Une transposition épistemo-arctique du conte Jack et le haricot géant.
A Anchorage, en Alaska, le capitaine Patrick Hendry s’envole afin d’enquêter sur la chute d’un engin, tout près du campement d’un poste scientifique et militaire avancé. Arrivé sur place, il remarque que les instruments sont déréglés tandis qu’une forte radio-activité est mesurable. Tout commence à partir d’un malentendu, qui va se trouver continué tout au long du film : parti observer l’endroit où un aéronef non identifié s’est échoué, l’équipe de scientifique sous la houlette du professeur Carrington et du capitaine d’aviation Hendry commet bévue sur bévue. La première est de faire exploser la soucoupe volante en voulant la dégager de la glace à l’aide d’une bombe thermique. Voilà comment s’évapore en une fraction de seconde un des secrets les plus recherchés de l’univers.
Heureusement un des occupants du flying saucer a été éjecté avant le crash, et se trouve prisonnier des glaces. Le « martien » se trouve illico presto embarqué à bord de l’avion et ramené à la base. Là, mis à l’écart sous son linceul glacé, l’extra-terrestre destiné a être étudié par les hautes autorités miliaires US est réveillé suite à un geste malencontreux de l’homme de garde qui repose sur lui une couverture... chauffante (tant qu’à faire !). Le docteur Carrington insiste lourdement pour examiner sur le champ l’homme, mais le capitaine Hendry préfère temporiser. Jamais deux sans trois ? Alors que la créature s’est échappé et revient attaquer la base en tuant plusieurs hommes, le docteur qui le retrouve se livre à ses propres recherches, compromettant la sécurité de la base. (On notera au passage que ce film porté au crédit de Christian Nyby a été en réalité réalisé par Howard Hawks alors frappé d’interdiction de mettre en scène ou de produire le moindre film parce que inscrit sur la liste noire du sénateur Joseph McCarthy dénonçant les « proches » du régime de Moscou : à chacun de comprendre que soit la vile chose symbolise le régime soviétique pouvant toujours renaître de ses cendres, soit l’immonde créature n’est peut-être pas si extérieure qu’elle en a l’air et qu’elle se trouve déjà là, endormie dans la société à l’instar de la mégalomanie de Carrington !)
Dans tous les cas, la découverte de l’inhumain aux frontières du monde habité plonge dans un désarroi total, non exempt de remise en cause des structures politiques, la communauté des individus aux prises avec cet idéal bouc-émissaire dont René Girard s’est plu à montrer la nécessité structurelle dans La violence et le sacré. Traînant dans les couloirs obscurs de la base, le légume humanoïde suceur de sang et dépourvu de morale qu’incarne « la chose » - caricatural cliché de la manière dont on se représente le tout Autre dans l’Amérique des années 50 - sème la terreur, après qu’un des chiens de traîneau lui ait arraché un bras lors de sa fuite à l’extérieur du camp. Transposition épistemo-arctique du conte Jack et le haricot géant, "la chose" résiste à l’épreuve des balles de par sa constitution végétale et traite les hommes qu’elle rencontre comme de simples aliments nécessaire à sa survie.
Carrington développe la thèse selon laquelle certains végétaux sont doués d’intelligence, longtemps avant les animaux, et que l’E.T n’en est que la variante suprême, lui qui utilise ses graines et le sang humain pour se reproduire. En dépit des ordres qui lui sont signifiés, le docteur récupère le bras arraché pour faire renaître un corps entier d’E.T en l’alimentant de plasma sanguin et de résidus végétaux, inventant le clonage avant la lettre. Curieusement, le professeur prix Nobel ne comprend pas que cette « plante surhumaine » puisse chercher à coloniser la planète entière (ce qui donnera naissance à nombre d’autres films SF déclinés sur l’antienne de l’invasion : L’invasion des profanateurs de sépultures, Mars attacks, Men in black etc). « Il n y’ a aucun ennemi dans la science, il n’y a que des phénomènes à étudier. Et nous en étudions un » laisse-t-il tomber, sentencieux, devant l’inquiétude de ses collègues ! Le capitaine, lui, préfère « trahir » la science défendue par le savant plutôt que de mettre en danger des vies humaines.
D’un bout à l’autre se trouve martelée à travers cette première mise en scène sur l’écran d’un « monstre de l’espace » une thèse évidente : l’appétit scientifique, mal maîtrisé, peut déboucher sur le meurtre d’autrui (ce n’est sans doute pas un hasard si d’aucuns y ont vu une illustration la peur de la guerre froide naissante). Ainsi le progrès des connaissances et du pouvoir humains sont-ils clairement dénoncés comme des dangers aussi forts que les êtres qui veulent s’en prendre à l’homme. Version cinématographique du mythe classique de l’apprenti sorcier, La Chose sonne comme une mise en garde anticartésienne prétendant laisser planer en suspens les relents d’irrationalisme qui font partie de la chair du monde autant que les élaborations humain les plus poussées. Repris en 1982 par John Carpenter (The Thing - où cette fois la chose prend la forme des êtres qu’elle tue), ce film fonde le cinéma fantastique de même que Planète interdite ouvre l’ère de la SF. Il a influencé la série des Alien et autre Predator marquant du sceau de l’angoisse et de l’incommunicabilité l’inquiétante étrangeté du non-humain.
Mais sort-on jamais des griffes de la science ? Pas si sûr, et La Chose est d’autant duplice que c’est finalement grâce à cette même science que le monstre est éliminé par électrocution à haute tension, après avoir été incendié en un premier temps. Rien de tel pour tuer un légume que de le « faire cuire » il est vrai. Traqué grâce au compteur Geiger, l’E.T tombe dans un piège ultime sacralisant l’intelligence d’hommes qui savent se concerter au lieu de mettre un idéal au-dessus de la vie (démentant ostensiblement l’affirmation de Carrington selon laquelle « la connaissance est plus importante que la vie »). L’avenir de l’humanité se dégage de cendres de « la chose » carbonisée par « l’énergie électrique », qui seule éclaire le monde, davantage que la raison face à la folie. Rien n’y fait, c’est tout le drame de la science : qu’on l’exploite ou qu’on la dénonce, on n’en sort jamais, on n’en peut faire l’économie ad vitam aeternam.
Elle est le cercle captif par excellence ; ce par rapport à quoi la pensée est sommée de se mesurer, y compris dans ses délibérations éthiques. N’est-ce pas elle d’ailleurs, décidément increvable (comprenez : indispensable), qui permet concrètement d’appliquer les conseils du journaliste de la station relatant l’événement au monde entier grâce à la radio, dernière séquence d’anthologie du film : « Dites aux hommes du monde entier de surveiller le ciel » ?
frederic grolleau La Chose d’un autre monde (The Thing from another world, USA, 1951) Editions Montparnasse video, 2001 Réalisation : Christian NYBY Acteurs : James ARMESS, Robert CORNTHWAITE, Kenneth TOBEY, Margaret SHERIDAN, Bill SELF, Dewey MARTIN Scénario : Charles LEDERER Photographie : Russell HARLAN Musique : Dimitri TIOMKIN Maison de Production : R.K.O,WINCHESTER Producteur : Howard HAWKS Histoire : JohnWood CAMPBELL JR
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