Martin Heidegger
Le Chemin de campagne
traduit par André Préault
Il quitte à sa porte le Jardin du Château et court vers les terres humides d'Ehnried. Par-dessus le mur, les vieux tilleuls du Jardin le regardent s'éloigner, soit qu'aux environs de Pâques il allonge son trait clair entre les champs déjà verts et les prairies renaissantes ou qu'à Noël il disparaisse derrière la première colline parmi les tourbillons de neige. A partir de la croix, il tourne vers la forêt. À sa lisière il salue en passant un grand chêne, sous lequel est un banc tout juste équarri.
Parfois reposait sur le banc tel ou tel des écrits des grands penseurs, qu'une jeune gaucherie essayait de déchiffrer. Quand les énigmes se pressaient et qu'aucune issue ne s'offrait, le chemin de campagne était d'un bon secours. Car, sans rien dire, il conduit nos pas sur sa voie sinueuse à travers l'étendue de ce pays parcimonieux.
C'est toujours à nouveau que la pensée, aux prises avec les mêmes écrits ou avec ses propres problèmes, revient vers la voie que le chemin trace à travers la plaine. Il demeure, sous les pas, aussi près de celui qui pense que du paysan qui s'en va faucher aux premières heures du matin. Plus souvent avec les années le chêne au bord du chemin ramène nos pensées vers les jeux de l'enfance et les premiers choix. Quand parfois, au cœur de la forêt, un chêne tombait sous la cognée, mon père aussitôt partait, traversant futaies et clairières ensoleillées, à la recherche du stère de bois accordé à son atelier. C'est là, dans son atelier, qu'il travaillait, attentif et réfléchi, dans les intervalles de son service à l'horloge de la tour et aux cloches qui, l'une comme les autres, ont leur relation propre au temps et à la temporalité.
Cependant, dans l'écorce du chêne, les gamins découpaient leurs bateaux qui, munis d'un banc de rameur et d'un gouvernail, flottaient sur la rivière Mettenbach ou dans le bassin de l'école. Dans ces jeux, les grandes traversées arrivaient encore facilement à leur terme et retrouvaient la rive. La part de rêve qu'elles contenaient demeurait prise dans le vernis brillant, encore à peine discernable, qui recouvrait toutes choses. L'espace qui leur était ouvert n'allait pas plus loin que les yeux et la main d'une mère. Tout se passait comme si sa sollicitude discrète veillait sur tous les êtres. Ces traversées pour rire ne savaient rien alors des expéditions au cours desquelles tous les rivages restent en arrière. Cependant la dureté et la senteur du bois de chêne commençaient à parler, d'une voix moins sourde, de la lenteur et de la constance avec lesquelles l'arbre croît. Le chêne lui-même disait qu'une telle croissance est seule à pouvoir fonder ce qui dure et porte des fruits ; que croître signifie : s'ouvrir à l'immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans l'obscurité de la terre ; que tout ce qui est vrai et authentique n'arrive à maturité que si l'homme est disponible à l'appel du ciel le plus haut, mais demeure en même temps sous la protection de la terre qui porte et produit.
Cela, le chêne le dit toujours au chemin de campagne, qui passe devant lui sûr de sa direction. Le chemin rassemble ce qui a son être autour de lui ; et, à chacun de ceux qui le suivent, il donne ce qui lui revient. Les mêmes champs, les mêmes pentes couvertes de prairies font escorte au chemin de campagne en toute saison, proches de lui d'une proximité toujours autre. Que la chaîne des Alpes au-dessus des forêts s'efface dans le crépuscule du soir, que, là ou le chemin se hisse sur une colline, l'alouette au matin s'élance dans le ciel d'été, que le vent d'est souffle en tempête de la région du village maternel, que le bûcheron, à la tombée de la nuit, traîne son fagot vers l'âtre, que le char de la moisson rentre à la ferme en vacillant dans les ornières du chemin, que les enfants cueillent les premières primevères au bord des prés, que tout le long du jour le brouillard promène sur la vallée sa sombre masse, toujours et de tous côtés c'est le Même qui nous parle autour du chemin.
