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L’esprit a-t-il accès aux choses ?

Publié le 10 Mai 2012, 17:51pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés), #Dissertations d'élèves

L’esprit a-t-il accès aux choses ?

Proposition de traitement par mr Auduc, TS3, Saint-Cyr, 2011-2012.

 

L’esprit a-t-il accès aux choses ?

 

            Du temps des anciens à nos jours, l’homme cherche à comprendre le monde qui l’entoure, un monde remplie de phénomènes et d’objets, rempli de choses. L’esprit humain, la « res cogitans » de Descartes, vise à la compréhension de la « rex extensa », la chose étendue, l’objet, le monde empirique, mais aussi à la compréhension de la marche du monde. Il est commun d’entendre dire que les choses nous dépassent, du moins certaines choses, certaines idées, certains phénomènes. Mais l’esprit a-t-il jamais « accès » à quoi que ce soit ? Ne serait-ce qu’à nous-mêmes ? L’esprit, lorsqu’il pense, pense-t-il à la chose, ou pense-t-il la chose ? Mais si la chose possède bien une nature, une essence, quelque chose de préhensible pour l’esprit, y’a-t-il seulement une voie par laquelle l’esprit peut y accéder ? Les choses sont-elles de ces poissons gluants qui nous échappent toujours d’entre les mains ? Sont-elles plutôt de ces cabanes abandonnées dont il suffit d’enfoncer la porte pour entre ? Et l’esprit lui-même, est-il un bélier prompt à assiéger et accéder à la chose ou n’est-il qu’une flèche qui se rompt sur des remparts ? L’esprit, qui nous donne une certaine forme de divinité, qui nous élève, au-dessus de tous les autres animaux et nous en différencie, est-il capable d’accéder à la nature des choses ? En quelque sorte, cela revient à déterminer si l’esprit est utile, si l’esprit nous élève vraiment ? Si l’esprit reste à la simple constatation ou description de choses, que nous sert-il de l’avoir ? L’esprit est-il impuissant face à la chose ? Saint Thomas d’Aquin nous dit que « La Vérité est l’adéquation  de la chose et de l’esprit », cela est important à entendre car la chose et l’esprit sont ainsi mis sur un certain pied d’égalité, même si l’esprit est supérieur par sa modulabilité, sa capacité à s’adapter et à varier. Mais il se peut bien que même en vérité, l’esprit n’ait pas accès à la chose et qu’il ne s’arrête qu’à la superficialité. Tout autant, l’esprit pourrait bien n’être en vérité que parce qu’il a accès à la chose, qu’il l’a comprise. Mais, si tant est que l’esprit, accède à la chose, ne serait-ce pas car la chose devient esprit et vice versa, que l’esprit humain pousse son extension jusqu’à l’anthropomorphisme, quand la subjectivité rejoint la subjectité comme nous le laisse entendre Heidegger ?

 

 

            Avant même de traiter le sujet, il nous est essentiel de traiter les termes du sujet. L’esprit, qu’est-ce ? L’esprit est, chez Descartes, la « res cogitans », cette partie de l’être humain, immatérielle, qui nous permet de penser, qui nous définit en tant que sujet. L’esprit est le lieu de la pensée, c’est la partie spirituelle de l’homme, insoumise aux besoins physiologiques. L’esprit est ce qui permet de penser le monde, de penser au monde, et en même temps d’ordonner ces pensées et les savoirs qui nous constituent. L’esprit est la partie volatile de l’homme, c’est l’âme, c’est ce qui nous fait accéder à la compréhension du monde, dans une certaine mesure.

            Que sont les choses ? L’on peut dire que les choses représentent l’ensemble des étants et des phénomènes qui sont du monde. Ce monde peut être sensible ou non ;  l’arbre est chose, le sentiment de haine en est une autre. On peut ainsi les catégoriser en deux groupes au moins, les choses sensibles et les choses spirituelles. Ce dont on est sûr, c’est que les choses nous entourent et sont nombreuses.

            Qu’est-ce qu’avoir accès ? Avoir accès à une chose nécessite que la chose soit accessible, ici à l’esprit. Avoir accès à une ville, c’est pouvoir y entrer, l’admirer et la connaître par nos sens. Avoir accès à la chose, c’est réussir, par l’effort de l’esprit, à enter en elle, à la comprendre, la connaître, en tirer un savoir. C’est accéder à son cœur, sa substance. Se demander si l’esprit à l’accès aux choses, c’est présupposer que la chose a une substance, quelque chose qui la définit, qu’un accès mène à cette dite substance et que l’esprit, par un effort et une capacité supposée, peut emprunter cet accès.

