La raison peut-elle accepter le hasard ?
La raison humaine déteste l´incertitude. Nous ne cessons de vouloir prédire avec certitude ce qui se produira, connaître à l´avance ce que sera l´issue d´une de nos initiatives ou le terme d´une entreprise dans laquelle nous sommes impliqués. Parce que nous nous sommes convaincus que, dans le réel, « rien n´est raison », selon la formule donnée par Leibniz au principe de raison, voire, selon la fameuse proclamation hégélienne, que « le réel est rationnel et le rationnel réel », attribuer au hasard ou à la contingence pure le fait que les choses se passent ainsi plutôt qu´autrement nous apparaît toujours plus ou moins comme une défaite de notre volonté de maîtriser, voire de posséder une nature dont nous souhaiterions qu´aucune dimension ne nous échappe.
D´un événement et, plus généralement, d´un phénomène, nous disons en effet qu´ils se produisent par hasard quand leur surgissement apparaît fortuit ou aléatoire : ils surviennent sans pouvoir être expliqués par des phénomènes ou événements antérieurs. Tout se passe alors comme si ces événements ou ces phénomènes qui précèdent celui dont nous allons imputer la naissance au hasard ne nous semblaient pas rendre leur réalisation nécessaire, ou du moins ne pas en déterminer nécessairement toutes les caractéristiques. En sorte qu´une telle imputation, qui n´en est pas une (puisque le hasard désigne ainsi plutôt l´absence d´une cause qu´une cause quelconque), nous confronte aux limites de notre savoir en même temps qu´à celles de notre pouvoir. Ce pourquoi aussi bien les sciences que la philosophie ont eu tant de mal à ne pas faire du hasard leur ennemi pur et simple.
Bien avant même le mot de Hegel proclamant à propos du hasard qu´en philosophie, en l´occurrence lorsque nous abordons l´histoire, « cela ne nous regarde pas », Aristote avait déjà rejeté le hasard de l´interrogation philosophique sur l´être en le désignant comme « tout proche du non-être ». Quant à l´approche scientifique du réel, elle s´est au fond construite sur la conviction cartésienne qu´une intelligence se servant de la méthode requise pour bien conduire sa raison dans les sciences n´aurait jamais affaire à quoi que ce soit d´incertain et n´attribuerait jamais au hasard ce qui relève en fait des seuls mouvements des corps dans l´espace et de la combinaison de ces mouvements : le passage d´une physique des mouvements à une physique des forces ne semblait pas par lui-même devoir remettre en cause une telle foi dans le déterminisme.
Peut-on pourtant aussi radicalement mettre le hasard au ban de la raison ?
Deux motifs au moins nous incitent à ne pas refermer aussi vite le dossier et à instruire plus attentivement la question du hasard.
D´une part, la raison ne se borne pas à dire ce qui est, elle entend aussi, comme raison pratique, prescrire à notre liberté ce qu´elle doit faire. Or quel sens, ainsi que le demandait déjà Kant dans la Critique de la raison pratique, aurait le moindre appel à notre liberté de décider de nos actes si nous pouvions prédire la conduite future d´un homme avec la même certitude qui nous permet de prévoir une éclipse de Lune ou de Soleil ? Non qu´il faille considérer assurément qu´une action libre est une action relevant du hasard, qu´agir librement, c´est laisser faire le hasard, mais du moins faut-il qu´une place, dans le cours même des choses, soit laissée inoccupée par le déterminisme, donc virtuellement ouverte au hasard, pour que la liberté se saisisse de cette possibilité et inscrive dans cette brèche une autre nécessité : celle, non plus de l´enchaînement naturel des causes et des effets, mais de ce qui nous apparaît moralement incontournable.