Le Simple garde le secret de toute permanence et de toute grandeur. Il arrive chez les hommes sans préparation, bien qu'il lui faille beaucoup de temps pour croître et mûrir. Les dons qu'il dispense, il les cache dans l'inapparence de ce qui est toujours le Même. Les choses à demeure autour du chemin, dans leur ampleur et leur plénitude, donnent le monde. Comme le dit le vieux maître Eckhart, auprès de qui nous apprenons à lire et à vivre, c'est seulement dans ce que leur langage ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu. Mais le chemin ne nous parle qu'aussi longtemps que des hommes, nés dans l'air qui l'environne, ont pouvoir de l'entendre. Ils sont les servants de leur origine, mais non les esclaves de l'artifice. C'est en vain que l'homme par ses plans s'efforce d'imposer un ordre à la terre, s'il n'est pas ordonné lui-même à l'appel du chemin. Le danger menace, que les hommes d'aujourd'hui n'aient plus d'oreille pour lui. Seul leur parvient encore le vacarme des machines, qu'ils ne sont pas loin de prendre pour la voix même de Dieu. Ainsi l'homme se disperse et n'a plus de chemin. À qui se disperse le Simple paraît monotone. La monotonie rebute. Les rebutés autour d'eux ne voient plus qu'uniformité. Le Simple s'est évanoui. Sa puissance silencieuse est épuisée.
Le nombre de ceux qui connaissent encore le Simple comme un bien qu'ils ont acquis diminue sans doute rapidement. Mais partout ces peu nombreux sont ceux qui resteront. Grâce à la puissance tranquille du chemin de campagne, ils pourront un jour survivre aux forces gigantesques de l'énergie atomique, dont le calcul et la subtilité de l'homme se sont emparés pour en faire les entraves de son œuvre propre.
La parole du chemin éveille un sens, qui aime l'espace libre et qui, à l'endroit favorable, s'élève d'un bond au-dessus de l'affliction elle-même pour atteindre à une sérénité dernière. Celle-ci s'oppose au désordre qui ne connaît que le travail, à l'affairement qui, recherché pour lui-même, ne produit que le vide.
Dans l'air, variable avec les saisons, du chemin de campagne prospère une gaieté qui sait et dont la mine paraît souvent morose. Ce gai savoir est une sagesse malicieuse1. Nul ne l'obtient qui ne l'ait déjà. Ceux qui l'ont le tiennent du chemin de campagne. Sur sa voie la tempête d'hiver et le jour de la moisson se croisent, la turbulence vivifiante du printemps et le déclin paisible de l'automne se rencontrent, l'humeur joueuse de la jeunesse et la sagesse de l'âge échangent des regards. Mais tout devient serein dans une harmonie unique, dont le chemin dans son silence emporte çà et là l'écho.
La sérénité qui sait est une porte donnant sur l'éternité. Ses battants tournent sur des gonds, qu'un habile artisan a forgés un jour en partant des énigmes de l'existence.
Des basses prairies d'Ehnried, le chemin revient au Jardin du Château. Franchissant une dernière colline, son étroit ruban traverse une dépression plate, puis arrive aux remparts. Il luit faiblement à la clarté des étoiles. Derrière le Château se dresse la tour de l'église Saint-Martin. Avec lenteur, presque avec hésitation, les onze coups de l'heure s'égrènent et s'effacent dans la nuit. La vieille cloche, aux cordes de laquelle les garçons ont eu leurs mains rudement chauffées, tremble sous les coups du marteau, dont nul n'oublie la silhouette amusante et sombre.
Avec le dernier coup le silence s'approfondit encore. Il s'étend jusqu'à ceux qui ont été sacrifiés prématurément dans deux guerres mondiales. Le Simple est devenu encore plus simple. Ce qui est toujours le Même dépayse et libère. L'appel du chemin de campagne est maintenant tout à fait distinct. Est-ce l'âme qui parle? est-ce le monde? est-ce Dieu?
Tout dit le renoncement qui conduit vers le Même. Le renoncement ne prend pas, mais il donne. Il donne la force inépuisable du Simple. Par l'appel, en une lointaine Origine, une terre natale nous est rendue.
