Exposé CPES n° 6 par Mlle Bijeau :
Le plus vieil écolier du monde (The First Grader) est une comédie dramatique américo-kenyane réalisée par Justin Chadwick en 2010.
Synopsis
En 2003, le gouvernement du Kenya déclare l'école publique gratuite pour tous. Kimani Ng'ang'a Maruge, âgé de 84 ans, décide alors d'apprendre à lire et à écrire. Son admission est difficile car les classes sont déjà surchargées et il n'y a pas assez de fournitures pour tous. En outre, sa scolarité fait scandale et réveille de troubles et violents souvenirs du passé colonial du pays. Pourtant, Maruge, très motivé, parvient à se faire accepter.
Ce film est inspiré de l'histoire de Kimani Maruge. Né vers 1920, il ne put aller à l'école et fut emprisonné pendant de nombreuses années par les autorités coloniales anglaises pour son opposition. Il rattrapa ce retard dès le 12 janvier 2004, où il s'inscrit à l'école à Eldoret. Il devint alors, selon le livre Guiness des records, l'écolier le plus vieux du monde. Il prit l'avion pour la première fois de sa vie en 2005 pour se présenter à la Conférence du Millénaire pour le Développement aux Nations-Unies à New York afin de sensibiliser les chefs d'états au pouvoir de l'éducation. Il est décédé le 14 août 2009 d'un cancer.
Nous allons alors voir dans un premier temps que l’opposition de Maruge peut différer de la norme imposée par les colonies Anglo-Saxonnes (céder les terres) et créer par cela un rejet par rapport à ceux qui imposent les normes. Ce cas étant aussi valable pour la maitresse Jane.
De plus nous verrons que cette opposition de la part de Maruge peut entrainer des rapports de forces pour le dissuader d’obéir aux règles établies par les Anglais.
Mais cette persévérance et détermination dans ses idées payeront et mèneront à bien la société malgré le temps que cela puisse mettre avant d’être concrètement accomplie.
La norme
Dans un premier temps, Maruge idéalisait l’éducation pour tous alors qu’en vérité elle n’est destinée qu’aux enfants. L’idéal diffère de la réalité. Simone Weil nous l’exprime très bien par cette citation « Un critérium du réel, c’est que c’est dur et rugueux. On y trouve des joies non de l’agrément. Ce qui est agréable est rêverie. » Ici l’idéal est représenté par la rêverie, ce qu’on désirerait avoir, ou faire et le réel est le dur et rugueux, c’est ce qu’il se passe dans les faits qui sont loin de l’idée qu’on s’était faite d’une chose.
Maruge est une exception pour un homme de son âge, en effet à 84 ans il veut apprendre à lire, une faculté qu’il n’a pas pu exercer auparavant à cause des répressions Anglaises et de ses nombres années dans les camps. En rentrant de l’école des personnes âgées se moquent de lui et préfèrent profiter du reste de leur vie que de « perdre son temps » à aller à l’école. Par ailleurs, les parents d’élèves sont contre son intégration, pensant qu’il n’est pas à sa place.
Maruge n’entre alors pas dans la norme, qui désigne un état habituellement répandu ou un moyen considéré le plus souvent comme une règle à suivre. Ce terme générique désigne un ensemble de caractéristiques décrivant un objet, un être, qui peut être virtuel. Par conséquent, tout ce qui entre dans la norme est dit « normal » et ce qui en sort « anormal ». De plus ces termes peuvent sous-entendre des jugements de valeurs.
En terme philosophique, une norme est un critère, un principe discriminatoire auquel se réfère plus ou moins un jugement de valeur.
L’être humain, que ce soit par son éducation ou par le jeu de ses habitudes, a tendance à édicter des normes précisant ce qui est normalement attendu et ce qui ne l’est pas. Bien entendu cela varie fortement suivant les époques, les individus et donc de manière plus général les sociétés.
Une norme ne peut ni être vraie, ni fausse puisqu’elles prescrivent, créent, changent certaines caractéristiques d’une chose. Suivre la norme n’est pas une philosophie mais plutôt repose sur la recherche d’un consensus.
Nous pouvons tout de même élaborer une réflexion sur la norme qui en soit sous-entend une notion de pouvoir (dominant/dominé ou ceux qui imposent leur norme et ceux qui la subissent). Par ailleurs, certains peuvent choisir de ne pas être dominé et de vivre hors de la norme ce qui aura un effet de rejet par rapport à l’ensemble. On dit alors de ces personnes qu’elles sont dans la marge ou ostracisées. En effet dès que quelqu’un n’entre pas dans le moule, inconsciemment une personne ou un groupe va le rejeter, jusqu’à ressentir de l’antipathie.
Ainsi, la marge, l’ostracisme, la persécution sont des notions se rapportant à la norme. Avant l’excommunication par exemple permettait à l’Eglise catholique de rejeter la personne qui ne se pliait pas à ses normes.
La maitresse, madame Jane, est la seule qui laisse la chance à Maruge de s’instruire au même titre que les autres enfants. Ce choix diffère de la majorité et donc de la norme illustrant le principe seuls les enfants vont à l’école et non les « vieillards » comme il est surnommé par les parents d’élèves et les supérieurs hiérarchiques de Jane. Cette attitude de renoncer aux règles imposées, la conduira à être muté puisqu’elle n’a pas voulu obéir, elle est donc rejeté ainsi que Maruge. En effet pour le vieil homme, durant les révoltes, quand il ne voulait pas se plier aux règles, quand il ne voulait pas plier aux règles on peut dire qu’il ne rentrait pas dans le moule et était persécuté par les Anglais qui ont tout fait pour le soumettre à leurs exigences.
