Proposition de traitement par mr Arnal, TS3, Saint-Cyr, 2011-2012.
La mauvaise conscience est-elle chose bienfaisante ?
L’homme se distingue généralement des autres êtres vivants par sa conscience réfléchie, c’est-à-dire sa capacité de recentrement par quoi l’on entend le savoir revenant sur lui-même. Se reconnaissant comme un sujet, l’homme est dès lors capable grâce à sa conscience morale de juger, et par extension de se juger. Ainsi, il nous arrive souvent de faire l’expérience d’une mauvaise conscience due à une action répréhensible. Pourtant, et de manière paradoxale, ce jugement qui nous est de prime abord désagréable, qui nous ronge et nous tourment pourrait bien n’être pas si malfaisant qu’il en a l’air. Puisque nous regrettons parfois nos mauvaises actions et nos pensées, n’est-ce pas le signe que quelque chose a changé en nous ? N’est-ce pas la marque que le jugement, si douloureux soit-il, s’est révélé vrai et nous a aidé à tendre vers le bien ?
Dans ces conditions, le sentiment de culpabilité que nous pouvons ressentir en transgressant la morale a-t-il des aspects positifs ? « La mauvaise conscience est elle chose bienfaisante ? » Encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’est la mauvaise conscience. Est-elle immédiate ou se fait-elle ressentir rétrospectivement ? Est-elle durable ou n’est-elle que passagère ? Est-elle nécessaire ou est-elle dépassable ? De même, qu’est-ce qu’une « chose bienfaisante » ? Est-ce une chose qui nous humanise ? Est-ce une chose qui nous libère ? Qui nous est sincère ? Qui nous est apaisante ? Enfin, comment cette « chose » pourrait être bienfaisante ? L’est-elle sur nous même ? Sur la communauté ? Sur notre environnement ? L’est-elle toujours, ou l’est-elle seulement parfois ?
En nous concentrant principalement sur le plan moral, c’est-à-dire sur les critères du bien et du mal, nous suivrons une réflexion en trois temps pour répondre à ces questions. Il s’agira d’abord de se demander si la mauvaise conscience est nécessaire à notre humanité. Nous verrons ensuite si ce juge qui nous donnerait mauvaise conscience permettrait de nous améliorer. Enfin, nous nous interrogerons sur la relation à l’altérité et la manière dont celle-ci est influencée par notre conscience morale.
Au fond, la mauvaise conscience, éprouvée lors de la transgression de la morale, est-elle une condition à expérimenter pour nous faire tendre vers notre bien et le bien, ou est-elle au contraire un fallacieux fardeau, dépassable et inessentiel ?
Tout d’abord, la mauvaise conscience nous est-elle nécessaire ? La réponse tient dans le « nous ». Qui désignons-nous par « nous » ? S’agit-il d’un simple être biologique, ou bien plus d’un être doté d’une conscience réfléchie et morale ? Dans le premier cas, faisant seulement appel à une conscience spontanée, la morale qui nous donnerait mauvaise conscience semble exclue. On ne peut, de fait, juger moralement des caractéristiques aussi primaires que notre respiration ou notre nécessité de manger pour survivre. La mauvaise conscience, dans ce cas précis, est alors inessentielle, inutile de surcroît. La question du bien que nous apporterait une mauvaise conscience se pose plus dans le cas de la conscience réfléchie. Le sujet, s’il s’assume comme tel, n’est-il pas dès lors amené à se juger ? N'est-ce pas pour lui une nécessité pour exister pleinement que d’évaluer ses propres actes et pensées selon les critères du bien et du mal ? En effet, si chez les animaux, la conscience fait loi - la question de la mauvaise conscience ne pouvant même pas se poser – elle fait sens chez l’homme. Ainsi, n’est-ce pas parce que nous pouvons agir et dépasser notre conscience spontanée, aller à l’encontre même de celle-ci, que nous sommes des êtres humains conscients ?
