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Jean-PIerre Milovanoff, L’offrande sauvage

Publié le 15 Juillet 2012, 11:59am

Catégories : #ROMANS

L’offrande sauvage expose l’existence brisée d’un homme. Retour avec Jean-PIerre Milovanoff sur un destin entravé.

 

 

F.G : Vous avez écrit des romans, des poèmes et des pièces de théâtre. Votre dernier ouvrage, un roman paru chez Grasset, s’intitule "L’Offrande sauvage". Il nous fait découvrir le parcours d’un homme qui subit en quelque sorte une série de coups du sort, du destin ; un homme dont la vie est bouleversée par le hasard. Pourquoi cette vision pessimiste de l’humanité ?

 

J-P. Milovanoff : On ne sait jamais exactement ce qui nous pousse vers un livre. De toutes façons, les livres viennent de loin, partent de loin, ils ont des racines profondes. Dans le cas de "L’Offrande sauvage", il s’agissait de restituer en partie la vie d’un homme, une vie qui ne ressemblerait pas à ce qu’on pouvait en attendre, à ce que lui-même avait cru qu’elle serait. Comme cette vie est assez longue, le livre couvre presque tout le siècle. Dans sa forme, il s’apparente à une saga, au sens islandais, c’est à dire à un récit généralement centré sur un personnage. Depuis longtemps, je désirais introduire un élément épique dans le roman sans sortir du cadre des histoires de famille. Ce qui est épique, c’est ce qui va plus loin que l’individu, ce qui dépasse la singularité de toute existence. Le thème central du livre est là : la confrontation d’une vie unique et singulière et de ce qui est plus grand qu’elle.

 

F.G : Alors qu’est-ce donc qui est plus grand que l’existence ?

 

J-P. M. : C’est la vie elle même tout simplement. Cette force qui est en nous et que nous ne comprenons pas. C’est la puissance insaisissable qui est passée à travers les plantes et les animaux et ne s’est jamais perdue dans le temps. Cette idée de grandeur se retrouve dans la démesure des paysages, des destins, des malheurs, dans l’excès du livre. Car c’est le livre de l’excès. Jusque dans les dernières pages : au moment où le narrateur, dans un ultime face à face, essaie d’arracher son secret au personnage et se trouve écrasé par lui.

 

F.G : Est-ce une vision pessimiste ?

 

J.P. M. : Probablement. En tous cas, elle est souvent sombre, tragique. En même temps, je suggère qu’à chaque moment de la vie, même dans le malheur, une lumière peut apparaître. Pessimiste ou non, L’offrande sauvage est l’histoire d’un survivant. C’est là que, peut-être, le roman entre en résonance avec le siècle. Parce que le thème de la survie nous concerne directement. Nous sommes les héritiers et les continuateurs des catastrophes de ce siècle. La survie n’est pas un thème littéraire ou journalistique pour moi. Mon père, dont je me suis toujours senti très proche quand il était là, et même ensuite, a été un survivant de la Révolution bolchevique. Il avait quitté son pays, la Russie, au moment de la guerre civile. Il était parti seul, adolescent de 17 ans, laissant son père, son frère, sa soeur. Quittant des amis, un pays, une langue et, plus tard, une religion. Abandonnant tout donc, et ne revenant jamais sur ses pas. Pendant toute ma jeunesse, j’ai vu en lui le survivant d’une histoire dont je ne connaissais à peu près rien, que je ne faisais qu’entrevoir par moments au cours de brèves conversations.

 

Cependant, "L’Offrande sauvage" n’est pas un récit autobiographique, c’est un roman qui parle du bonheur et de sa perte, de l’amour et de la violence, de l’attachement aux lieux et aux êtres, des ambitions et de leur vanité, de la catastrophe et de la survie. Le point de départ, c’est la relation d’un enfant et de son père adoptif. Considéré comme le prodige de la montagne, l’enfant aux multiples noms (Jean Narcisse Ephraïm Marie Bénito) s’efforce d’être le meilleur pour justifier l’amour qu’on lui porte et ne pas décevoir les siens. Cependant, il aura un autre destin que celui qu’il espérait.

 

F.G : N’est-ce pas l’histoire d’Hannibal qui est le lien entre l’enfant et Bienvenu, son père adoptif ?

 

 J-P. M. : Vous faites allusion à cette promenade dans la montagne au cours de laquelle l’enfant raconte à son tuteur l’aventure d’Hannibal traversant les alpes avec un troupeau d’éléphants. Ce récit éblouit l’adulte et c’est précisément ce que recherche le garçon. Mais il raconte une histoire qui n’est pas la sienne. Quand le malheur le frappera, il le gardera pour lui et sera incapable d’en parler. Il y a là quelque chose du mouvement général de ce livre, annoncé dès les premières lignes. On ne peut raconter librement que les drames qui, "par chance", ne nous sont pas arrivés. Ce principe justifie la présence d’un narrateur qui rapporte les faits à la place de la victime. Comme il voudrait en savoir plus, il doit mener une enquête, ce qui crée de nouvelles difficultés. Dans les dernières pages, on assiste à une scène où le narrateur croit reconnaître au bord de la mer le héros de son enfance. Il essaie de le faire parler, il le harcèle. L’autre se dérobe et garde pour lui ses secrets. Cette réserve n’a rien d’étrange.