D´autre part, n´existe-t-il pas des secteurs du réel où même la raison qui décrit ce qui est (la raison théorique) ne peut évacuer le hasard ? On pense à l´histoire, bien sûr, mais aussi, de plus en plus, au domaine du vivant, où la biologie contemporaine montre de plus en plus que l´évolution des espèces est due à de brusques mutations, dans le matériel génétique, défiant toute prévision.
Bref, dans ces différents registres, théoriques et pratiques, une raison moins convaincue que la certitude est le seul modèle de la vérité ne se trouve-t-elle pas conduite à recomposer avec le hasard ? Plus encore, ne lui faut-il pas désormais se recomposer elle-même, en redéfinissant ses démarches ou ses procédures, à partir d´une prise en compte de ce hasard dont la reconnaissance ne serait plus alors simplement le signe de sa propre défaite ou de ses déconvenues, mais pourrait être celui des indispensables transformations qu´elle a su s´imposer à elle-même ?
Questions dont l´ampleur et la radicalité sont telles qu´on ne saurait entreprendre de les affronter sans s´être assuré tout d´abord d´une exploration suffisamment minutieuse de cette idée même du hasard qui semble défier la raison.
Repartons, pour mieux cerner ce que signifie l´énoncé selon lequel certains événements ou phénomènes se produiraient par hasard, de la célèbre analyse que mène Aristote, au livre II de sa Physique, des divers types de causalité qui régissent la production de ce que nous observons dans la nature. En suivant Aristote ou en y réfléchissant nous-mêmes, nous pouvons distinguer, parmi les événements, ceux qui se produisent avec constance (quand nous faisons chauffer de l´eau, elle finit par bouillir) ou du moins avec une très haute fréquence proche de la constance (la première fois qu´un enfant essaye de marcher seul, il tombe) et ceux qui se produisent exceptionnellement (proposer, devant un problème d´arithmétique, la première solution qui vous passe par la tête et tomber ainsi sur la solution correcte) ou très rarement (sortir dans la rue et rencontrer d´emblée la personne que nous avions justement besoin de voir). Les faits constants ou très fréquents, nous les nommons nécessaires. Les faits exceptionnels ou très rares constituent la classe de ceux où nous pouvons mobiliser une référence au hasard.
Encore faut-il, pour cerner la sphère du hasard, compléter en l´affinant cette première approche. Tous les événements rares ou exceptionnels ne sont pas attribués au hasard. Parmi les faits rares ou exceptionnels, c´est plus précisément ceux qui apparaissent avoir pour nous un sens que nous pouvons être portés à attribuer au hasard. Nous n´imputons en effet au hasard que les faits rares ou exceptionnels qui semblent se produire, si nous utilisons ici la terminologie élaborée par Aristote dans son analyse de la causalité, « en vue de quelque chose » : ceux qui, par conséquent, se donnent à nous comme pourvus d´une finalité, ou d´une dimension téléologique, qui nous les fait apparaître comme s´ils avaient une signification. Que je trouve sans l´avoir obtenu par calcul ou raisonnement la solution correcte d´un problème mathématique, cela me dispense (du moins puis-je le croire, à mes risques et périls !) d´un effort de recherche, cela peut même (certes provisoirement !) me faire passer pour doué en arithmétique : il y a donc une finalité apparente dans l´événement, il m´est utile, il n´est pas neutre pour moi, et je bénis donc l´heureux hasard qui m´a procuré ce succès facile ! En revanche, si, dans la rue, je croise successivement cinq personnes qui portent toutes des moustaches, je ne dirai pas en toute rigueur que c´est un hasard : je parlerai plutôt d´une simple coïncidence. Le hasard a donc ceci de plus que la simple coïncidence : il est signifiant et interprétable en termes téléologiques.