 

            Que les choses aient un accès et une substance est fort probable, sinon elles ne seraient rien. Cependant, penser que l’esprit soit capable d’accéder à la nature d’une chose est plus difficile à admettre car la chose elle-même peut bien être modifiée et dénaturée par malveillance et le fourvoiement qui sont trop souvent de ce monde. Ainsi, lorsque Rimbaud, dans sa correspondance à Georges Izambard, écrit qu’ « il est faux de dire « je pense », on devrait dire : « on me pense ». », il intuitionne que le monde, et avant tout autrui, par exemple les mass media, si l’on peut se permettre un anachronisme, modifient notre façon de penser et ce jusqu’à nous eux-mêmes. Comment est-il alors possible d’accéder aux choses ? Nous en sommes tout bonnement incapables car ce sont les autres qui pensent la chose à notre place en nous pensant à notre place. La Novlangue de Georges Orwell, qu’il théorise dans 1984, est un exemple plus frappant encore. L’hommes est privé de liberté et sa capacité de penser est entravée par le détournement et la destruction du sens des mots. Ici, l’homme ne peut accéder aux choses car son esprit est paralysé et ne peut faire l’effort pour s’élever au savoir, à la compréhension. Le retournement des valeurs, des mots, du savoir même de l’être, le coupe et l’empêche de penser. L’esprit, embourbé, engourdi, ne peut s’élever aux choses. Dans 1984, il faut que le héros voit les vastes plaines pour qu’il puisse penser la liberté et y accéder, on peut alors voir en cela une lueur d’espoir car les mots ne sont plus les seuls maîtres de la chose, ses sens lui font comprendre la chose. Mais combien comme lui auront eu la chance de rencontrer une femme qui l’y aura emmené ? L’esprit a donc bien pu accéder à la chose, mais la chose s’est longtemps fermée sur elle-même. L’esprit avait en puissance cette capacité mais la chose était trop lointaine et enfouie.

            D’ailleurs, Nietzsche fait preuve d’un pessimisme sans pareil lorsqu’il écrit, « C’est nous qui avons créé la chose ». Il détruit ainsi tout espoir. Il cherche à nous faire comprendre que le sujet, dont l’esprit est la fondation, se fourvoie et s’égare quand il pense accéder à la chose car la nature des choses n’est qu’un trompe-l’œil qui cache le néant, puisque c’est l’homme qui a donné un sens, a créé les choses, par la puissance des mots, qui, de toute évidence, ne sont que pures constructions intellectuelles, c’est-à-dire illusion. L’homme se perd donc en inutiles conjectures, pensées. Lorsqu’il cherche à accéder à la chose, il tourne en rond, car la nature de la chose est illusoire.

            Il est bien difficile de ne pas croire en l’existence d’une nature propre à chaque chose, à chaque être, à chaque étant. Penser que la substance propre à chaque chose n’est issue que de notre regard, de notre pensée, c’est penser que le monde n’est pas sans nous et surtout sans moi. Certes, certaines choses, telles que l’idée de Dieu, nous dépassent et nous ne pouvons qu’intuitionner ce qu’elles sont, c’est ce « dasein » de l’homme qui lui permet de penser l’Etre. L’accession à la chose consiste avant tout à expérimenter puis conceptualiser la chose.

 

            Le monde est rempli de choses, le vide n’existe pas. Même l’espace libre est de choses, par exemple d’air. Et chaque chose est constituée et liée par des particules spirituelles, les monades, selon Leibniz. L’esprit peut accéder à la connaissance et au savoir des sciences par exemple mais peut-il accéder à la connaissance profonde d’une chose ? Peut-il produire l’effort nécessaire ? L’esprit a-t-il le pouvoir d’abstraction nécessaire pour se glisser à l’intérieur de la chose, est-il capable de quitter le champ du concret pour s’immiscer dans celui de l’abstrait ? Concrètement, l’Homme n’est qu’un animal bipède, mais si on essentialise l’Homme, n’est-il pas cet être capable de d’éveiller en lui-même et en ses congénères les sentiments les plus passionnels ? N’est-ce pas cet être capable de sentiments ? Capable de créer ? Qui niera que l’homme a accès aux choses ? Hegel écrit que « l’art est la manifestation sensible d’une idée ». Qui mieux que l’artiste nous fournit l’exemple de la possibilité de l’Homme à accéder aux choses ? Pour nous communiquer une idée, une chose, de manière sensible, le peintre, l’écrivain, le sculpteur a nécessairement dû accéder à la compréhension de la chose et cette manifestation de l’idée qu’il nous donne est, pour le spectateur ou le lecteur, un sujet à penser. Ainsi, lui-même doit penser à la chose et y accéder pour comprendre ce qu’a voulu communiquer l’artiste. C’est là l’esprit d’abstraction de l’homme, la force d’abstraction et d’intériorisation qui lui est propre. Peindre les choses, c’est penser les choses et leur donner un sens qui peut être propre au peintre. Cela nous fait comprendre que les voies sont nombreuses pour accéder aux choses, mais l’esprit est unique en chaque homme, ce qui multiplie les voies d’accessions.

