Proposition de traitement par n. estèbe, TL, Saint-Cyr, 2013-2014
Kant écrit l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique en 1784 dont l’extrait est tiré. Il traite ici de la société qu’il définit comme fondée sur un antagonisme qui s’impose de lui-même au sein des individus, entre individus et pour les individus.
C’est d’abord en dénonçant l’antagonisme naturel au sein d’une société que Kant commence son explication en donnant des réponses montrant que l’Homme lui-même est sujet à des tensions inverses au sein même de sa personne (l.1 à l.7) ce qui permet par la suite d’expliquer selon lui en quoi ces tensions jouent un rôle important pour l’individu qui semble voir la société comme un moyen de dominer et de lutter pour ses propres intérêts (l.7 à l.9). Or, il finit par montrer que les intérêts de l’individu au sein de la société se rejoignent afin de mener vers un même objectif qu’est de devenir un être de la morale (l.10à la fin).
L’enjeu principal qui ressort de ce texte est donc la liberté de l’individu qui semble condamné à la vie en société. Ne peut-il être libre de ne pas vivre en société ? Et même s’il semble accepter la société, on peut douter de celle-ci : l’équilibre sur lequel elle repose ne peut-il pas mener à une situation de conflit permanent ?
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Dès les premières lignes, Kant pose le problème posé par les tensions au sein de la société (l.2 : « antagonisme ») et en donne la cause et la conséquence. Selon lui, cet antagonisme serait naturel (l.1 : « le moyen dont la nature se sert »). Faut-il donc comprendre que l’Homme est condamné à la société de par sa nature ? Car si la nature reste maîtresse de l’individu, la liberté même de l’individu est remise en cause. Aristote disait que « l’Homme est un animal politique ». Kant semble s’accorder à penser de la même manière car si la nature domine l’individu, cela veut dire que son état de nature de nature est maître et qu’il ne peut s’en défaire. Or cet état naturel existe-il vraiment ? A l’inverse des animaux, l’Homme se dirige sans cesse vers les individus qui sont comme lui afin de se rassembler sous une structure politique commune. Faut-il alors voir que nous dépassons notre état de nature, marqué par la brutalité et l’individualisme, par la mise en place d’une société ou bien que c’est la nature propre de l’Homme qui le contraint à vivre au sein de la société ? Pour Kant, la société est soumise à la nature car c’est la nature qui permet le développement de la société par les tensions qu’elle génère entre individus. Cependant, Kant n’utilise pas le terme de « tension » mais bien celui d’ « antagonisme » ce qui sous-entend un équilibre fondé sur ce qui s’oppose. Selon lui, c’est cela qui permet aux structures sociétales et à l’individu de se développer (l.1 : « pour mener à bien le développement de toutes les dispositions humaines »). « A bien » (l.1) ? Kant veut-il montrer que cela est positif ou bien que l’antagonisme entre individus est ce qui peut uniquement mener à la société ? Il apparaît que ce terme désigne tout autant l’aspect positif que la finalité à laquelle mènent ces tensions.
Cependant, le risque de cette théorie d’un antagonisme, d’un équilibre sur lequel repose la société est le déséquilibre. En effet, si les tensions deviennent trop fortes, si le conflit ne peut être endigué, la société implose par la cause même de ce qui a pu la permettre. La solution à cela est d’assurer un équilibre permanent en imposant un modèle établi par la société (l.3 : « une organisation régulière de la Société »). Ainsi, une certaine stabilité peut se créer. Cette « organisation régulière » (l.3) est définie par le contrat social, c’est-à-dire le compromis établi entre les différents individus aspirant à vivre ensemble qui permet le développement de la société, se basant sur un terrain d’entente. Ce compromis cependant implique certes que l’individu éprouve certaines satisfactions personnelles (ou bien que sa seule satisfaction est celle de céder à sa nature) mais également qu’il rejette certaines de ses envies afin de privilégier la société (cela ne peut se faire que par l’action, la pensée même de l’individu ne peut être que refoulée). C’est ainsi que Kant décrit « l’insociable sociabilité » qui se définit par deux aspects :
- « inclination à entrer en société ».
- « répulsion générale à le faire ».