Bergson, dans L’évolution créatrice parue en 1907 soutient que « dans toute l’étendue du règne animal, la conscience apparaît comme proportionnelle à la puissance de choix dont l’être vivant dispose. ». Selon lui, c’est donc parce que nous avons le choix d’aller contre notre conscience végétative, le choix d’aller même contre la morale, que nous avons une certaine existence. Commettre des actes mauvais et éprouver une mauvaise conscience serait alors une façon de s’humaniser. Mais encore faudrait-il considérer que l’homme est bon. En effet, s’il est par nature mauvais, s’humaniser reviendrait à tendre vers le mal. De surcroît, la vision de Bergson va à l’encontre de l’aspect apaisant d’une chose bienfaisante. Nous sommes toujours confrontés des choix, et comme nous ne pouvons être parfaits, la mauvaise conscience que l’on éprouverait après un mauvais choix apparaît comme nécessaire pour un être humain : ne pas éprouver une seule fois la mauvaise conscience reviendrait à ne pas être humain.
Mais, si la mauvaise conscience nous est nécessaire pour être un homme, elle nous prive de liberté. Nous n’avons pas le choix de composer sans, nous devons faire avec. Si être bienfaisant revient à nous offrir une liberté, la mauvaise conscience n’est pas bienfaisante : elle s’impose à nous. Ainsi, Sartre dans L’être et le néant paru en 1943 affirme que « « l’homme est condamné à être libre ». Pour lui, si on a bien une liberté de choix qu’évoque Bergson, on n’en demeure pas moins de manière paradoxale condamné. En effet, notre conscience morale qui nous fait ressentir la mauvaise conscience apparaît comme un fardeau. Non seulement elle nous est nécessaire, puisque nous sommes toujours dotés d’un minimum de conscience, mais en plus elle nous enlève toute liberté en nous jugeant toujours. Ici, la nécessité de se juger n’est donc pas quelque chose de bienfaisant. Nous sommes destinés à avoir mauvaises conscience et à jamais pouvoir s’en « débarrasser ».
Ainsi la mauvaise conscience ne peut pas ne pas exister en un homme, car précisément, elle est le critère de son existence, ex-sistere au sens étymologique c’est-à-dire être hors de soi, ne pas agir en fonction de ses intérêts végétatifs. Si on considère qu’il est bon de témoigner des marques de son humanité, la mauvaise conscience permet de s’humaniser donc elle est bienfaisante. Toutefois étant nécessaire, elle n’est pas libératrice, et pourrait être malfaisante dans le sens où elle est indéfectible. Partant de l’idée qu’on ne peut se défaire de la mauvaise conscience, car constitutive de notre être, il convient de se demander si au moins ce compagnon de route qu’est la conscience morale est sincère. Il faut se demander si, non content de ne jamais nous lâcher, la mauvaise conscience pourrait nous induire dans des erreurs futures. Est-ce qu’au moins la mauvaise conscience peut nous être profitable ? Est-ce qu’ne éprouvant un sentiment de culpabilité nous pouvons tendre vers le bien ? Pouvons-nous grâce à lui nous améliorer ?
Il s’agit donc de savoir comment peut-on faire un retour sur soi grâce à la mauvaise conscience. Il nous arrive tous dans la vie quotidienne de regretter nos actes ou nous pensées. Nous nous sentons en effet souvent coupable de notre immoralité. Le fait de regretter, de ne pas vouloir refaire la même erreur montre que la mauvaise conscience peut être bienfaisante lorsqu’elle est inscrite dans une certaine temporalité. Nous apprenons en effet de nos expériences, et ne voulons pas recommencer dans le futur les erreurs du passé. Ce retour sur soi donne un rôle important à la mauvaise conscience : pourquoi se remettre en question si rien ne nous y oblige ? La mauvaise conscience apparaît ici comme sincère, pointant nos défauts et nous incitant à y remédier afin de ne plus se sentir coupable. En ce sens, la mauvaise conscience peut être source de progrès et est alors bienfaisante. Mais ce retour sur soi exige une certaine lucidité vis-à-vis de soi-même. Reconnaître qu’on a tort est souvent difficile. Nous faisons en effet souvent preuve de mauvaise foi. Afin de nous justifier, nous tentons de nous persuader que ce qu’on a fait est bien, en utilisant des arguments parfois fallacieux. Dans ce cas, nous essayons de contrer la mauvaise conscience en affirmant l’inverse d’elle. Nous nous mentons à nous-mêmes, et nous nous enfonçons de plus en plus dans nos idées fausses. Ainsi, la mauvaise conscience nous « enfonce » parfois plus qu’elle ne nous met en question. En même temps qu’elle autorise le retour sur soi, la mauvaise conscience favorise le mensonge à soi même.