            L’esprit a nécessairement accès aux choses, sinon il est toujours dans l’erreur et dans le faux, il ne ferait que subir le monde et jamais ne comprendrait les mouvements qui l’animent. Il serait alors incapable de déterminer les causes qui président aux actes, serait incapable de réagir efficacement à l’agressivité du monde. L’homme qui n’accède pas à la compréhension de la chose qu’est le poison mourra bien vite par inadvertance. Chez Saint Thomas d’Aquin, être dans la vérité nécessite « l’adéquation de la chose et de l’esprit », il faut alors que l’homme comprenne ce qu’est la pluie pour que, lorsqu’il pleut, il puisse l’affirmer en accord avec la réalité et avec lui-même. Car, s’il dit qu’il pleut, et qu’il pleuvait à cet instant, sans qu’il n’ait jamais accédé à l’essence de la pluie, il a tort puisque son esprit ne sait pas. La vérité se conquiert par l’esprit.

            Cependant, si l’homme a accès aux choses, il en est certaines qui ne se comprennent pas et dont on ne peut connaître l’origine et le fondement. Ainsi, c’est Spinoza qui exprime nettement cette idée dans L’Ethique, quand il écrit que « la superstition est de croire que chaque chose a un sens ». Nous devons accepter que certaines choses, certains domaines, nous échappent tels que le champ du divin ou du hasard, plus encore, nous devons accepter qu’il y en ait qui n’ont aucun sens, ni d’origine, ni fondement. L’esprit peut s’attaquer aux choses, mais certaines sont impossibles à battre. Mais l’esprit, lorsqu’il accède à la chose, ne devient-il pas la chose elle-même ? Tus les cheminements qu’il opérera ensuite ne seront-ils pas influencés ? Et l’Homme, quand il regarde la chose et la pense, ne modifie-t-il pas la chose ?

 

            L’Homme est sujet de droit et son esprit est capable de penser la chose, d’accéder à la substance de celles-ci. D’ailleurs, dans son œuvre Nietzsche, Heidegger écrit cela : « C’est dans l’inconditionnelle humanisation de tout étant qu’il lui faut d’abord chercher le vrai et le réel. La métaphysique est anthropomorphie, c’est-à-dire le fait de structurer et de concevoir le monde à l’image de l’homme. » Par ces deux phrases, Heidegger nous dit que l’Homme doit voir dans le monde son propre reflet. Le vrai et le réel est humain, pour l’homme. Nous avons des yeux d’homme et il serait fou de penser que le vrai et le réel ne sont pas de nous. Les étants ne sont pas humains mais notre esprit, s’il veut trouver le vrai, accéder aux choses, doit accepter d’humaniser l’étant. L’étant est extérieur à nous mais nous devons le faire nôtre. Ainsi l’homme ne crée plus l’étant, puisque l’étant existe et a sa substance, mais pour trouver la vérité nous devons accepter de le rendre humain. Nous structurons le monde et nous le concevons quand nous le pensons. Penser l’étant, c’est l’annexer à notre esprit et notre conscience. Nous avons alors un accès total aux choses, car nous sommes, indubitablement, la chose. Notre regard change la réalité. La subjectité rejoint la subjectivité. Si l’Homme possède les choses, les comprends, et si les choses mêmes sont l’Homme, l’inverse n’est-il pas vrai comme le suppose André Gide, qui dans Les Nourritures Terrestres, écrit : « ce que tu possèdes te possède ». Accéder à la chose, c’est la connaître et même la posséder d’après ce que nous écrivions plus haut. Mais, si notre regard modifie la réalité, la réalité ne modifie-t-elle pas inévitablement notre esprit ? Auquel cas l’esprit lui-même se modifie. La chose devient alors l’esprit, la collision est inévitable et cet accès est dangereux. L’esprit accèderait alors aux choses, mais la chose accèderait, elle aussi, à l’esprit. C’est alors un véritable réseau de ponts à double sens qui se construit entre l’esprit et chaque chose.

 

 

            La réflexion que nous avons menée a permis un questionnement sur l’esprit et sa relation à la chose, sur les possibilités de l’esprit, sur la place des choses dans l’esprit. L’Homme peut avoir de grandes difficultés pour accéder à la chose mais finalement l’Homme peut accéder aux choses,à leur connaissance, au savoir même si le doute est posé par Niezsche sur la réalité même des choses, ne sont-elles pas que des mots ? Cette question nous interroge sur l’illusoire de la vie, sur la grandeur de l’Homme, sur toutes nos connaissances.

 

           

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