Une exception ou une rareté à caractère téléologiquement signifiant : avons-nous ainsi défini pleinement le hasard ? Pas vraiment, pour peu que nous y réfléchissions encore un instant. Aristote, pour sa part, n´a pas manqué de le faire, qui procède à une dernière distinction pour mieux encore délimiter le champ où la référence au hasard peut intervenir : pour qu´il soit question de hasard, il faut aussi que le caractère téléologique ou signifiant du phénomène concerné ne soit pas le résultat d´une volonté ou d´un choix émanant de façon décelable d´un être humain. Il faut donc que la finalité soit accidentelle (comme c´est le cas, par exemple, quand la chute d´une pierre qui se détache d´un mur délabré vient juste assommer l´assassin qui poursuivait sa future victime) et non pas intentionnelle (comme c´est le cas si la pierre est volontairement lancée par un défenseur du faible et de l´opprimé, soucieux de mettre ainsi l´assassin hors d´état de nuire !).
Rassemblons ce qui se dégage de ces délimitations successives : nous attribuons (du moins sommes-nous portés à le faire) un fait ou un événement au hasard quand il est imprévisible (ce qui correspond à sa rareté ou à son caractère exceptionnel), fortuit (ce qui intègre son absence présumée de cause), signifiant (ce qui renvoie à sa dimension de finalité en excluant toute confusion entre hasard et coïncidence) et cependant inintentionnel (ce qui exclut de confondre, cette fois, un simple fait de hasard avec un exploit dû par exemple à l´héroïsme de son auteur). Nous devons à Aristote, qui n´était pas avare de distinctions conceptuelles, une ultime précision dont nous pouvons nous servir pour achever de baliser ce champ où interviennent plusieurs notions difficiles à discerner les unes des autres : comment situer le hasard par rapport à ce qu´il nous arrive aussi de désigner comme la fortune, bonne ou mauvaise ? Si nous souhaitons affiner encore notre conceptualisation du hasard, nous dirons que le hasard est à la fortune ce que le genre est à l´espèce : la fortune est un type de hasard, toute fortune relevant du hasard, mais tout hasard n´étant pas pour autant fortune. Quel type de hasard est en effet fortune ? D´un homme qui, en retournant la pelouse de son jardin, découvre des pièces d´or, nous dirons qu´il jouit d´une (bonne) fortune (en l´occurrence, dans tous les sens du terme !) ; en revanche, la rencontre de deux boules de billard mises en mouvement d´un simple revers de la main, ou parce que quelqu´un a, en passant, heurté le billard, sans aucune intention particulière, sera dite l´« effet du hasard » et non de la fortune. Le hasard a donc plus d´extension que la fortune, qui se définit par les mêmes caractéristiques que le hasard, mais concerne plus spécialement les activités humaines et ce qui en résulte (par hasard) pour la destinée de leurs auteurs.
La délimitation rigoureuse de ce que nous entendons par le hasard ne constitue pas une fin en soi : maintenant que nous cernons mieux ce à quoi nous faisons référence quand nous parlons précisément d´un « effet du hasard », nous pouvons nous demander à la fois selon quelle logique nous sommes conduits à un tel recours et ce que ce recours peut avoir de problématique. Pourquoi nous apparaît-il d´abord à ce point évident, quand nous nous plaçons du point de vue de la rationalité philosophique ou scientifique, qu´un surcroît de réflexion devrait nous épargner toute tentation d´imputer quoi que ce soit, ultimement, au hasard ?
Avant d´entrer dans l´examen de la validité même d´une telle notion, il convient en effet de nous demander ce que représente, quant à l´attitude de l´être humain face au monde qui l´entoure, l´attribution de certains faits au hasard. Pourquoi procédons-nous à une telle attribution ? Est-ce rationnel, est-ce même raisonnable ?
