, jamais l’image, dans son lien censément immaculé à la vérité n’aura autant menti...

 

Ajoutons, ce qui n’est pas rien, que Les Mille Yeux de Brian De Palma bénéficie d’une mise en page, textuelle et iconographique qui rend le meilleur hommage possible au père de Blow-out et de Pulsions (décortiqué ici avec une rare maestria) lequel n’ a eu de cesse d’essaimé nombre d’ "images-modèles", puisque l’image, précisément, s’y déploie avec profusion et majesté, en rien sacrifiée sur l’autel d’une glose qui n’en serait que l’impudique voile. Il y a plus qu’une communauté d’intérêt éditorial temporaire entre De Palma et Luc Lagier : une réelle complicité entre l’analyste (hum, cinéphile) et le cinéaste traverse ces pages de part en part, ce qui n’est pas le moindre compliment que l’on puisse adresser à une entreprise de ce genre. Les éditions Dark Star confirment ainsi leur volonté de (leur savoir-faire pour) s’imposer sur le marché des biographies /analyses cinématographiques, après leurs précédents opus sur Spielberg et Pasolini. Tremblez donc ô gens des Cahiers du Cinéma et de La Martinière !

 

Un seul regret dans ces conditions : qu’il nous faille après lecture restituer l’ouvrage de Luc Lagier au service de presse de Dark Star*...

 

* NDR : A tout seigneur tout honneur, quelques jours après la mise en ligne de cette critique le service de presse de Dark Star nous a fait savoir que cet ouvrage resterait la propriété du bienheureux sieur Grolleau. Et en plus ils ont du savoir-vivre chez Dark Star

   
 

Luc Lagier, Les Mille yeux de Brian De Palma, Dark Star, 2003, 255 p. - 40,00 €.

 
     

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