Mais pour se mentir à soi-même, encore faut-il qu’il y ait un point à discuter. Encore faut-il que quelque chose définisse ce qui est bien et ce qui est mal. Ce quelque chose doit être objectif. De surcroît, les critères pour définir le bien et le mal semblent devoir être universels pour être objectifs. Dès lors, on peut se demander ce qui nous juge et ce qui est à l’origine de notre mauvaise conscience. Kant, dans la Critique de la Raison Pratique paru en 1788 soutient ceci : « Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement), elle st inhérente à son être ». Kant, rigoriste, affirme que l’on doit toujours écouter notre juge intérieur. La mauvaise conscience est alors forcément malfaisante pour Kant, car elle est liée à une transgression de la règle morale. Il affirme toutefois qu’il est possible d’esquiver le juge, mais que la mauvaise foi ne peut pas aller jusqu’à nous faire penser que ce que l’on a fait est bien. Mais cette thèse n'est que très formelle. En fait, de nombreux cas de conscience se posent, et beaucoup d’entre eux sont tout simplement insolubles. De plus, en suivant toujours les exigences morales, la moindre transgression pourrait entraîner en nous une si mauvaise conscience qu’elle irait à l’encontre de notre conscience spontanée. Par exemple, le suicide lié à une trop forte exigence morale donnerait à la mauvaise conscience un aspect malfaisant. Lorsque la mauvaise conscience est trop forte, notre vie devient invivable.
Ainsi, et de manière paradoxale, la justesse des évaluations morales qui pourrait nous faire tendre vers le bien sur le plan moral n’est pas forcément pour nous-mêmes quelque chose de bienfaisant. Si la mauvaise conscience permet de se remettre en question pour aller vers plus de moralité, cette moralité peut aussi être trop pesante pour nous. A supposer que l’on privilégie Kant et qu’on ne puisse se mentir à soi-même, l’exigence de notre conscience morale peut rendre le moindre soupçon de mauvaise conscience dangereux, voire fatal. De la sorte, si la proposition Kantienne peut nous faire tendre vers un bien universel, elle ne peut nous faire tendre vers un bien personnel. C’est pourquoi, dans notre intérêt mais ayant moralement mauvaise conscience, nous sommes conduits à esquiver les jugements. Cette notion de jugement de soi nous fait avoir mauvaise conscience parfois. Mais n’a-t-on pas mauvaises conscience vis-à-vis des autres, de leur jugement et leur regard ? L’homme existe au sein d’une collectivité, quelle est alors l’influence de notre mauvaise conscience dans notre relation à l’altérité ? Est-elle positive ? Négative ? Au fond, notre mauvaise conscience est-elle une chose bienfaisante au-delà de nous-mêmes ? Est-elle bienfaisante pour la vie collective ?