1. Littéralement : « Ce gai savoir est das Kuinzige. » Ce terme dialectal, propre à la Souabe du Sud (où se trouve Messkirch, ville natale de Heidegger), correspond étymologiquement à keinnützig, « bon à rien », « propre à rien », dont le sens est passé à celui d'« espiègle », « malicieux », et finalement désigne aujourd'hui un état de sérénité libre et joyeux, aimant à se dissimuler, marqué par une ironie affectueuse et par une touche de mélancolie : mélancolie souriante, sagesse qui ne se livre qu'à mots couverts. (Renseignements fournis par l'auteur.) (N.d.T.)
Ce texte a été écrit à l’automne de 1948 pour le Recueil commémorant le centième anniversaire de la mort du compositeur allemand Conradin Kreutzer, et publié dans ce recueil.
Tirage à part 1956 (chez Clostermann, à Francfort-sur-le-Main).
Traduction française par André Préau, publiée dans Heidegger : question III et IV, Gallimard, collection Tel numéro 172, Paris, 1990, ISBN-2-07-072130-2.
Source : http://www.omalpha.com/jardin/heidegger1-imp.html
Heidegger : “Der Feldweg”
JL SPINOSI
Dans un court récit, le marcheur décrit simplement le chemin. Nulle complexité conceptuelle ne vient hanter le “passage”, il suffit de lire ou de s’avancer sans que la compréhension se heurte aux difficultés que le penseur sème parfois sur sa route. Le chemin de campagne est d’un bon secours quand se pressent les énigmes, est-il dit, celles-ci sont gravées sous un grand chêne .C’est là que, à la lisière de la forêt, commence le chemin, cette voie sinueuse que nous allons emprunter. Ainsi c’est la pensée elle-même qui s’envient sur le chemin, mais de la même manière que le paysan s’en allant faucher les blés ou les herbes. Le chêne est l’arbre de la réminiscence, il entraîne et ramène les pensées à l’enfance, à des souvenirs qui enracinent. Y aurait-il là le même effet de quasi éternité, nous liant à une mémoire qui serait le lieu d’essences presqu’éternelles, comme nous y conviait l’auteur de “A la recherché du temps perdu”? Le chêne dit cependant que “croître signifie: s’ouvrir à l’immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans l’obscurité de la terre”. Si l’homme est dispose à l’appel le plus haut du ciel et à demeurer sous la protection de la terre qui porte, dès lors s’affirme la notoriété de l’authentique et du vrai. Le chêne dit tout cela au chemin et celui-ci donne à qui le suit don dû. Le chemin rassemble l’être de ce qui est autour de lui, il livre la plénitude du monde pour qui s’exprime le Même ou le Simple à chaque instant. Mais plus encore, il est inutile que l’homme ordonne, qu’il cherche à conférer un ordre au monde s’il n’est lui-même “ordonné à l’appel du chemin”.L’homme se disperse, il n’a plus de chemin dès lors qu’il déviant ordonné aux calculs, car dans la monotonie et l’uniformité, la puissance du Simple s’est enfuie. Bien peu sont ceux qui connaissent encore le Simple, mais ceux là resteront, grâce au chemin. Il ne s’agit donc pas d’une route quelconque où l’on se promènerait, mais de la forme précise que prend la voie en ce monde, nulle finalité calculée ne nous jette sur un itinéraire programme, le chemin est ce symbole déployé comme une image suspendue à un niveau plus plein de réalité. Les choses nous parlent car nous cessons de les arraisonner, le chemin nous convie à la rencontre, il ne peut guider que ceux qui s’acheminent (pensent), non ceux qui se pressent, ni ceux qui tracent des traits sur des diagrammes de coordonnées.