Nous voyons donc que la norme peut avoir deux conséquences distinctes suivant qu’elle soit acceptée ou non. Soit nous sommes intégrés et plus ou moins forcé et soumis à la norme, ou nous décidons d’y faire face, et de ne pas se soumettre. Par ailleurs, suivant les modèles politiques et économiques (comme ici la colonisation Anglaise ou même encore les dictatures) les soumissions aux normes sont impossibles sous peine d’être persécuté allant jusqu’à un désistement de la personne ou pire, sa mort.
Cela nous amène à la seconde partie qui consiste à montrer que l’écart aux normes dans ce film peut engendrer un recours à la force et à la violence.
La violence
Face à ces oppositions aux lois et aux obligations les individus suivant le rapport de force peuvent risquer beaucoup de leur propre vie. Maruge et sa tribu nommée les Kikuyu se sont révoltés (« rébellion MauMau ») d’Octobre 1952 à Décembre 1959 pour combattre la loi coloniale britannique qui leur imposait de leur léguer leur terre, unique sources de revenu. Les décideurs britanniques ont donc fait participer de plus en plus d’Africains aux processus gouvernementaux afin de couper les rebelles de leur soutien.
Maruge a subi des violences et des traitements inhumains. Le degré de violence s’accentue au fur et à mesure que le film se déroule, surement pour rendre compte au spectateur les échelons qu’à enduré Maruge durant sa lutte. Ses souvenirs sont mis en scène grâce à des flash-back. Le premier est l’image de sa maison en feu, ensuite les crayons dans les oreilles, les coups de fouet à sang et enfin le plus atroce pour n’importe quel être humain le meurtre de sa femme et de son jeune enfant âgé de quelques mois devant ses yeux.
Le recours à la force sous-entend un recours à un mouvement physique ou bien psychologique visant à contraindre, dominer une personne. Ceci est mis en action généralement par la violence qui cause des dommages qu’ils soient physiques ou psychologiques eux aussi ou bien dans des cas d’extrême violence la mort. Elle implique donc des coups, blessures et de la souffrance.
Pour la philosophe Blandine Kriegel, la violence est « la force déréglée qui porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique pour mettre en cause dans un but de domination ou de destruction l’humanité de l’individu ». La violence est alors souvent opposée à un usage contrôlé, légitime (c’est-à-dire reconnu par la loi, conforme à la Constitution, à la morale et à la raison) et mesuré de la force.
Les Etats pratiquent discrètement ou revendiquent selon la définition célèbre de Marx Webber un « monopole de la violence légitime », pour exécuter les décisions de justice, assurer l’ordre public, ou en cas de guerre ou risque de guerre. On tente alors de légitimer la guerre par les doctrines de la « guerre juste ».
Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Iia, IIae (1271-72) « Pour qu’une guerre soit juste, trois conditions sont requises : 1° L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur ; parce qu’aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, ce sont eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. […] 2° Une cause : il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute. C’est pour cela que S. Augustin écrit : « on a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir de tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par la violence. » 3° Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. C’est pour cela que S. Augustin écrit : « Chez les vrais adorateurs de Dieu les guerres même sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. » En effet, même si l’autorité de celui qui déclare ma guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une mauvaise.»
Cet extrait montre bien que la guerre entretenue entre les Kikuyus et Britanniques n’est pas dite « justes » ; certes la guerre n’est pas déclarée par une personne privée mais par l’Etat Britannique, sauf qu’elle ne vise en aucun cas à défendre une cause juste puisqu’ils leurs prennent leurs terres ce qui n’est pas non plus une intention droite puisqu’elle n’évite pas le mal en tuant sans scrupules des enfants, femmes et personnes âgées.
Cf Saint Augustin « Errare humanum est, perseverare diabolicum. » (L’erreur est humaine, persister dans son erreur est diabolique.) La guerre peut aussi dégénérer en terrorisme d’Etat ou d’autres formes de violence les plus extrêmes telles que le génocide. Ceci n’étant pas allé aussi loin mais ce qui s’est produit au Kenya durant les révoltes où les trois quart du peuple (ceux opposés à la norme) par les Anglais.
Ces sévices vécus par des centaines de personnes durant cette rébellion ont conduit à l’indépendance du Kenya le 12 Décembre 1963. Bien que les Britanniques espéraient transmettre le pouvoir à un groupe modéré, ce fut le Kenya African National Union (KANU) de Jomo Kenyatta, membre de la tribu des Kikuyu et ancien prisonnier qui forma le premier gouvernement peu après l’indépendance.
Nous pouvons alors rebondir sur le fait que si ces personnes n’avaient pas agis à cette époque-là, le Kenya ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Cela vient à exposer l’importance de l’histoire d’un pays et de la persévérance qui est le meilleur moyen d’obtenir ce que l’on désire.
L’importance de l’Histoire
Ce qui caractérise l’histoire au sens premier du terme est le récit de ce qui a eu lieu dans le passé, la connaissance des époques, des évènements, des faits appartenant au passé. D’autres parts, elle se réfère la réalité historique dont rend compte l’histoire au sens précédent. Elle désigne alors les évènements ou les actes eux-mêmes, leur dépendances, leurs enchainements etc.
C’est au 18ème siècle, celui des Lumières que nait cette idée selon laquelle c’est l’homme lui-même qui fait l’histoire. On peut alors dire qui l’histoire est le devenir de l’humanité, de ce qu’il y a de proprement humain en l’homme c’est-à-dire la raison.
Cette philosophie de l’histoire fut étudiée par de nombreux philosophes.
Certains se sont permis de dire que l’histoire de l’homme est l’histoire ininterrompue des progrès de la civilisation. Cependant, cette idée est nuancée par Kant ; il ne faut pas oublier que l’histoire est faite de guerres sanglantes, d’oppositions et de conflits (comme peut le montrer le film). Cela remet donc en cause le fait que l’histoire soit synonyme de progrès de la raison même si le conflit, aussi modéré soit-il est nécessaire à la civilisation.