La réponse la plus immédiate, qui consisterait à estimer déraisonnable, au regard des exigences de la rationalité, un tel recours, est un peu courte. À y réfléchir, tout nous indique en effet que, contrairement aux apparences, la référence au hasard n´a de sens qu´à partir du moment où l´esprit humain est profondément animé par l´exigence de rationalité. Une mentalité magique, pour laquelle tout peut sortir de tout en vertu de relations ou d´affinités mystérieuses entre les choses ou entre les êtres, n´éprouve nul besoin de recourir au hasard. Seul celui qui se trouve poussé par l´exigence rationnelle à vouloir rendre de tout par des « raisons », peut, en l´absence de telles raisons, parler d´« effets du hasard ». L´application systématique du principe de raison (rien n´est sans raison) ou, dans sa version scientifique, du principe de causalité (pas d´effet sans cause) a pour conséquence que, lorsque nous nous trouvons confrontés à des événements ou des phénomènes qui ne semblent résulter ni d´une nécessité inscrite dans le cours des choses ni d´un plan conçu par quelque intelligence, notre instinct causal refuse l´échec : en ce sens, attribuer un fait au hasard, c´est nier encore, paradoxalement, qu´il soit tout à fait inexplicable, c´est recourir pour ainsi dire au miminum d´explication possible, en tenant malgré tout l´événement concerné pour un « effet », même si c´est au prix de cette curieuse expression qui nous fait mentionner des « effets du hasard ». Le recours au hasard procède donc d´une propension naturellement explicative de l´esprit humain, qui le pousse, face à tout phénomène, à le considérer comme conditionné par des conditions dont il résulte et à rechercher toujours des conditions plus hautes par lesquelles tout se trouverait conditionné. Cette exigence peut conduire, en quelque sorte par le haut, jusqu´à cette recherche d´un inconditionné ou d´un absolu dont Kant nous a montré, dans la Critique de la raison pure, qu´elle pouvait égarer la raison dans les ténèbres de l´illusion métaphysique. Elle conduit aussi, par le bas, la raison à refuser de s´avouer vaincue et à préférer désigner un phénomène comme ayant pour condition le hasard plutôt que comme une exception à notre exigence de considérer tout ce qui surgit dans le monde comme conditionné par d´autres phénomènes. Quand, aux questions d´un enfant qui demande pourquoi les oiseaux volent et non pas les locomotives, ou pourquoi ce sont les poissons de son aquarium qui mangent des daphnies et non pas son professeur, nous répondons par un « parce que » qui prétend être péremptoire et clore la discussion, l´attitude que nous adoptons alors n´est pas intrinsèquement différente de celle d´où dérive l´appel au hasard : en l´absence de toute explication disponible, nous ne cédons pas sur l´affirmation que tout s´explique.
Une fois cernée cette attitude, force est toutefois de nous interroger sur ses conséquences. Ici commence l´interrogation sur ce que vaut le recours à la notion de hasard. Trois conséquences, en une première approche, peuvent être relevées qui nous apparaissent de nature à problématiser un tel recours.
En premier lieu, il est difficile de ne pas envisager qu´admettre des effets du hasard puisse faire obstacle au développement d´une interrogation de type scientifique. L´attribution d´un phénomène ou d´un événement au hasard vient pour ainsi dire paralyser le questionnement, en sorte que l´on se garde bien de chercher plus loin et, éventuellement, de découvrir des causes plus profondes.
Il est clair d´autre part que parler, faute de mieux, d´effets du hasard équivaut à nier en fait le principe de causalité : nous sommes certes conduits à recourir à la notion de hasard par l´exigence même de rechercher des causes pour tout ce qui se produit dans le monde, mais répondre à cette exigence par l´usage de la notion de hasard revient à suspendre momentanément cette exigence même, et avec elle l´application du principe qui l´exprime. Un effet du hasard est un effet sans cause : ainsi la raison qui, par l´exigence même qu´elle fait valoir de considérer que rien n´est sans raison, peut nous conduire, faute de mieux, à nous référer au hasard en vient-elle ainsi à se renier elle-même, avec tous les périls qu´un tel renoncement induit. N´admettre que la raison, disait Pascal, est un excès, mais exclure la raison, précisait-il, en constitue un autre.