“La parole du chemin éveille un sens…qui mène à une sérénité». Heidegger dans ses commentaires sur les poèmes de Hölderlin nous a entretenus sur la Sérénité. Il ne s’agit pas de simple quiétude, mais du lieu du “Plus Haut” où se situe “Lui”, le père, le Joyeux. En des accents qui nomment le Sacré, se livre ici la lumière la plus pure. “La sérénité est l’origine d’où procède l’essence du salut” est il dit dans Heimkunft, le poème sur le retour. La sérénité s’oppose à l’affairement, l’activité stérile du travail et à la déréliction, celle du loisir qui clôt l’homme dans un horizon animal. Tout cela empêche la recherche de la sérénité qui s’approche vers nous lorsque “ ce que tu cherches, cela est proche et vient déjà à ta rencontre”.
Un gai savoir s’affirme comme sagesse malicieuse sur un chemin qui comme celui décrit par Héraclite rassemble les opposés, ici se croisent la tempête d’hiver et le jeu de la moisson, la profusion printanière et l’automne comme déclin, la sagesse de l’âge et de la jeunesse qui joue Tout se joint dans une harmonie unique, celle de la sérénité est « une porte donnant sur l’éternité ». Le chemin semble ici se souvenir du poème de Parménide, où la voie mène aux portes qui dévoileront la divinité. Les deux présocratiques, Héraclite et Parménide, ne sont pas cités, mais leur vision propre du chemin ne peut passer inaperçue, l’image qui s’habite ou qui se traverse selon l’approche prend ici sa forme véritable.
Puis le chemin revient vers les repères de la terre natale, le château, le village, le clocher. Celui-ci égrène de sa cloche les coups des heures nocturnes dont le dernier va étendre le silence jusqu’à ceux qui sont morts, non comme un rappel mais comme une confirmation, une bienveillance qui approfondie la proximité.
Le Simple est encore plus simple, et le Même dépayse. Paroles étranges mais c’est l’appel du chemin qui retentit. Qui parle ? C’est le renoncement qui donne et nous rend une terre natale.Der Feldweg ce sont quelques pages qui ne s’achèvent pas, le chemin est à parcourir, à chaque fois nouveau et pourtant toujours identique comme le fleuve d’Héraclite, le Même et l’Autre se joignent en l’appel unique du Simple. Le chemin est la pensée plus pensante qui ne représente pas mais dévoile à qui sait écouter la rencontre de Celui qui vient à nous dès que nous le cherchons. Le chemin donne à celui qui se présente, il amène nos pas à la porte d’une étoile dans le ciel et nous offre en même temps le retour vers le sol natal, le trésor de l’origine.
Source : http://anaphore.philosophie.free.fr/wordpress/?page_id=160
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Proposition de traitement par mr Laurent, TS1, Saint-CYr 2011- 2012.
Analyse de texte.
Der Feldweg, Martin Heidegger.
Dès l’Antiquité, les Hommes ont cherché à savoir ce qui ils étaient et ce qu’ils étaient. Ils ont cherché à se donner une définition pour se qualifier par rapport au monde. Pour Aristote, « l’être se dit de la substance », c’est-à-dire de ce qui reste inchangé en lui, sub-stare. Au XVIIème siècle, Descartes donne une nouvelle définition du sujet, du moi : il est « comme maître et possesseur de la nature » car c’est une « substance pensante » suprême. Trois siècles plus tard, Martin Heidegger dira que cette définition moderne et cartésienne du sujet « ne place pas assez haut l’Humanitas de l’Homme ». Heidegger nous invite donc à revoir notre vision anthropocentrée de l’Homme.
Heidegger est l’un des grands critiques de la philosophie cartésienne considérée selon lui comme trop anthropocentriste et dominatrice, elle accorderait une place trop importante à la domination du monde. Der Feldweg nous invite donc à réfléchir sur le rapport qui existe en ce sujet et ce monde. Entre la substance pensante et non pensante.
L’auteur affirme donc que la domination du monde, nécessaire selon Descartes, est vaine. Elle serait même contre-productive, voire dangereuse car pourvoyant à mettre le sujet en danger en tendant à l’annihiler.