 

La plupart des personnes qui ont survécu aux camps n’en parlaient pas. Mon père, qui n’a pas connu les camps soviétiques, mais qui a réussi par miracle à échapper à l’avancée des Bolcheviks en prenant un des derniers bateaux pour Istanbul, n’évoquait pas volontiers cette période. A mes yeux, le refus du vieil Ephraïm d’évoquer la mort des siens fait la grandeur du personnage et le comique du narrateur, condamné à courir après un mystère qui le dépasse. Et vous avez vu comment il court : avec des béquilles !

 

F.G : Par rapport à Thélonia, qui est la première femme aimée et trop tôt disparue et à la suivante Eliana, qui meurt avec ses enfants dans la montagne, on pourrait s’attendre à voir apparaître le mot " pardon" dans votre livre. Mais vous ne l’employez jamais. Vous mettez bien en scène un processus ou un procédé cathartique avec le bel épisode de la danse macabre dans le bal masqué, où le héros s’identifie à la Grande Faucheuse pour expurger son ressentiment, mais, à aucun moment, Jean ne pardonne. Vous refusez le pardon ?

 

 J-P. M. : Je ne le refuse certainement pas. Pas plus que l’amnistie. Mais je rejette l’amnésie. Il semble qu’Ephraïm n’arrive pas à faire le deuil de ce qui lui est arrivé. Et si on ne fait pas le deuil, peut-on pardonner ? Tout cela nous conduit sur des pentes très sombres. Mais ce roman a d’autres côtés plus joyeux. Il est souvent parcouru, me semble-t-il, par une sorte d’allégresse narrative. Vous évoquez Thélonia et la jeune Eliana. Leur apparition donne lieu à des épisodes heureux, voire comiques. Je pense par exemple à la scène de l’enlèvement au bordel...

 

F.G : On a pourtant le sentiment que le tragique rattrape assez rapidement les incartades les plus gaies. Je pense au cas de Bienvenu qui devient de plus en plus triste parce que Jean s’épanouit loin de lui, même si l’enfant revient le voir et continue de se promener avec lui, dans ces superbes passages où vous décrivez les montagnes en fonction d’une sorte de "carpe diem" naturaliste. Mais, à la fin, le père adoptif se suicide quand même ! Il y a donc bien l’idée que quelque chose ne va pas, alors que les conditions du bonheur sont réunies. Cet esprit un peu pervers dans votre écriture est pour le moins curieux. Vous retournez le fer dans la plaie quand on croyait que c’était fini de ce côté-là.

 

J-P. M : Il est vrai que tous les personnages semblent avoir une certaine difficulté à être heureux. Ils ne sont pas heureux facilement. Mais il faut dire que le fermier représente moins la catégorie des agriculteurs et des éleveurs que celle des mélancoliques profonds. Or, la mélancolie a une longue histoire dans la littérature depuis Aristote : on sait que tous les hommes de génie sont mélancoliques ! Ici la mélancolie de Bienvenu Jardre se nourrit tout autant de ses malheurs (la disparition de la bien-aimée) que de son amour de la vie. L’arrivée de l’enfant dans sa maison est une révélation pour lui, une renaissance. Mais dès que l’enfant n’est plus là, il souffre, se replie sur lui-même et attend son retour. Ainsi va-t-il continuellement de l’illumination à la mélancolie. Et inversement. Quant à son suicide intempestif, alors qu’il aime et qu’il est aimé, je le rends vraisemblable par les détails et les scènes qui l’accompagnent, mais je refuse de l’expliquer.

 

F.G : Si l’on revient à Ephraïm, le personnage principal de votre livre, on serait tenté de croire que son destin est de ne pas en avoir. Tandis que tout le monde se projette sur lui, il déçoit toutes les attentes, y compris les siennes.

 

 J-P. M. : C’est exact. Parce qu’il se produit une rupture. Il découvre à un moment que ce qu’il gagne par l’étude, il le perd d’une autre façon. Il lui semble que l’intelligence l’éloigne des êtres qu’il aime et de ses premières sensations. C’est au séminaire que quelque chose bascule et change. Il refuse la voie que lui ouvrent ses propres dons. Il pourrait devenir un intellectuel ou un homme de pouvoir, faire une "brillante carrière" comme on dit, mais il ne veut pas. Il n’aspire qu’à être en accord avec la palpitation de la vie qu’il ressent en lui. Ce moment de rupture est lié dans le roman à la découverte sexuelle, aux premiers émois amoureux et à cette puissance en lui que j’appelle plus loin "l’offrande sauvage".

 

F.G : C’est l’instinct de conservation ?

 

 J-P. M. : C’est le nom que j’ai trouvé pour désigner l’instinct de vie. Ce qui fait que nous sommes-là, sur la Terre, et que, malgré tout, nous résistons. C’est la vie qui passe en nous et que nous ne voulons laisser se perdre.

 

F.G : Même si on a tout perdu ?

 

J-P. M. : Oui, mais dans ce cas, le don que la vie nous a fait devient un fardeau.

 

 F.G : L’offrande est sauvage parce qu’il nous appartient de la dompter ?

 

J-P. M. : De la maîtriser tout au plus et, de temps en temps, de s’y abandonner. Car pour moi, " sauvage" s’oppose à "barbare". La barbarie est une perversion de l’espèce humaine. Il n’y a que l’espèce humaine qui puisse être barbare, l’animal ne l’est pas, il n’est même pas méchant : il est sauvage. On retrouve d’ailleurs tout un bestiaire de la sauvagerie dans le livre : il y a les éléphants, les renards, les loups...

 

F.G : Les lapins...

 

J-P. M. : Et les chats-huants...

 

Propos recueillis par Frédéric Grolleau le 3 septembre 1999

   
 

Jean-PIerre Milovanoff, L’offrande sauvage, Le Livre de poche, 2001

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