Pour Engel, le concept d’histoire repose sur l’essence même de l’homme. S’opposant à Kant, l’histoire est la révélation progressive de l’Esprit où la raison est le sujet véritable de l’histoire. En ce sens, il est donc nécessaire que les actes et évènements apparemment les plus dénués de sens trouvent leur place, leur rôle dans cette histoire.
Tout comme Engel, Marx va rester fidèle à la conception dialectique de l’histoire mais va néanmoins critiquer son aspect idéaliste. En effet, Marx lui reproche de voir en l’homme un instrument ou un moyen de réalisation pour cette entité qu’est la raison. Selon lui, l’histoire n’est rien d’autre que l’activité de l’homme.
Il y a alors beaucoup de critiques de la philosophie de l’histoire à la pensée dite « historique » au 20ème siècle. Elles sont élevées d’abord au 18ème siècle par Herder, Rousseau ou bien encore Vico. Mais c’est surtout à partir de la seconde moitié du 19ème siècle que les critiques les plus virulentes se développent.
Ces critiques s’appuient dans un premier temps sur le concept de la vie ; l’histoire, pour Nietzche n’a de valeurs que si elle sert la vie. Il s’intéresse à l’expansion des forces propres de l’individu. Néanmoins, si l’histoire est un besoin vital pour l’homme, un excès d’histoire n’en n’est pas moins extrêmement dangereux. Cela peut en effet menacer de rendre la vie impuissante ou qu’elle se sente écrasée (le cas de l’histoire monumentale), que la vie soit mortifiée (histoire antiquaire) ou qu’elle masque ses illusions en jugeant celles du passé (histoire critique).
D’autre part, les critiques de la philosophie de l’histoire ne reposent pas toutes sur l’idée de servir la vie. Lévi-Strauss s’oppose lui à l’idée selon laquelle chaque évènement aurait un sens singulier. Alors, les notions d’évolution, de progrès, de développement sont des illusions propres à l’Occident, des illusions ethnocentriques.
« Cela signifie que nous avons besoin de l’histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l’action, ou encore pour enjoliver la vie égoïste de l’action lâche et mauvaise. » Par cette citation, Nietzsche explique que nous devons nous servir de l’histoire pour faire de la société actuelle un monde meilleur et ne plus commettre les erreurs d’autrefois qualifiées d’égoïstes et de lâches.
Dans le film, la scène où Maruge s’introduit dans le bureau du premier ministre est significative pour cette partie. EN effet, il explique les mauvais traitements endurés (preuve à l’appui en montrant ses cicatrices dorsales dues aux coups de fouet), et que tous ceux qui ont vécus les mêmes châtiments ne doivent pas être oubliés, que leurs actes doivent être pris pour exemple pour ne plus que ces massacres ne surviennent de nouveau. La liberté de chacun doit être instaurée ainsi que le droit à l’éducation pour tous, afin de développer le pays grâce à la nouvelle génération. Tout cela relève de la logique économique ; l’éducation permet un amont de connaissances utiles au peuple pour mieux vivre et donc améliorer leur santé. L’impact sur l’espérance de vie étant considérable, les individus pourront élargir leur voie professionnelle, quitte à aller jusqu’à la capitale (Nairobi) gagner plus d’argent et en faire bénéficier la famille en premier lieu puis le pays grâce à l’augmentation du niveau de vie. L’éducation est l’une des priorités dans chaque pays afin de développer chaque personne pour qu’elle développe le pays. Il y a alors un effet boule de neige.
Maruge demande à la fin du film de lire la lettre puisque malgré ses progrès en lecture, le niveau de langue du courrier est évidement plus complexe que ce que les élèves apprennent au primaire. C’est finalement le maitre qui la lie. Nous comprenons alors qu’elle est la consécration de l’acharnement de Maruge à défendre ses droits et ceux de son peuple. Le gouvernement reconnait les mauvais traitements causés par son refus de coopérer avec les colonies britanniques afin d’y gagner sa liberté. Il est « récompensé » si l’on peut dire par une compensation. Sa persévérance a fait gagner au Kenya sa liberté et un droit à l’éducation permettant par des situations de causes à effets une instruction des générations futures et par conséquent un développement national.
Il prit l’avion pour la première fois de sa vie en 2005 pour se présenter à la Conférence du Millénaire pour le Développement aux Nations-Unies à New-York afin de sensibiliser les chefs d’états au pouvoir de l’éducation.
Pour terminer, nous voyons distinctement que la persévérance est l’un des meilleurs moyens pour réussir à accomplir un but. Ceci est un critère très présent chez les Francs-maçons desquels nous pouvons tirer cet exemple « La persévérance c’est de laisser briller la lumière de l’espérance à devenir un Homme libre … Pour imager ce propos, la construction de la cathédrale par nos ancêtres les Compagnons. Ceux qui commencèrent les fondations savaient qu’ils ne pourront jamais voir l’achèvement de l’œuvre cependant, ils persévérèrent à l’accomplissement de leur tâche sachant qu’un jour l’œuvre sera achevée par la volonté de chaque Compagnons à travers une chaine fraternelle. »
Nous pouvons mettre en parallèle cette citation à la situation des Kikuyus ; ils ont luttés pour la liberté et savaient qu’ils n’en verraient jamais le moindre faisceau de lumière, d’espoir tant la lutte acharnée leur promettait la mort. Mais, grâce aux autres membres du mouvement et les générations futures, cet idéal de liberté serait enfin réalisé.
Nous avons donc pu voir que la norme était le moyen de s’intégrer socialement, et dans un contexte de colonisation (ou de dictature) la marginalisation des certains individus pouvait entrainer des persécutions ou même la mort. Cette violence est souvent excessive et ne peut donner l’appellation de « «guerre juste » au conflit donné puisque les critères ne sont en aucun cas respectés. Enfin, Maruge qui ici était dans la marge, afin de concrétiser ses idées de liberté n’a pas baissé les bras face aux britanniques, pourtant plus nombreux et plus fort que lui. La persévérance est le meilleur moyen d’aboutir à nos actions. C’est d’ailleurs grâce à cette volonté de fer que les Kikuyus ont libérés le Kenya et ont fait de ce pays ce qu’il est aujourd’hui. D’où l’importance incontestée de l’histoire d’un pays pour ses habitants actuels.