Cette vision est très intéressante car elle permet de mieux comprendre en quoi l’état naturel de l’Homme lui permet de fonder la société. Si l’état naturel se définit par la brutalité, la nécessité d’accomplissement de besoins primaires ou bien l’absence de regroupements entre individus au sein de structures organisées, alors la société n’est pas permise par cet état naturel. Il faut donc différencier la nature de l’Homme de son état naturel. Sa nature est ce qui fait l’Homme tandis que l’état naturel semble n’être qu’une étape. « L’inclination à entrer en société » serait alors définie dans notre nature mais s’opposerait à l’état de nature. Or l’Homme ne sait pas qu’elle est à proprement parler ce à quoi il est destiné, et, la satisfaction éprouvée dans l’état de nature où sa liberté était totale est remise en cause par sa nature qui le dirige vers la société. C’est cette nostalgie de l’individu qui s’éloigne de son état de nature qui le pousse à être plus ou moins hostile à la société. Or sa nature (qui est sans doute la raison semble-t-il) le pousse à la survie par la vie en société. De fait, même si l’individu accepte le contrat social, il reste un danger permanent pour la société si au lieu de voir les bienfaits qu’elle peut lui procurer, il en voit les privations et l’atteinte qu’elle porte à sa liberté. Dans ce cas, Kant précise que malgré le modèle fixé pour la société, l’individu (et plus particulièrement l’état de nature qui le caractérisait) peut « désagréger cette société » (l.5).
La question qui se pose est donc de comprendre alors pourquoi l’Homme accepte de vivre avec les contraintes de la société alors qu’il semble pour Kant qu’il puisse les rejeter. Serait-ce dû au fait que la nature de l’Homme ne soit pas la raison mais le besoin d’être supérieur au reste des individus (un reste hérité de son état de nature ou bien une évolution de celui-ci ?) ? La réponse apportée par Kant est que l’antagonisme qui caractérise la société permet le développement de l’individu (l.6 : « développement de ses dispositions naturelles ») qui donc amène l’Homme vers autre chose, un autre état que celui de nature dans lequel il se sentirait plus grand, dans lequel le dépassement de son état de nature serait un bienfait. Ce serait donc par sa personnalité, par ses aspirations que l’Homme vise la société car cela lui permettrait d’asseoir son modèle sur d’autres individus que lui-même en acceptant certaines contraintes pour lui, en pensant que globalement, il est maître de soi ainsi que des autres.
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C’est d’ailleurs cette idée que Kant reprend par la suite, idée selon laquelle ce que l’Homme vise avant tout dans la société c’est lui-même (l.7 : « propension à s’isoler ») ? Pourquoi s’isolerait-il sinon du groupe qu’il a accepté de créer ? C’est parce que sa nature le pousse sans cesse à se développer pour viser la supériorité suprême. Or l’Homme ne peut qu’entrevoir sa nature mais il ne semble pas la comprendre car : quelles raisons peuvent pousser l’Homme à accepter le contrat social si c’est pour retourner à un déséquilibre où lui seul règnerait ? Toujours est-il que l’Homme a la volonté d’imposer ses pensées car ne pouvant voir les pensées des autres, il les décrédibilise au nom de son modèle de pensée qui lui semble infaillible (poussé dans son extrême, cela devient une idéologie qui se veut dangereuse si l’individu parvient à l’imposer). L’Homme se pense donc comme unique individu ayant la bonne pensée au sein de la société. Cela est sans doute la manière par laquelle s’exprime son besoin d’être différent des autres individus.
Or, ce que l’Homme ignore c’est l’universalité de ce sentiment qui force l’individu à se voir supérieur car différent. Mais cette universalité n’est ressentie qu’individuellement par chaque individu qui prône le fait d’être unique pour ne pas devenir un outil au service des autres. C’est ce qu’on appelle l’ « égo » de l’Homme, qui n’accepte pas de se formaliser et veut pouvoir se penser unique voire supérieur. Et ce sentiment, cet égo dont dispose chaque individu les fait entrer en tension, les met en débat : c’est cela l’antagonisme qui permet la société. Cet antagonisme alors n’est cependant pas réservé exclusivement à la société et aux interactions entre individus car il caractérise l’individu isolé par son « insociable sociabilité » qui le pousse à s’imposer et à résister tout en nécessitant d’autres individus pour que ces interactions aient lieu. Il faut donc qu’il y ait une certaine compétitivité entre les individus d’une société pour que celle-ci se maintienne.