Dans la vision réelle du sujet, si nous soumettons les substances autres que les siennes à nous, pouvons-nous soumettre d’autres hommes à nous-mêmes ? Ou devons-nous nous inscrire dans un rapport d’alter-ego ? La vision cartésienne du sujet « maître et possesseur de la nature » n’est-elle pas trop restrictive ? Le monde nous est-il totalement soumis ? Si tel n’était pas le cas, ne faudrait-il pas recheminer vers une vision plus aristotélicienne du sujet ?
Heidegger nous définit ici dans un premier temps ce qu’il considère comme étant, comme sujet de la ligne 1 à la ligne 3. Il nous livre ensuite sa définition du monde et sa vision d’un monde fixe. Vient ensuite le problème : le rapport entre ce sujet et ce monde qu’il explique lignes 5 à 7. La fin du premier paragraphe consiste pour Heidegger à donner sa thèse : il n’est pas nécessaire de le dominer bien au contraire. Il consiste aussi pour l’auteur à expliquer sa thèse et à tirer les conséquences de trois siècles de vision cartésienne, de ce qu’il qualifie d’ « ère de la machinabilité et de la calculabilité » dans son œuvre Chemins qui ne mènent nulle part de 1940. Le deuxième paragraphe consiste lui en une critique du scientisme, pour Heidegger, dominer le monde par la technocratie est dangereux. Enfin, le dernier paragraphe propose des solutions pour un retour à plus d’ « Humanitas de l’Homme », un retour à l’ « essence même du sujet ».
Heidegger commence par donner sa définition du sujet. Celui-ci est « permanence », c’est-à-dire qu’il se définit par sa substance, son « Simple ». Le philosophe reprend la définition aristotélicienne du sujet qui est « ce qui demeure inchangé » (Aristote, Métaphysique). Le sujet humain est un être de l’acquis, « il arrive chez les hommes sans préparation », qui s’établit avec l’expérience, la croissance et la maturité. L’être est donc substance chez Heidegger, il est upokeimenon : il demeure inchangé malgré le fait qu’il grandisse et mûrisse. Les fondements sous-jacents sont immuables et intrinsèques au sujet. De plus, cette substance s’opère dans le sujet en ayant des conséquences sur le « Même », le corps physique représentable de l’homme. La substance « dispense des dons » et « les cache dans ce qui est le Même ». La substance devient donc l’instigateur du corps qui le contrôle et le forge. « Ce qui est sous-jacent à toute chose sera appelé l’esprit », c’est donc bien l’esprit qui fait le sujet. Ce qui le rend capable de représentation de son environnement et donc de représentation du monde.
Le monde justement, pour Heidegger il est « ampleur et plénitude », deux adjectifs mélioratifs qui témoignent d’une sorte de puissance suprême du monde. De plus, ce sont les choses - non pensantes - qui font le monde, l’homme y apparaît déjà comme étranger. L’homme ne serait donc pas « plénitude ». Serait-il un frein au monde qui à tendance à vouloir tendre vers son acmé ? Pour Martin Heidegger, il paraît clair que ce sont les choses « à demeure » ou plutôt qui demeurent qui façonnent le monde. Paradoxe si l’on pense l’être comme substance demeurante et inchangée. Cela pose dès lors le problème du rapport entre ce monde et ce sujet : rapport de force et de domination ?
En apparence, le rapport entre le monde et le sujet est un rapport de force inversé par rapport à Descartes. Chez Heidegger, c’est « le chemin qui parle » et « les hommes qui ont le pouvoir de l’entendre ». Parler-entendre, et non parler-écouter, ce serait donc un prédicat, une caractéristique de l’homme de « pouvoir » être en relation avec le monde. Ceci s’explique car les hommes sont « nés dans l’air qui l’environne », les hommes sont attachés au monde car ils en découlent. Le monde paraît donc supérieur à l’homme. Cependant Heidegger clarifie les choses en donnant une nouvelle définition du rapport sujet-monde : « ils sont les servants de leur origine, mais non les esclaves de l’artifice ». Le rapport est donc pacifique voire bénéfique : les hommes sont les servants de leur origine et sont donc leurs propres servants. Les hommes ne sont pas « esclaves » - soumis - du monde qu’ils croient voir et des « artifices » qu’ils s’accordent à croire. Les hommes sont bel et bien ancrés dans le réel. Cependant Heidegger remarque que ce « pouvoir d’entendre » est faible : les hommes n’acceptent pas cette vision aristotélicienne du monde, ils veulent être « les maîtres et possesseurs de la nature » et non pas « servants » de celle-ci. Les hommes veulent renverser ce rapport de force en définissant la subjectivité - être étant suprême – pour remplacer la subjectité – être étant dans la masse de l’Etant -. L’homme cherche donc à dominer le réel et à ne plus assujetti.