Cf. American History X : « La haine est une saloperie, la vie est trop courte pour passer son temps à avoir la haine, ça n’en vaut pas la peine (…) Nous ne sommes pas ennemis mais amis, nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l’affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu’on la touchera et résonneront au contact de ce qu’il y a de meilleur en nous. »
La notion de guerre juste*
Introduction
Les interventions au Vietnam, au Kosovo, à Panama, en côte d'Ivoire, en Afghanistan ou en Irak en 1991 étaient-elles justifiées ou plus exactement étaient-elles "justes ?" Si la guerre annoncée contre l'Irak est juste, comment doit-elle être menée ? Quelle différence existe-t-il entre la guerre annoncée contre le gouvernement irakien et celle contre les combattants islamistes ? En quoi les incursions israéliennes dans les territoires occupés par les Palestiniens sont-elles justifiées ? Autant de questions qui agitent les commentateurs et les gouvernements alliés des Etats Unis. Ces questions reçoivent normalement une réponse cohérente si l'on se reporte à la notion de "guerre juste".
La théorie de la guerre "juste" traite de la justification de la guerre (jus ad bellum) et comment elle doit être menée (jus in bello) pour respecter les principes moraux qui sous-tendent nos actions individuelles ou collectives. Il s'agit donc d'une réflexion morale sur les buts et les moyens de la guerre à partir d'une vision éthique des interactions humaines. On devine immédiatement que les désaccords auront pour origine les différentes visions que l'on a de la morale. On peut brièvement rappeler cette doctrine de la guerre juste en se reportant à l'article de R.L. Holmes. Celui-ci résume cette théorie en s'appuyant en fait sur une conférence organisée par des évêques catholiques qui reprennent une théorie de la guerre développée par saint Augustin et saint Thomas D'Aquin.
En effet la théorie de la guerre juste a une longue histoire. Sans remonter à la Bible, ni à Aristote, on peut créditer saint Augustin puis saint Thomas Aquinas de la première présentation systématique de cette théorie. Il y discute non seulement la justification de la guerre mais aussi le type de comportement qui doit être adopté dans de telles circonstances. Les arguments de saint Thomas d'Aquin vont devenir un modèle pour les scolastiques et les juristes. Les plus importants sont : Francisco de Vitoria, Suarez, puis Grotius et Pufendorf.
Au siècle dernier, avec le développement de l'armement nucléaire et les interventions militaires au Vietnam, à Panama ou au Kosovo ou encore dans le Golf cette théorie de la guerre juste a connu un renouveau grâce à l'ouvrage de Michael Walzer. Le langage même de "la théorie de la guerre juste" s'est répandu dans les débats publics. M. Walzer dans la préface de la seconde édition de son livre mentionne que l'intervention au Panama fut baptisée "Opération juste Cause". A l'aube de la deuxième guerre du Golfe, il est bon de revenir sur cette théorie. On peut la résumer brièvement de la façon suivante.
Théorie de la guerre juste
Le "jus ad bellum" implique une cause "juste" (empêcher un gouvernement criminel de nuire pour protéger la vie d'innocents et sécuriser les droits fondamentaux de l'homme) pour faire la guerre. Celle-ci doit être déclarée comme telle par une autorité légitime responsable de l'ordre public international et non par des individus ou des groupes privés, (le Conseil de sécurité de l'ONU), ceux qui font la guerre doivent avoir des intentions "droites" (n'ayant aucun intérêt dans l'issue de la guerre autre que la paix), On doit avoir épuisé toutes les autres alternatives pacifiques de résolution du conflit (diplomatie), ils doivent avoir une chance raisonnable de succès (guerre courte contre un adversaire plus faible) et usant de moyens proportionnés aux fins (n'utilisant pas l'arme atomique). Le "jus in bello" implique des règles de comportement pendant la guerre qui respectent les deux principes suivants : celui de la discrimination et de la proportionnalité. La discrimination veut dire que l'on sépare les combattants des non combattants ou des personnes innocentes, civils, femmes, enfants, prisonniers, etc. Le principe de proportionnalité implique que les effets collatéraux de la violence comme ses effets directs en termes de destructions de biens matériels ou de vies humaines soient minimisés (frappes militaires chirurgicales). L'idée est que la bataille s'arrête avant que cela ne devienne un massacre. Le "jus in bello" requiert que les intervenants dans la guerre soient responsables de leurs actes. Ils ne peuvent tuer des civils ou des combattants qui se rendent (Tribunal de Nuremberg, création d'un tribunal pénal international).
Il est frappant de remarquer que les guerres récentes ou à venir semblent satisfaire ces prérequis édictés par des théologiens vivants au moyen âge. D'où l'intérêt d'une réflexion sur l'actualité de cette notion de guerre juste.