Ajoutons enfin, pour avoir mesuré rapidement ce à quoi nous expose un recours non maîtrisé à cette étrange catégorie que constitue le hasard, que ce recours, quand il intervient pour procurer une illusion d´intelligibilité à l´égard de vastes domaines du réel, peut conduire à diviniser le hasard lui-même, en le faisant apparaître comme le maître absolu du cours des choses. Ainsi les anciens Grecs avaient-ils, à une époque tardive de leur culture, fait de la Fortune (Tychè) une divinité dont le culte qu´ils lui rendirent alors témoigne que les valeurs du logos, affirmées si fortement à l´époque classique de la cité athénienne, étaient en train de s´effondrer dans le règne de la superstition.
Faut-il pour autant, avertis par le repérage de telles conséquences, choisir de récuser définitivement, dans un univers aussi dominé que le nôtre par la valorisation de la raison, notamment dans sa dimension techno-scientifique, toute référence à l´idée de hasard ? N´en existe-t-il véritablement, dans un tel univers, aucun usage « raisonné », ou pouvons-nous malgré tout (voire devons-nous) nous interroger sur la possibilité d´inscrire le hasard (comme Kant avait entendu le faire pour les catégories de la religion) « dans les limites de la simple raison » ?
Le déterminisme constitue pour ainsi dire la philosophie spontanée de tout travail scientifique : tout effet a une cause ou plusieurs causes assignables, rien n´est fortuit, tout s´explique. Un exemple particulièrement significatif d´une telle conviction est fourni par la psychanalyse, lorsque Freud, à partir de son hypothèse de l´inconscient dynamique, postule que tous les événements de notre vie psychique, y compris les plus insignifiants qui parsèment, sous la forme des lapsus, des oublis et autres actes manqués, notre existence quotidienne, sont les produits de la logique du refoulement et du retour du refoulé. Assumant pleinement ce qu´il nomme lui-même la « croyance au déterminisme », l´inventeur de la cure analytique estime ainsi que ce doit être le principe même de l´analyste que d´estimer méthodiquement que pas la moindre idée surgissant dans la conscience d´un malade ne saurait être tout à fait arbitraire et sans rapport avec l´ensemble de représentations refoulées qu´il s´agit de retrouver. Lorsque, certes selon un tout autre registre (celui de la spéculation sur l´histoire), Hegel estimait que dans l´histoire « tout se déroule rationnellement » et que la considération philosophique du devenir des peuples et des cultures « n´a pas d´autre but que d´éliminer le hasard », l´affirmation de la raison ne faisait ainsi, en philosophie, pas plus de concession à la reconnaissance du hasard que n´en a fait, pendant très longtemps, la rationalité scientifique.
Pouvons-nous toutefois assumer jusqu´au bout une telle exclusion du hasard par la raison, sous les différents visages que celle-ci prend dans l´espace philosophique et dans l´espace techno-scientifique ? Même si, de façon méthodique, un tel geste doit continuer d´être tenu pour constitutif de toute investigation rationnelle, force est néanmoins de convenir aussi que la raison elle-même se trouve tenue d´accorder une place à d´autres exigences. On se bornera ici à le suggérer de deux manières.