La phrase suivante, lignes 7 et 8, est la thèse du philosophe. « C’est en vain que l’homme s’efforce d’imposer un ordre à la terre, s’il n’est ordonné lui-même à l’appel du chemin ». Pour Heidegger, la domination du monde est vaine, sans intérêt et injustifiée. L’homme « planifie » le réel, le domine et le contrôle mais ne prête pas d’attention à ce même réel. Il ne s’en occupe pas, n’en prend pas soin d’une certaine manière. Pour pouvoir dominer le monde – correctement – il faut, selon l’auteur, être « ordonné » à celui-ci. Il ne faut plus juste l’entendre – encore faut-il que ce soit le cas –, il faut l’écouter « les hommes d’aujourd’hui n’[ont] plus d’oreille pour lui ». Heidegger ne remet pas en cause le rapport sujet-monde, il remet en cause la façon dont il est mis en place et sa cause finale à savoir le dominer nécessairement, et par tous les moyens. L’homme depuis Descartes se pose en propre Dieu de sa religion. Il est ego suprême et tout-puissant qui soumet le monde à sa volonté de puissance. Heidegger qualifie cette période « d’ère de la machinabilité », l’homme n’entend que l’homme et les fruits de sa technologie, représentations de lui-même, il n’entend que « le vacarme des machines ». Dans un certain sens, l’homme n’entend voire n’écoute – avec une certaine attention ou intention – que lui-même. Heidegger dit même que l’homme prend « pour la voix même de Dieu » cette voix qu’il écoute. L’homme se prend pour Dieu. Il paraît dès lors normal que l’homme domine de fait son monde. En droit rien ne lui interdit, mais rien ne le lui autorise pour autant. Façonner le monde à son image, est-ce donc là ce qu’il y a faire ?
Selon le philosophe, non. Car cette anthropomorphie du monde – façonner le monde à son image – n’est qu’un épuisement du sujet (« sa puissance est épuisée ») et un « évanouissement de son Simple ». Il n’est pas de la substance de l’homme de substantiver tout le réel à sa propre substance humaine. Ce narcissisme exacerbé du sujet ne fait celui lui qui le « disperser ». L’homme depuis le XVIIème siècle est ce Narcisse qui souhaite soumettre son monde à son autorité patriarcale, il n’est plus ce que prônait Aristote et ce qui anime Heidegger, un étant parmi les autres étants qui participent en harmonie au monde. L’homme n’est que ce que le philosophe qualifie de « monotone » et d’ « uniformité » depuis Descartes car ce n’est pas une Simple substance, c’est un Simple pensant. L’homme se place au sommet de la pyramide, en grand Dieu intercédant sur tout le réel. Heidegger explique cela par le fait que l’homme veuille toujours plus. Leibniz résumait cela avant Heidegger par « nous voulons ce que nous n’avons », nous désirons tant que nous ne sommes pas satisfaits, tant que nous ne contrôlons pas tout ce qui est contrôlable, tant que notre puissance n’est pas totale : « volonté de puissance » de Friedrich Nietzsche.