Les problèmes soulevés par la doctrine de la guerre juste
Une telle théorie n'est pas sans soulever de problèmes. Ainsi la notion d'une cause juste pour faire la guerre n'est pas aussi simple à définir que cela. Entre l'invasion d'un territoire, le Koweït, par une armée irakienne publique et nationale comme avec la première guerre du Golfe ou l'attaque des TwinTowers par des bandes armées privées, il y a de sérieuses différences. Dans un cas il s'agit de restituer un territoire envahi par un agresseur à ses occupants, dans l'autre cas il s'agit de poursuivre des agresseurs pour qu'ils rendent des comptes et qu'ils réparent le crime qu'ils ont commis ou pour les empêcher de nuire à nouveau. Si la cause semble juste, la façon de mener la guerre n'est pas du tout la même. Une guerre peut être "juste" mais la façon de la mener peut ne pas l'être. Mais est-ce qu'une cause juste s'arrête uniquement à la destruction de biens ou au vol d'un territoire ? Si la notion de bien s'élargit à des biens non tangibles comme l'honneur, le sentiment d'être menacé, le sentiment d'injustice sociale ou à des idéaux religieux ou nationaux, toutes les guerres ne deviennent-elles pas "justes" ? Quand les islamistes font la guerre "sainte" (la Jihad) font-ils la guerre pour récupérer un honneur perdu ou venger une "injustice" ou pour instaurer leur souveraineté ou leur conception de la vie au reste du monde ? Quand les Américains se lancent dans une expédition militaire pour punir un récalcitrant, qui refuse de rendre les armes qu'il cache sur son territoire parce que la possession de ces armes est ressentie par eux comme une menace, font-ils une guerre juste ou plus simplement luttent-ils pour préserver leur quasi-monopole militaire sur le reste du monde qui pourrait être mis à mal par la dissémination de l'arme nucléaire ?
Dans cette doctrine il semble bien que l'on rejette les guerres qui ont pour objet d'agrandir un territoire ou satisfaire une ambition politique. La guerre menée par Bonaparte en Egypte était alors "injuste" car elle servait ses ambitions personnelles et celles d’Hitler ou Saddam Hussein l'étaient aussi lorsqu'ils cherchaient tous deux à agrandir leur territoire. Mais ces derniers prétendaient reprendre possession de territoire leur appartenant ! Et le premier prétendait délivrer les Egyptiens de l'oppression des anglais. Que dire lorsque les deux camps prétendaient soutenir une guerre "juste" comme en ce moment entre les islamistes et les Américains ?
Est-ce qu'une atteinte à l'honneur est une injustice ? Est-ce que le fait de ne pas partager les us et coutumes du pays est une insulte ? Un embargo est-il une agression ? On voit tout de suite que celui qui "dit" ce qui est juste ou "injuste" ne peut pas être celui qui initie la force. Mais qui (ou quelle institution) est habilité à dire qu'une guerre est "juste ?" La notion d'autorité légitime, qui dit ce qu'est une cause juste, n'est pas non plus évidente. Est-ce le gouvernement d'un Etat, expression de la souveraineté populaire qui doit dire que la cause est juste (les USA à l'heure actuelle) en vertu du fait que ce sont ses concitoyens qui ont été victimes d'une agression ou qui se sentent menacés par une agression comme pour Israël en 1967 et qui fait une guerre préventive ? Est-ce le droit international ou une organisation internationale expression d'un cartel d'états comme l'ONU qui doit en décider comme le suggère le Président de la République française ? Pourquoi pas les individus eux-mêmes, victimes d'une injustice commise par des agresseurs puisque les hommes politiques ne sont normalement que leurs délégués ? Quelle valeur accorder à la voix d'un cartel d'Etat comparée par exemple à celle d'un juge ?
La "droiture" des intentions n'est pas toujours aussi simple à déceler. Quand Bonaparte fait sa campagne en Egypte, il prétend délivrer les Egyptiens du joug des Mamelouks et des Anglais, il veut aussi apporter la civilisation aux Egyptiens. Mais entre-temps il s'empare d'un obélisque que l'on voit place de la Concorde et qui n'a jamais été restitué. Les intentions seront jugées comme "droites", s'il n'y a pas d'intérêts privés des gouvernants derrière l'intervention. Or, dans les débats publics en Europe, beaucoup de journalistes ou d'hommes politiques soupçonnent les Américains d'avoir des intérêts "privés" dans le Golfe qui justifieraient une intervention militaire. Celle-ci deviendrait "injuste" parce que biaisée par des intérêts particuliers des pétroliers américains, intérêts non partagés par le reste de la communauté internationale.
Cette doctrine de la guerre juste qui fait appel à des principes moraux rencontre deux types d'opposition. L'une est que, dans des circonstances exceptionnelles comme les guerres, la notion même de morale n'a plus de sens. La morale est faite pour les circonstances ordinaires et non pour des situations d'urgence. On retrouve cette position, qui consiste à s'affranchir de considérations morales dans l'étude des guerres comme dans leur justification chez les réalistes en politique comme Machiavel ou chez les holistes qui considèrent l'Etat souverain comme une entité métaphysique. L'autre opposition ou réticence provient du fait qu'il existe une grande variété de morales qui ne se recoupent pas et sont souvent antinomiques. Par exemple pour un conséquencialiste seul le résultat compte : la fin (gagner la guerre) justifie les moyens (l'usage de la bombe atomique).
Pour un déontologue seules les règles comptent, même si cela veut dire perdre la guerre. Et même à l'intérieur de ces deux grandes visions de la morale il existe diverses façons de juger du "bien" ou du "mal" qui ne conduisent malheureusement pas aux mêmes préceptes. Très souvent les gouvernants ou les militaires utilisent, dans leur langage, des principes moraux contradictoires parce qu'ils ne perçoivent pas les fondements éthiques des jugements de valeur qu'ils formulent. Cette diversité ou cette absence de consensus jette un doute sur l'utilité d'une réflexion morale sur le thème de la guerre. Mais aujourd'hui une telle position n'est pas soutenable même pour les hommes politiques qui doivent convaincre l'opinion publique qu'ils ont raison de faire la guerre. Les considérations morales rejoignent l'art de la rhétorique ou de la persuasion. On ne peut donc faire l'économie de cette réflexion.
Ce rappel n'est pas inutile pour mieux cibler l'apport de la pensée libérale dans cette discussion. En effet, celle-ci s'inscrit dans une théorie de la guerre juste mais contrairement à ceux qui soutiennent cette doctrine, son principal mérite réside dans la cohérence et la clarté avec laquelle elle développe cette théorie. C'est ce que nous voulons montrer dans les pages qui suivent.