Mais la condition pour que cette concurrence ne devienne pas conflictuelle (et donc nuisible à la société) est que l’individu, bien que voulant que les autres pensent comme lui, ne parvienne pas à imposer son modèle car cela ne permettrait plus le développement de la société car les tensions ne se feraient plus visibles et plus permises (problème du totalitarisme qui se définit par la dictature d’une seule idéologie représentant un seul individu). La résistance de chaque individu envers un autre est donc essentielle pour le maintien de l’équilibre de la société mais c’est également cette résistance causée par l’insociabilité de l’Homme qui permet non pas le développement de la société mais bien le développement de l’Homme lui-même par le biais de la société.
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La résistance de l’Homme en tant qu’individu vis-à-vis d’autrui serait donc un moteur lui permettant d’atteindre son état ultime, de s’éveiller où alors de dépasser ce qu’il est pour devenir autre chose qu’Homme (l.10 : « surmonter »). Cette résistance pour Kant mènerait l’Homme à se battre contre lui-même pour atteindre et mériter sa place au sein des autres individus. Il faut donc, pour pouvoir entrer en interaction avec la société, surmonter les défauts qui poussent l’individu à l’inaction. Ce dépassement se fait naturellement car notre égo nous pousse à désirer le pouvoir peu importe l’environnement dans lequel nous nous développons ou les structures auxquelles nous pouvons appartenir. Ce même besoin évoqué précédemment de se sentir unique pousse l’individu à vouloir être supérieur, et c’est par le biais de sa volonté que naturellement il lutte au sein des structures auxquelles il appartient pour espérer être entendu ou bien diriger : d’une façon ou d’une autre, c’est l’interaction qui naît de cette volonté, et cette même interaction entre les individus est avant tout concurrentielle mais elle permet plus que ce à quoi l’Homme aspire par envie. En effet, cela permet à l’individu d’exister car il peut affirmer être autre chose que ce qu’il s’accorde à penser être en étant une pensé par les autres.
Or, la satisfaction de se sentir exister peut être la raison expliquant pourquoi la volonté et la nature de l’Homme se combinent afin de l’amener vers la société. C’est cette sensation d’être autre chose qu’uniquement soi (par l’appartenance à un groupe régi par des structures politiques) qui permet l’acceptation de contraintes inconnues de l’état de nature et qui sont essentielles à la société. L’équilibre est désiré par l’individu car la société et la valeur que celle-ci donne à l’existence de l’individu paraît indispensable (l.12 : « il ne peut se passer »). Mais la volonté de vouloir s’imposer par la force et la nostalgie de l’état de nature où la contrainte ne semblait pas présente font que l’individu parvient difficilement à accepter de laisser un peu de sa liberté pour exister à travers les autres. Mais lorsque l’Homme accepte le contrat social ainsi que le système d’interactions fondées sur la concurrence qui caractérise la société, alors il quitte peu à peu l’état de nature pour y apporter autre chose (l.13 : « le mènent à la culture »).
Pour Kant, cette évolution dans laquelle l’Homme se développe pour ne plus être qu’un animal soumis à l’état de nature est positive. En effet, le terme « grossièreté » ‘l.13) sert à définir l’individu avant la société, ce qui permet de voir clairement que Kant soutient le modèle sociétal. Bien que l’individu aspire, malgré lui, à la société, il ne peut le faire sans raisons car si l’individu ne ressent pas les bienfaits qu’elle peut lui apporter, alors l’équilibre, le socle de la société tombera. Selon Kant, ce que l’on apporte en plus à la société est la culture ? Or c’est cette culture qui ouvre la voie à nos sentiments et interprétations personnelles, qui permet de se donner pour l’individu une capacité de critiquer. Et cette critique n’est possible que par la pensée de l’objet vis-à-vis de critères qui sont propres à chacun. La culture est un moyen pour l’individu pour tenter de se démarquer des autres par l’émission d’une pensée qui lui est propre et qui est soumise à débat (l.14 : « commencer à se fonder une forme de pensée »). Cette pensée qui va d’abord s’appliquer à autre chose que l’individu et la société va permettre d’ouvrir le débat, et par l’interaction entre individus, la société finira par être pensée ainsi que les actions de chacun. La société permet de se sentir exister mais elle développe en même temps la pensée critique qui va justement donner un sens, une raison à cette existence nouvelle, au sein de la société.