Dans le deuxième paragraphe, Heidegger critique ouvertement le scientisme. L’homme explique tout par les sciences et veut dominer le réel grâce à elles. Si l’homme domine le monde, il est possible de contrôler les énergies qui peuvent lui être destructrices. Le sujet cartésien ne pourvoie pas à sa sécurité, bien au contraire. Pour Heidegger, le seul sujet qui demeurera dans le temps est celui « qui connait le Simple ». Ne voulant pas dominer le monde, ces sujets plus aristotéliciens « pourront un jour survivre aux forces gigantesques de l’énergie atomique ». Heidegger explique en effet que le sujet cartésien s’autodétruit car tout ce qu’il met en place peut se retourner – et se retournera – contre lui-même. Le savoir scientifique de l’homme « entrave son œuvre propre », c’est un frein au progrès selon Heidegger pour qui le progrès véritable serait une régression vers le monde originel d’Aristote. Il déplore cependant que ces « Simples » soient « peu nombreux ». Il est en effet plus rassurant à l’homme de se fondre dans la masse gigantesque des « rebutés », de s’accorder à croire que le monde est sous contrôle et que l’homme est tout-puissant plutôt que de se définir comme une simple substance sur le même pied d’égalité que les autres. Heidegger sait bien que c’est la définition de Descartes qui est le point d’orgue de cette ère dont la finalité sera l’auto-annihilation du sujet si celui-ci ne change pas ses habitudes, n’accorde pas une plus grande importance à écouter la nature. Il faut revenir à « la puissance tranquille du chemin de campagne », c’est-à-dire revivre dans une certaine communion harmonieuse avec le monde, pouvoir s’arrêter et arrêter le progrès technocratique. Mais cela est-il seulement possible ? Pouvons-nous – en sachant bien que nous le devrions – arrêter le progrès de la technologie ? C’est là tout le débat écologique encore aujourd’hui.
Dans le dernier paragraphe de ce texte, Martin Heidegger met un point final à son cheminement. Pour lui le sujet passe par un ressenti du monde, une perception du monde originel qui « éveille un sens ». Le but final de ce retour à l’homme en tant qu’humanitas est d’ « atteindre à une sérénité dernière » qui serait la marque que l’esprit serait alors réellement « au-dessus » du monde et aurait atteint son apogée. « L’homme comme fonctionnaire de la technique » destitue le sujet et « ne produit que du vide ». Pour Heidegger, « le travail et l’affairement » ne produisent que du « désordre » signe que cette volonté de toute puissance et de contrôle de tout n’est en fait qu’un échec. L’homme n’appartient plus à l’ « espace libre », il se soumet à lui-même et à sa technocratie. Or pour Heidegger, la liberté du sujet prime sur tout le reste pour faire de ce sujet une substance permanente et grande qui demeurera à jamais dans l’ampleur et la plénitude du monde.
Le XXème siècle apparaît donc comme une remise en question de la domination du monde par l’homme. Heidegger dans Le Chemin de campagne destitue le sujet cartésien « maître et possesseur de la nature » de son piédestal en expliquant comment le rapport de substantivation qu’entretient l’homme au monde est destructeur. Le sujet ne pourvoie pas, contrairement à ce qu’il veut croire, à sa sécurité. Il se met en propre cible de sa technologie. Le sujet veut tout et toujours plus et pour cela il doit dominer le monde. Or pour Heidegger, la puissance du sujet est autre part, elle se trouverait dans « l’essence même du sujet » d’où la nécessité de revenir à une définition plus classique de celui-ci. A savoir la définition d’Aristote dans le livre Z de la Métaphysique « l’être se dit de sa substance ». Heidegger s’inscrit dans une période que le philosophe Fukuyama appellera « post-modernité », i.e. post pensée cartésienne où l’humanisme était la clé du sujet. C’est la période contemporaine où, pour revenir à nos questions de départ, la vision cartésienne est remise en cause : le monde ne nous est pas totalement soumis, en témoignent les évènements récents au Japon où les hommes font face à leur propre tempête nucléaire. C’est donc une période où l’on s’accorde à définir le sujet autrement. Pour Sartre, « le sujet est projet », c’est-à-dire qu’il faut encore et encore s’interroger sur lui pour le redéfinir. Cette définition du sujet étant le point de départ de la pensée philosophique et morale, s’il n’est pas celui que l’on croit être, qui suis-je donc vraiment mais surtout que suis-je ? Si le sujet n’est plus ce « cogito ergo sum » de Descartes, si le sujet est ce « je est un autre » de Rimbaut, c’est tout la philosophie politique et morale qu’il faut redéfinir.
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