Doctrine libérale et théorie de la guerre "juste"
Dans une société où les individus sont libres, l’organisation de la protection des droits individuels est dans les mains de chacun puisque chacun a la pleine "souveraineté" sur lui-même. L'organisation de cette protection n'a qu'un objet : la protection de la propriété de l'individu sur lui-même et sur les biens qu'il a acquis "justement", il ne peut pour des raisons de compatibilité des droits individuels user de la violence ou du principe d'agression ou de coercition pour atteindre ses fins privées. Le principe de non-agression ou de non-coercition est à la base d'une théorie de la liberté individuelle et donc aussi d'une théorie de la guerre juste.
Cela implique deux choses : d'une part toute guerre "offensive" ne peut avoir pour objet que la récupération des biens tangibles ou territoires privés appropriés "injustement" par les agresseurs et / ou la réparation des dommages causés par eux lors de leurs actions ; d'autre part une organisation militaire qui respecte un principe général de non-coercition laissant la possibilité pour chaque individu d’assurer sa propre défense comme il l’entend. En effet, lorsque cet individu s’associe avec d’autres pour protéger ses droits fondamentaux, il s’engage dans une société politique, et le fait dans l’esprit de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
"Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété et la résistance à l'oppression".
Ce point est important vis-à-vis de la question de savoir qui doit dire quand une guerre est juste ou non. Il va de soi que, dans cette approche, ce ne sont pas les gouvernants, quel que soit le régime politique sous lequel ils administrent leurs concitoyens, (dictatorial ou démocratique) ni un cartel de gouvernants sous le couvert d'une bureaucratie internationale qui dictent les termes d'une guerre "juste". Lorsque cet individu détient des armes ou paye des gens d’armes, c’est pour assurer la protection de ces droits fondamentaux et non pour assurer la pérennité d’un gouvernement en place. Il accepte de verser son sang pour préserver sa liberté, sa vie ou sa propriété ainsi que celles des êtres qui lui sont chers et non pour préserver la vie des membres d’un groupe particulier d’individus au pouvoir. Il peut ainsi mener une guerre "juste" contre son propre gouvernement. Dans cette vision, ce sont les victimes ou leurs ayant droits qui demandent réparation non pas d'une manière arbitraire mais au travers d'un système privé et concurrentiel de justice arbitrale. Ce sont donc les juges ou les arbitres qui dictent ce qui sera une "guerre juste" et le principe immédiat qui se dégage de ce système est celui de la légitime défense.
Le principe de légitime défense : "Jus ad bellum"
L’usage des armées implique donc la protection contre une agression créant un tort de la part d’autres bandes armées. Cette agression se caractérise par un manquement grave à l’obligation de respecter les droits fondamentaux des individus (par exemple le pillage d’un territoire qui est la propriété ou la copropriété des individus qui y habitent), par la création d’un dommage mesurable, et par une connexion entre les manquements à l’obligation et le dommage. Le premier - le manquement à une obligation - doit causer le second - le dommage -. Ceci exclut les "agressions" comme l'atteinte à l'honneur, les insultes, les injustices autres que celles qui impliquent une violation des droits individuels. Cela exclut les guerres dont les buts sont d'imposer un idéal spirituel, social ou religieux. Cela exclut aussi toute intervention sous le seul prétexte que l'agresseur supposé aurait l'intention d'agresser autrui ou détiendrait des armes dangereuses. L’armée intervient donc en cas de légitime défense et s’il y a dommage. Pour obtenir réparation, elle poursuit les agresseurs (droit de suite). Il n’y a pas fondamentalement de différence entre une agression individuelle et une agression organisée par une masse d’individus. Nous avons là une réponse simple et non ambiguë à l'intervention annoncée par les USA en Irak en 2003 comparativement à celle de 1991 dénommée "Tempête du désert" suite à l'invasion en 1990 de l'émirat du Kuweit par les armées de Saddam Hussein. Il n'y a pas encore d'"agression" de la part de l'Irak ni de dommages causés à autrui contrairement par exemple à l'affaire des TwinTowers.
La mission des armées est simple et claire. Il s’agit d’un corps de professionnels des armes spécialisés dans une protection particulière : la protection contre des prédateurs qui viendraient en masse et que l’on ne pourrait arrêter autrement. Les autres types de menaces font appel à d’autres professionnels en charge de la sécurité et de la protection des droits fondamentaux des individus.
Les principes de légitime défense et de poursuite des agresseurs responsables des dommages causés constituent les piliers de toute intervention militaire. C’est la raison pour laquelle la décision de l’intervention militaire devrait être mise dans les mains de juges et non pas dans les mains d’hommes politiques prêts à user d’une armée de citoyens ou de professionnels pour satisfaire les intérêts privés de ceux qui les ont portés au pouvoir et très souvent pour conforter leur propre pouvoir politique. Rappelons que l’usage de l’armée allemande est dans les mains de la cour constitutionnelle allemande (et non du gouvernement comme le suggère les journalistes mal informés). C'est aussi une différence essentielle avec la théorie de la guerre juste. Le "juge" ou l'"arbitre" et les assureurs dictent les termes de la "guerre juste" et du principe de réparation qui s'ensuit. Il n'y a pas de différence entre un crime ordinaire et une agression par des hommes d' Etat.
Cette question en soulève une autre : celle de la responsabilité des hommes politiques qui engagent les agressions ou qui commanditent des guerres. Ils n'agissent pas par eux-mêmes mais commandent, donnent des ordres. Cette responsabilité est-elle pleine et entière ou bien réside-t-elle partiellement ou en totalité dans les mains de ceux qui exécutent leurs ordres ? La réponse est que cette responsabilité repose entièrement dans les mains de ceux qui exécutent les ordres et non dans les donneurs d'ordre. Là aussi il existe une différence essentielle avec la théorie de la guerre juste. Ce sont les exécutants qu'il faut sanctionner parce qu'ils sont responsables de leurs actes et qu'ils doivent désobéir aux ordres quand ceux-ci violent les droits individuels de tiers innocents. La désobéissance civile ou militaire est la règle que les individus doivent suivre pour empêcher un gouvernement de se lancer dans une guerre "injuste".