C’est par cette pensée que le contrat social et les contraintes qu’il impose seront revus et acceptés dans leur totalité car cela est la nature de l’Homme. La société ne serait alors plus un obstacle ou un lieu de conflit permanent entre, et au sein des individus qui s’imposerait à eux (l.16 : « un accord pathologiquement extorqué ») mais bien un lieu, une structure qui permettrait à l’individu de s’orienter vers la sagesse par l’acceptation réelle de ce qu’il est. O, c’est pour cela que la société doit être maintenue, car elle mène à la sagesse, alors son évolution amènerait chaque individu à devenir un être moral (l.16-17 : « un tout moral »).
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La société n’est donc pas un choix pour l’Homme mais bien une structure naturelle à laquelle il ne peut pas ne pas appartenir. Cependant, l’on pourrait douter du bienfait de la société pour l’individu car elle l’expose à entrer en tension avec lui-même (entre sa nature et son état de nature) et les autres (« insociable sociabilité »). Même s’il est concevable que cet équilibre dans les tensions, cet antagonisme puisse être brisé, le fait que la société permette à l’individu d’être autre chose qu’un être qui vit (puisqu’il existe) est une sorte d’assurance pour la stabilité de cet équilibre sur lequel repose toute société. La société permet également à l’Homme par le développement de la pensée de l’individu d’atteindre la sagesse afin de se penser et d’agir en être moral. Si c’est la nature de l’Homme qui le mène à la société, alors la nature de l’Homme est d’être un être de sagesse bien qu’il l’ignore (mais c’est peut-être là que se trouve la sagesse : dans l’ignorance réelle de lui-même et de sa nature).
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Proposition de traitement par marthe de carpentier, TL, Saint-Cyr, 2013-2014
Kant traite dans cette quatrième proposition de l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique de la société. Il rend compte de la possibilité de l’homme de s’inscrire dans une société, alors qu’il appartient à l’origine à la nature. Il affronte plusieurs questions :
Comment l’homme, bien qu’issu d’un état de nature, développe-t-il ses dispositions ?
Comment la société peut-elle être ordre, alors que l’homme lui-même est désordre, et qu’il ne semble pas vouloir s’associer aux autres ? Mais cet antagonisme, a priori négatif, n’est-il pas source d’un dépassement positif ? Comment l’homme, construit par la société, peut-il finalement en devenir le fondement ?
L’auteur présente l’antagonisme (l.1 à 5) puis en donne la cause (l. 5 à 9) et précise la notion de résistance (l. 10 à 12) pour enfin décrire l’évolution ultime de l’homme vers un tout moral (l. 13 à 27).
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Kant nous annonce tout d’abord qu’il y a un moyen pour « mener à bien le développement de toutes les dispositions humaines ». Comprenons que l’homme à l’état de nature a des dispositions, certes, mais non développées. Et il existe un moyen de quitter cet état de nature, qui n’est pas abouti. Contrairement à ce que Rousseau peut penser du « bon sauvage », l’homme naturellement bon à l’état de nature, Kant considère que l’homme n’est pas encore tout à fait développé. Mais pourquoi quitter cet état de nature ? Pour développer des dispositions, certes, mais surtout pour le faire « au sein de la Société ». Kant a donc trouvé un moyen de quitter l’état de nature pour s’intégrer dans la Société. Il oppose ici comme Rousseau l’homme qui n’appartient pas à la société à celui qui y appartient. Sauf que pour Rousseau, le premier est « mieux » que le deuxième, à l’inverse de Kant.
Dès la deuxième ligne, Kant divulgue que ce moyen est « leur antagonisme au sein de la Société ». Il y aurait donc une opposition, une différence qui permettrait de se développer dans la société. Nous n’avons donc pas seulement une opposition entre les appartenant et les non-appartenant à la Société mais au sein même de cette Société. Rassemblés dans un même tout, des parties s’opposeraient.
Et ce serait par ailleurs « la cause d’une organisation régulière de la Société ». Il y a un problème. Comment une opposition peut-elle élever l’homme, le développer ? Et comment cet antagonisme, ce désordre, cette opposition pourraient-ils être à la base d’ordre, de quelque chose de régulier ? De l’opposition naîtrait un développement et donc l’ordre, on ne sait comment. La suite ne résout pas le problème : nous apprenons quel est l’antagonisme. « l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire… ». L’opposition est ici explicitée, c’est dans l’homme même qu’est « niché » l’antagonisme. L’homme serait social mais non sociable et totalement controversé, ce qui ne résout pas le problème.