En effet, n’est-ce pas parce que nous suivons un certains nombres de valeurs communes, d’idéaux et de modèles de pensée que nous pouvons vivre en société ? La mauvaise conscience que l’on éprouverait en transgressant la morale n’est-elle pas nécessaire pour vivre en harmonie avec autrui ? Effectivement, si personne ne se souciait de la mauvaise conscience, à supposer que cela soit possible, qu’est-ce qui pourrait empêcher des conflits aussi inutiles que permanents d’avoir lieu ? Dès lors, n’a-t-on pas mauvaise conscience à cause de notre rapport aux autres ? Vit-on en société grâce à notre mauvaise conscience ? En effet si chacun de nous vivrait seul, se jugerait-il détaché du regard d’autrui ? Rien n’est moins sûr. Platon, dans la République (Livre II) est l’auteur du mythe de l’anneau de Gygès : « Gygès arriva à la conclusion qu’en tournant le chaton vers l’intérieur, il devenait invisible, vers l’extérieur, visible. Ayant perçu cela, il fit aussitôt en sorte de devenir l’un des messagers auprès du roi et sitôt arrivé, ayant séduit sa femme, il s’appliqua à tuer avec elle le roi, et prît ainsi le pouvoir » (350b-360b). Ce que dit Platon dans ce mythe est simple. A l’abri du regard des autres, le paisible berger qu’était Gygès devient un être on ne peut plus immoral, voire amoral, et cruel en tuant le roi et en séduisant sa femme. Pour Platon, la mauvaise conscience ne peut exister si on ne se rapporte pas aux autres. Sans les autres, nous ne l’avons plus et pouvons dès lors devenir amoral. La mauvaise conscience apparaît alors comme la condition nécessaire pour vivre en société. Sans elle tout le monde ferait n’importe quoi et tout dégénérerait très vite. Au fond, la différence entre nous et Gygès est la suivante : jugé par nous-mêmes mais aussi et surtout par les autres, nous éprouvons une mauvaise conscience qui nous bride et nous sociabilise et qui nous remet dans le droit chemin pour rentrer à nouveau dans la norme sociale ; Gygès, détaché des autres, n’a pas à se préoccuper de leur jugement : il devient amoral, semblant aussi perdre tout jugement de soi. La mauvaise conscience est donc bienfaisante dans notre rapport aux autres : elle permet à chacun de vivre en paix en société.
Mais, dans cette hypothèse, la mauvaise conscience nous limite. Que serions-nous en dehors de la société ? Ne serions nous pas un autre ? Est-ce notre vraie nature que d’agir uniquement encadré par cette mauvaise conscience ? Ne suis-je pas en fait quelqu’un de plus libre ? De façon assez égoïste, puis-je penser que la place n’est pas dans cette société puisque celle-ci est incapable de laisser s’exprimer ma vraie nature ? En substance, est-ce bien ma nature de vivre en société et de suivre inlassablement cette condition nécessaire qu’est la morale ? Ne puis-je pas vivre seul et me mettre ainsi à l’abri de toute mauvaise conscience ? On pourrait rétorquer que l’homme a aussi une conscience du monde. Même si nous vivions seuls, nous pourrions être invités à nous juger. En effet, en tuant un animal par exemple, j’aurais probablement toujours mauvaise conscience de l’avoir tué même si personne ne me regarde. Tel est la force du « je ». En disant « je », je reviens sur moi-même et je me juge irrémédiablement. Ainsi, même Gygès doit ressentir un sentiment de culpabilité, aussi infime soit-il. La mauvaise conscience, à des degrés divers, se rappelle à nous. La société double le jugement de soi du jugement des autres, mais même isolé, en décidant de couper tout lien avec l’altérité, une voix intérieure se prononcera toujours pour distinguer le bien du mal. De la sorte, si l’homme vit dans une paix relative, c’est bien parce que la mauvaise conscience qu’il pourrait ressentir individuellement le conduit à vivre en société pour le bien relatif de chacun des membres de l’espèce : de l’individu, l’homme passe à la personne responsable.
En définitive, la mauvaise conscience semble paradoxalement être bienfaisante. En effet, elle nous humanise et nous évalue généralement de manière objective. Quand bien même elle serait un fardeau, ou quelque chose qui nous enfonce dans notre ignorance par moment, elle n’en demeure pas moins nécessaire pour vivre en société, et il semblerait même que la mauvaise conscience ne s’estomperait pas hors du jugement d’autrui. Sans doute faut-il être méfiant envers la mauvaise conscience lorsqu’elle nous incite à aller à l’encontre de nos exigences physiologiques, à moins qu’une morale intransigeante et ici bien moins bienfaisante ne l’emporte de nouveau.
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