Des principes généraux, "jus ad bellum" on peut passer aux règles pratiques de l’usage des armes "jus in bello". Comme le fait remarquer E. Mack les choses ne sont jamais aussi simples qu’on le voudrait ! L’usage d’une armée dans sa frappe n’est jamais aussi sélectif qu’on le souhaite. Une armée en campagne n’est pas comme un fusil à lunette. Est-il admissible de tuer des innocents (ou de menacer de tuer des innocents), qui ne sont pour rien dans le conflit, pour combattre (ou dissuader) les agresseurs ?
Ainsi l’usage d’une bombe nucléaire, (ou la menace de son utilisation) comme de n’importe quelle bombe, fut celle posée par un "terroriste" a des effets collatéraux sur des innocents. Peut-on tuer des soldats irakiens qui envahiraient notre sol sachant qu’ils ont été enrôlés de force ? Ne sont-ils pas innocents eux aussi ? Peut-on faire une intervention militaire préventive comme le souhaite les Etats Unis contre le dictateur irakien ou celui de Serbie comme certains a posteriori l’auraient souhaité contre l’Allemagne hitlérienne ? Peut-on sacrifier tous les principes moraux dans le seul but de gagner la guerre ? Peut-on torturer des agresseurs, des complices ou des innocents pour obtenir des renseignements que l’on suppose vitaux pour la poursuite du combat ? Peut-on exécuter ses propres soldats s’ils refusent d’obéir aux ordres ? Doit-on intervenir militairement pour sauver des individus ou des populations qui ne vous ont rien demandé et avec lesquelles vous n’avez aucun lien, par simple souci humanitaire ? Peut-on pratiquer au niveau militaire l’assistance à personnes en danger ?
Les limites de la légitime défense : "Jus in bello"
La légitime défense est une riposte à une agression contre des biens et/ ou des personnes. Il s’agit d’empêcher l’agression ou de poursuivre l’agresseur pour qu’il restitue ou répare les torts causés à des victimes.
La première contrainte morale imposée par la légitime défense est la proportionnalité de la riposte. Imaginons une invasion de Tahiti par les Australiens. Ceux-ci excédés par nos essais nucléaires dans leur sphère d’influence décident d’agir militairement. L’armée française peut-elle atomiser Sydney, à l’arme nucléaire, pour protéger Tahiti d’une invasion australienne ?
La seconde contrainte morale imposée par une légitime défense est que la riposte ne frappe pas des tiers innocents (principe de discrimination). La victime d’une agression ne peut être tenue pour responsable des effets collatéraux non prévisibles induits par sa riposte mais il peut l’être si ces effets sont prévisibles. Il est clair que si vous savez que dans la riposte, vous pouvez blesser ou tuer quelqu’un, tiers innocent à l’agression, vous devenez agresseur à son égard. Le principe de légitime défense ne s’applique qu’aux agresseurs. L’action de légitime défense sera alors injustifiée. Cependant, si la victime d’une agression doit mettre en balance sa vie et celle du tiers innocent ou si l’agresseur recherche l’impunité en commettant son forfait au voisinage d’innocents, la décision de riposter ou non, reste dans les mains de la victime. Quand l’agresseur recherche cette impunité, il prend des innocents en otage. Les otages, de tiers innocents, deviennent victimes.
Cependant peut-on prendre en otage quelqu’un pour dissuader un agresseur éventuel d’agir ou un agresseur réel de continuer son agression ? Qui agresse qui ? Peut-on menacer un inspecteur des impôts de vitrioler ses enfants pour qu’il cesse ses agressions permanentes sur le portefeuille des contribuables ? Peut-on prendre en otage une population pour dissuader les terroristes (ou les résistants) d’agir ? La réponse semble clairement négative. Quand les Allemands prennent en otage la population française pour dissuader les résistants d’agir et de tuer des militaires allemands, leur comportement est immoral parce que ce sont eux les agresseurs. Si le gouvernement français prenait en otage la population musulmane pour dissuader les intégristes de poser des bombes dans le métro parisien, clairement le gouvernement français serait l’agresseur. Et si les intégristes musulmans prenaient en otages des Français pour libérer leurs compagnons emprisonnés, ils se comporteraient comme des agresseurs à l’égard de ces populations. La pratique de la dissuasion nucléaire ressemble beaucoup à ce type de dilemme. Les victimes - ceux qui sont pris en otages ou leurs ayants droits- sont alors en état de légitime défense. Ils peuvent donc riposter à l’agression.
C’est la raison pour laquelle les armements, comme leur utilisation, doivent être sélectifs. Ces armes doivent dans la mesure du possible frapper les agresseurs. Un usage de la dissuasion nucléaire dans une stratégie anti-cité semble profondément immoral. Les bombardements à haute altitude aussi.
Sous cet angle, l’évolution de la technologie militaire a fait de gros progrès
puisque l'on peut frapper un ministère dans une grande ville comme Belgrade sans dommages collatéraux.
Mais que vaut cette approche déontologique face à un prédateur pour qui les êtres humains peuvent être traités comme des animaux et éradiqués en masse comme on le fait actuellement pour des poulets ou des vaches folles au nom de la protection du consommateur ou de la protection d’un peuple, d’une race ou d’un idéal religieux ou d’une classe sociale ? Il semble difficile alors de rejeter une argumentation conséquencialiste nous disent les partisans de la dissuasion.