Comment un homme qui ne sait pas ce qu’il veut, qui veut être partie mais veut « désagréger » le tout peut-il se développer au sein de ce tout, et en être la cause ? Kant nous montre ici un dualisme, qui n’oppose pas la res capitans et la res extensa mais qui montre bien une pluralité au sein même de l’homme. Mais comment l’ordre peut-il naître de tout cela ? La solution semble être l’intervention d’un sur-homme, car le problème, comme le confirme l’étymologie [pro-ballein : jeté devant] semble insoluble : seul un génie le pourrait. Nous serions donc en présence d’un bon génie : la nature, qui se servirait d’un moyen : une baguette magique, pour extraire l’ordre de l’opposition.
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Mais cette hypothèse que peuvent connoter les premières lignes est en contradiction avec la suite du texte. Rendons nous à l’évidence en étudiant cette suite. Car Kant n’évoque pas de génie, mais un « penchant » de l’homme : « s’associer ». A qui ? Aux autres. Où ? Au sein de la société. S’associer implique une confrontation avec l’autre, l’alter. Or, l’homme se sent en dehors de lui (ex) il se sent exister. L’autre lui fait prendre conscience qu’il est, lui-même : je considère l’autre qui est homme et j’en viens à me considérer, moi. L’homme en deviendrait « plus qu’homme », il de développe car il a appris, par l’autre, à se considérer.
Certes l’alter me fait prendre conscience de moi en tant qu’homme, mais nous n’avons rien d’autre en commun que cette humanité. Ainsi, Lévinas écrit dans Totalité et Infini « l’absence de patrie commune qui fait de l’autre- l’Etranger ». Tous les hommes appartiennent donc à l’humanité car ils sont humains, mais dans cette humanité il y a des différences.
Or, l’Etranger est inscrit dans le tout qu’est l’humanité, mais pas dans le tout qu’est l’homme. Car on peut considérer à peu près n’importe quoi comme un tout : la chaise sur laquelle je suis assise a des pieds, un dossier… qui sont partie du tout qu’elle constitue… L’homme peut donc aussi être considéré comme un tout. C’est-à-dire qu’au sein même de l’humanité, « grand tout », mais dans laquelle il y a des différends, des différences, l’autre est l’Etranger. « L’homme manifeste [donc] une grande propension à s’isoler ». Il n’y a pas de patrie commune, il s’isole, c’est « l’insociabilité ». Mais si l’homme lui-même est considéré comme un tout, puisqu’il est pluriel et duel, alors on comprend qu’il s’oppose à lui-même. Se pose alors le problème de déterminer ce qu’est le tout. Malgré le titre … au point de vue cosmopolitique, Kant ne s’inscrit pas dans le tout du cosmos. Mais il ne se limite pas non-plus à l’échelle intermédiaire, idéale pour définir les rapports entre l’homme et l’autre, ou les autres. L’homme est donc rapproché par une humanité commune, mais l’auteur n’en tient pas compte car il s’inscrit dans la société où les hommes s’opposent par leur altérité : ils sont différents individus. C’est ce qui explique que l’homme résiste aux autres et « s’attende à rencontrer des résistances de tous côtés ». Et comme l’homme se sent « plus qu’homme » car il a appris à se considérer lui-même, il cherche à « tout diriger en son sens ». Etant au-dessus, son sens doit primer.
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Dans ce qu’exprime Kant, la partie semble donc condamnée à s’opposer au tout, à ce qui le constitue. Le conflit serait donc inhérent à ce tout qu'est la société ? Pour Kant, oui : ces résistances sont une généralité, comme semble l’indiquer la ligne 9. Mais Kant n’affirme pas que l’homme résiste réellement à ses semblables, à l’échelle de la Société. Certes il le pense sûrement et « il s’attend » à ce que ce soit le cas, mais il n’affirme pas que cette résistance est actée, qu’elle a lieu dans les actes. Par ailleurs cette résistance n’est pas négative. Elle serait même positive. Kant affirme ainsi : « c’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme ». La résistance serait donc bien le moyen trouvé pour développer les dispositions humaines, elle serait la cause de la Société, et ce serait possible parce qu’elle est « positive ».
