La libraire de L’Origine ou l’origine de la librairie
La libraire de L’Origine ou l’origine de la librairie
Lire en Fête se consacre cette année aux libraires et célèbre au travers de nombreuses manifestations celles et ceux qui se font les passeurs, chaque jour, de ces titres divers et variés destinés à enchanter les lecteurs. De quartiers et/ou de province, parisiens et/ou étrangers, généralistes et/ou spécialisés - comme les docteurs - , les libraires sont de toutes nations et ne connaissent pour seule frontière que celle de leur propre dilection.
A l’heure où lelittéraire.com s’associe avec le Centre National du Livre pour cette opération Lire en Fête 2005, en proposant ici de nombreux portraits de libraires par des auteurs tous genres confondus, la question s’est, proche ou « virtuel », comme de juste, posée à chacun des membres de la rédaction : et si je devais moi-même rédiger un de ces "portraits", réel ou phantasmé, onirique ou réaliste, que dirais-je ?, manière de souligner que, devant l’Objet-livre, transmis par le truchement du Tiers-libraire (en hommage au Tiers-instruit de Michel Serres), c’est bien le Sujet-lecteur qui est sommé d’apparaître. A soi-même d’abord puis aux autres, pourvu qu’il aille jusqu’à confesser à haute et intelligible voix où le portent ses affinités électives en la matière (livresque).
Au risque donc de poser au goujat de service, pis encore : de camper la posture de l’indécrottable internaute/éthernaute féru de NTIC pour qui le livre se résume en une agglomération de pixels sur un écran - de plus en plus mince -, bref en un « produit » relativement abstrait, il me faut avouer que, par la quantité à défaut de la qualité, grand lecteur (de papier, tout de même !), je me sens plus à mon aise dans les librairies intangbiles du Net que dans n’importe laquelle de mon quartier.
Calme du choix, aisance dans la comparaison des prix, facilité à privilégier l’ancien ou l’occasion sur le neuf, fluidité des commandes qui n’a d’égale que la célérité des livraisons : tout cela concourt à prédisposer le fainéant antiurbain que je suis à ne rencontrer que très rarement un libraire de chair et d’os.
Ce qui ne signifie pas que je n’éprouve aucun plaisir lorque je pénètre dans une librairie, loin s’en faut : ces rayonnages garnis jusqu’à l’outrance, ces couvertures aux visuels tous plus prometteurs les uns que les autres se donnent bien comme autant de promesses de bonheur. Mais la félicité n’est pas moins grande qui consiste à traquer le titre adéquat dans les plis et replis de la Toile.
Mea maxima culpa.
Aussi ne puis-je qu’enfoncer le clou en indiquant qu’une des références immédiates qui me vient à l’esprit lorsque j’évoque la librairie en soi renvoie à un titre de bande dessinée, les aventures de Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves (tome 1 : "L’Origine", Delcourt, 1990) de Marc-Antoine Mathieu. Employé au Ministère de l’Humour, J.C. Acquefacques mène une vie paisible dans une société surpeuplée qui louche du côté de la dystopie. Un univers délirant à la Kafka ou à la Terry Gilliam où la mise en abyme est reine, Julius se rendant bientôt compte que sa propre vie est décrite dans une bande dessinée, dont il manque une case... justement la BD que vous tenez entre les mains.
Chargé de mettre à jour le grand glossaire des blagues et incongruités, Julius voit son triste quotidien troublé un beau jour par l’arrivée d’une enveloppe. Y est sise une planche de bande dessinée qui semble raconter sa propre histoire. Reste à savoir s’il s’agit d’une prophétie ou de la preuve que son univers n’est pas ce qu’il avait cru jusqu’ici. Pour le savoir il faut remonter la piste jusqu’à un certain livre.
Ainsi, le personnage principal qui trouve des pages d’une bande dessinée racontant ce qu’il est en train de vivre - “Nous avions bien deviné que notre monde devait ressembler à une bande dessinée” affirme un des personnages, le scientifique Igor Ouffe - déclenche le vaste processus réticulaire/spéculaire à la Truman show où il se trouve enfermé (et nous avec) en rencontrant un libraire, qui tient davantage du bouquiniste il est vrai.
Qu’il rêve qu’il rêve ou qu’il soit le reflet des rêveries de son auteur - on se souvient que le Nemo de Winsor McCay se réveille brutalement à la fin de chacune de ses aventures extraordinaires -, Julius Corentin Acquefacques ne se trouve pas moins propulsé dans le monde de son auteur une fois qu’il franchit la porte de la librairie "Boutoux", ou-topos sémantique dans l’utopie graphique qui va l’amener directement, de piles de livres en piles de livres (le rêve de tout libraire, non ?), d’effets de miroir en effets de miroir, au monde bizarre du savant Ouffe. La libraire réfléchit ici, comme en un miroir, que la quête de Julius est bien celle de son "origine" - du sens de son être, de son essence - laquelle passe par un livre... précisément intitulé L’Origine !
En cherchant ce livre, le héros finira par trouver son origine. Déjà omniprésents dans le bureau de Julius et dans son logement, c’est de fait surtout dans la bouquinerie que les livres prennent une dimension extraordinaire. Ils deviennent de plus en plus imposants, véritables murs où les personnages habitent - à l’instar de Julius qui vit dans une maison/bande dessinée. Un monde de papier. Un monde en deux dimensions, que l’on peut plier, voire déchirer. Où il est possible de faire un trou - de matière. Ce que les scientifiques nomment une "anti-case", à travers laquelle il serait possible de passer instantanément d’une page à l’autre... ce que le dessinateur-scénariste met en scène avec un rare talent.
Voilà à quoi je pense quand j’évoque le mot "libraire" : aux grandes cases noir et blanc vertigineuses de M.-A. Mathieu, aux pyramides instables de chez "Boutoux". Et au regard opaque de J.C. Acquefacques derrière ses lunettes-miroir qui déforment encore plus une réalité déjà fort distendue. Alors peut-être est-ce pour échapper à ce prisme-là que je préfère n’entrer dans une librairie que par la fenêtre de mon écran : au moins sais-je sans l’ombre d’un doute que cette librairie ne prétend pas exister en tant que telle. Que les livres qui y sont proposés se rapportent à un monde toujours déjà perdu en quelque sorte. C’est grave, docteur ?
frederic grolleau
Marc-Antoine Mathieu, Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves - Tome 1 : "L’Origine", Delcourt Coll. "Hors Série", janvier 2004, 46 p. - 12,50 €. |
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