Il est indispensable à la raison pratique, d´une part, de ne pas sacrifier les exigences ou les réquisits compris dans l´idée même de liberté. Sauf à renoncer à accorder, sous quelque forme et avec quelque statut que ce soit, la moindre validité à ce que les philosophies du sujet ont exprimé à travers la notion de « libre arbitre de la volonté », il paraît difficile de ne pas inscrire dans les conditions mêmes du choix moral la reconnaissance d´un moment ou d´un espace d´indétermination. C´est là au fond ce que Sartre a thématisé, à sa manière, à travers sa conviction qu´en l´homme « l´existence précède l´essence », que l´homme n´est que ce qu´il se fait et que ce que nous appelons le destin coïncide précisément avec le choix libre que chacun fait de sa destinée : faut-il se représenter ce choix libre sur le mode de ce projet fondamental, sans motif susceptible de lui préexister, que Sartre a inscrit, pour chaque existant, à la racine de ce qu´il se fait être ? C´est ici affaire de conviction dans la manière de philosopher. Mais du moins n´est-il pas aisé de penser la sphère de la moralité sans faire référence à l´idée de choix, ni de penser les conditions de possibilité d´un tel choix sans faire référence à un horizon de contingence où il vient s´inscrire. Même si les philosophies de la liberté n´expriment sans doute pas la reconnaissance de cet horizon de contingence en recourant à l´idée de hasard, il n´en demeure pas moins qu´elles requièrent de concevoir, pour y inscrire l´autonomie possible de notre volonté, une brèche dans le déterminisme.
Si la contingence apparaît comme la forme susceptible d´être prise, dans le registre philosophique, par une représentation du hasard réinscrite à l´intérieur des « limites de la simple raison », ne faut-il pas convenir, parallèlement, qu´une figure raisonnée du hasard est venue prendre place aussi dans le champ scientifique sous la forme de la notion de probabilité ? C´est devenu aujourd´hui une banalité que de le rappeler : les sciences contemporaines, à commencer par la physique, puis par la biologie, ont instauré un nouveau type de déterminisme. Par opposition au déterminisme classique, qui n´admettait qu´un ordre immuable de lois rigoureuses, fondées sur le principe selon lequel les mêmes conditions produisent toujours dans la nature des résultats invariablement identiques, le déterminisme de la physique contemporaine, partant de la constatation que les mêmes conditions ne produisent pas toujours les mêmes résultats (notamment si l´on passe du niveau macroscopique au niveau microscopique), inclut la formulation de lois statistiques ou de pronostics de probabilité. Toute la mécanique quantique notamment est ainsi fondée sur de telles lois statistiques, caractérisées par ce qu´on nomme, depuis Heisenberg, des « relations d´incertitude ». Évoquant ces « liaisons probabilitaires », l´épistémologue Gaston Bachelard parlait, dans Le Nouvel Esprit scientifique, de « lois de hasard ». Il n´est pas assuré que les transformations plus récentes encore de l´esprit scientifique n´aient pas bouleversé ce que Bachelard, en son temps, tenait pour « nouveau ». Du moins, s´il fallait désigner et décrire aujourd´hui un nouveau « nouvel esprit scientifique », ne serait-il pas douteux que la configuration d´un tel esprit inscrirait plus encore en elle, compte tenu des développements contemporains des sciences du vivant, ce qu´il faut bien désigner comme un principe d´indétermination.
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Il sortirait du cadre de cette réflexion de tenter d´élaborer quels réaménagements la reconnaissance d´un tel principe d´indétermination fait subir à notre représentation d´un déterminisme dont il ne saurait pour autant être question de considérer qu´il ne correspond plus à la philosophie, non seulement spontanée, mais assumée et réfléchie des savants. De même serait-ce tout un travail, qui correspond à l´une des tâches actuelles de la philosophie, que de dessiner quelle figure de la raison correspond à la prise en compte de cette dimension de contingence qui s´inscrit à la racine de nos existences et qui est la condition même de la manière humaine d´exister. Pour le moins apercevons-nous déjà, au terme de cette réflexion, que les rationalités contemporaines (philosophiques, scientifiques), telles qu´elles se trouvent aujourd´hui en cours de réélaboration, échappent, autant qu´à l´irrationalisme qu´introduirait avec elle une acceptation non réglée et non raisonnée de l´idée de hasard, à la reconduction pure et simple de configurations plus anciennes de la raison, où l´exclusion hyperbolique du hasard témoignait d´illusions qui se sont désormais dissipées.
source :
http://www.philo.fr/?c=dissertation&o=complet&uid=E01Corrige
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