Le problème, c’est qu’il semble compromis de résoudre un conflit par une opposition, une résistance. Mais il ne s’agit pas de créer un conflit pour le supprimer. C’est le fait d’être dans un état de résistance, une relation avec les autres qui n’est pas naturelle et qui va entraîner une prise de conscience : la dépendance. « Mais dont il ne peut se passer » signifie qu’après la prise de conscience de son altérité, et de lui-même, l’homme comprend qu’il dépend des autres. « l’ambition, l’instinct de domination ou de cupidité » n’ont de sens que si on se mesure aux autres.
Mais cette prise de conscience de la dépendance pose alors le problème de la liberté : si nous dépendons des autres qui constituent la Société, sommes-nous libres ? L’homme ne semble pas libre, dans ce cas, au sein de la Société. Mais il a décidé d’y entrer et il est libre d’en sortir et de devenir libre. L’homme est donc libre puisqu’il est libre d’être libre en se détachant de ce qu’il a choisi librement. Justement, s’il ne l’a pas choisi librement et qu’il n’est pas libre d’en sortir (un régime totalitaire par exemple), la liberté semble compromise. Mais la dépendance entrave-t-elle nécessairement la liberté ? Ou serait-elle en elle-même une forme de liberté ?
Le conflit qui semble inhérent à la Société n’est peut-être pas si négatif. Il serait même positif car il permet de prendre conscience de la dépendance de l’homme, et pose le problème de la liberté.
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Mais Kant ne s’arrête pas à ces considérations, car quand l’homme comprend qu’il est homme et qu’il dépend des autres, alors il a trouvé une place dans la Société : il a « parcouru les premiers pas ». Il est passé de son état de nature : la « grossièreté » à la culture. C’est-à-dire qu’il a évalué, grâce à la Société, et en particulier grâce à ceux qui la composent, auxquels il résiste. Il n’est plus le même, il a dépassé l’état de nature, pour accéder à la culture. La culture n’est possible que dans un tout, car elle se transmet d’individu en individu, de génération en génération, dans la Société. On peut se demander pourquoi Kant distingue grossièreté et culture. C’est justement parce que la culture est le fruit d’une évolution en société qui a permis d’évacuer, d’éradiquer la grossièreté. En cela, ils sont fondamentalement distincts.
Dire que la culture est grossière serait utiliser les mêmes mots que Kant mais avec un sens différent. Il considère que la culture est un aboutissement, une victoire de la non-grossièreté. C’est grossier dans le sens d’un bloc de pierre qui n’est pas dégrossi par le tailleur de pierre, il n’est pas encore ciselé et ouvragé. Alors que nous utiliserions couramment ce même terme pour désigner quelque chose de vulgaire, de familier, qui en lui-même est l’aboutissement d’une mauvaise éducation ou de mauvais principes. Au contraire, Kant avance que la culture mène à des principes déterminés : c’est la culture qui est aboutissement du processus de transformation de la société. La grossièreté n’est pas un aboutissement, mais ce qu’est l’homme à l’origine.
Kant précise sa pensée dans la suite de la phrase : l’étape ultime de cette transformation, encore au-dessus de la culture, est la pensée morale. En effet, la pensée était déjà présente en l’homme : il peut même se penser, mais grâce à la société, il acquiert une forme de goût et enfin le discernement moral, la morale. Venant de mos, moris (usage, coutume), la morale est l’ensemble de préceptes que se transmettent les individus au sein d’une société.
L’état de nature est donc dépassé grâce à la société. L’individu récalcitrant accordant « un accord pathologiquement extorqué » s’est transformé au point de n’être plus le même, il a atteint la morale, qui lui permet maintenant d’être au fondement de la société, le « tout moral ».
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On comprend donc que l’antagonisme qu’il semblait déraisonnable de lier à l’organisation de la société, car il semblait pouvoir la désagréger, transforme l’homme. Il lui permet de prendre conscience qu’il est, de son altérité, de sa dépendance, pour enfin devenir partie intégrante du tout moral qu’est la société. L’homme est donc fondé par la société et en est de même le fondement, ce qui nous inscrit dans un cercle bénéfique : la société est indispensable.
Peut-on alors réellement vivre sans société ?
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