La légitime défense doit être efficace c’est-à-dire aboutir au résultat souhaité : la protection des droits individuels. Et si la seule manière d’arrêter l’agresseur est de prendre en otage des tiers innocents auquel il tient, doit-on se priver, au nom d’une certaine déontologie, de cet instrument radical pour stopper l’agression ? C’est justement le propre d’une argumentation déontologique que de s’interdire l’usage d’un instrument qui, même s’il est très efficace, viole les droits de propriété sur soi de tiers innocents. La cause semble entendue.
Cependant il faut encore démontrer que la dissuasion nucléaire viole les droits de tiers innocents. Revenons à la prise d’otage d’un individu, tiers au conflit (les enfants de l’inspecteur des impôts ou l’ensemble des moscovites dans une stratégie nucléaire anti-cité aux temps de la guerre froide entre l'Ouest et L'Est). La caractéristique principale de la dissuasion par la prise d’otages, tiers au conflit entre le prédateur et la victime, est que la victime, qui cherche à se protéger de l’agresseur, annonce qu’il a l’intention conditionnelle de provoquer la mort d’innocents par dizaine de millions, (innocents auxquels le prédateur est supposé tenir) si l’agresseur agit.
Mais avoir l’intention conditionnelle de commettre un crime, ce n’est pas commettre le crime. Ce qui est mal c’est de commettre le crime, non d’en avoir l’intention. Quand la victime prend en otage des innocents auxquels le prédateur tient, pour faire cesser l’agression, et que sa menace est crédible, il signale à l’agresseur le coût d’opportunité réel de son acte d’agression. Il signale aussi aux otages ayant un lien avec l’agresseur que c’est à eux, aussi, de discipliner l’agresseur avec lequel ils ont des liens. Cette dissuasion est là pour empêcher une violation de droits individuels non pour la provoquer ou menacer la vie des otages. Elle signale à l’avance le prix qui sera demandé, à titre de compensation du dommage créé, à l’agresseur. On remarquera que les otages en question ne sont pas des tiers innocents. Ce sont des tiers qui acceptent dans leur rang des prédateurs ou qui acceptent de remettre leur destin entre leurs mains. Il n’y a donc pas nécessairement incompatibilité entre une morale déontologique et une certaine efficacité.
Cependant cela nous indique la direction des recherches en matière d’armements. Il faut trouver des armes précises sans effets collatéraux sur des tiers effectivement innocents.
Il est intéressant aussi de remarquer que les armes servant à neutraliser, sans tuer, les agresseurs ont un rôle important à jouer dans une vision individualiste des conflits entre Etats, car d’une certaine manière les véritables agresseurs sont les gouvernements, pas les hommes qu’ils envoient pour commettre le crime. Bien que ces derniers puissent déserter, se révolter contre leurs supérieurs lorsque ceux-ci commanditent un crime, on peut supposer qu’ils sont des tiers innocents au conflit qui les dépasse. Des armes qui les neutralisent, sans les tuer, ont un intérêt stratégique évident dans le cadre de la légitime défense. Même si ces militaires doivent être sanctionnés pour avoir exécuté des ordres qui violent les droits individuels fondamentaux de leurs victimes.
Quel type d'intervention est admissible ?
On peut terminer par un retour sur le "jus ad bellum". Les interventions de l’armée française pour les motifs les plus divers, de la cause humanitaire en Yougoslavie à l’assistance de gouvernement qui agresse ses propres citoyens en Afrique, à la participation à des opérations de police internationale comme en Irak, en Bosnie ou au Kosovo, ne rentrent pas dans le cadre des principes de la légitime défense ni de la poursuite d’agresseurs pour réparation de torts causés à des Français. S’il n’y a aucune menace contre des Français et s’il n’y a pas de contrat de protection offert à des étrangers, l’intervention est moralement bien difficile à justifier. En effet de quel droit peut-on s'ingérer dans la vie privée (ou publique) d'autres individus sans que ces derniers appellent au secours. Même s'ils appellent au secours de quel droit peut-on agresser ses propres concitoyens par l'impôt pour financer une protection à des gens qui appellent au secours ? Les contribuables désapprouvent le paiement des secours à des sportifs qui prennent des risques inconsidérés pour leur vie et qui mettent en danger la vie d'autres personnes pour leur propre plaisir alors qu'ils peuvent s'assurer et faire appel à une protection privée. Est-ce vraiment différent avec des populations opprimées par leur propre gouvernement qui appellent au secours ? N'ont-ils pas à un moment donné accepté une dictature ou un gouvernement qui les opprime ?
Les contribuables du pays qui portent secours aux opprimés d'un autre pays sont des tiers innocents au conflit. Ils sont donc agressés par leur propre gouvernement et doivent résister à cette agression.
Les seules voies légitime consistent dans :
- le soulèvement populaire contre l'oppression,
- l'assistance de groupes privés, y compris des Français qui voudraient intervenir pour protéger les populations agressées par leur propre gouvernement, assistance qui peut prendre diverses formes, équipements, combattants volontaires, argent pour financer une armée privée de protection , etc.
En revanche, on peut concevoir de vendre la protection militaire à des étrangers. S’ils font appel à l’armée française pour être défendus contre des agresseurs extérieurs et qu’ils paient les coûts des opérations militaires à l’extérieur, il n’y a rien à redire. S’il s’agit de protéger des Français à l’étranger qui sont menacés par les gouvernants du pays où ils sont, une intervention militaire est concevable, à condition que ces Français qui sont à l’étranger paient une prime d’assurance supérieure à ceux qui sont restés sur le territoire puisqu’une telle protection est plus coûteuse. Toutes les autres formes d’interventions ne semblent pas concevables dans cette notion de guerre "juste" revisitée par la doctrine libérale.
Conclusion
Dans cet article nous n'avons pas la prétention d'aborder toutes les facettes de ce sujet qui demeure complexe, mais plus simplement de resituer la doctrine libérale dans la théorie de la guerre juste pour en souligner, par comparaison, les traits marquants.
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