Un récit puissant, éminemment philosophique au fond, et qui invite à méditer sur la frontière séparant la raison de la folie.
Rares sont les livres qui vous marquent d’une empreinte indélébile tandis même que vous venez à peine de lire les premiers chapitres. L’Aliéniste, nouvelle en coup de canon délivrée par la plume enchanteresse de Joaquim-Maria Machado de Assis en 1881 est de ceux-là. Court et sec, ce récit soi-disant extrait de "chroniques" locales, présente la révolution scientifique, culturelle et politique induite par le docteur Simon Bacamarte, qui ramène d’Europe dans son Brésil natal l’invention de la structure asilaire. Sur le modèle des révolutionnaires français qui décidèrent en 1790 de libérer les fous de Bicêtre traités comme des criminels ou prisonniers de droit commun, fondant ainsi L’Hospital qui les accueillerait désormais pour les soigner, Bacamarte entend signifier à ses concitoyens la frontière tangible qui sépare raison et folie en créant, avec l’accord du conseil municipal tout-puissant, la Maison verte susceptible de recevoir dans les cellules ad hoc les patients auxquels seront appliqués les soins curatifs idoines.
Mais cette distinction qui va de soi pour nous, hommes du XXIe siècle, entre les individus sensés et les déments, se donne comme inédite sinon provocante pour les habitants de la ville d’Itaguaï. Ce d’autant plus que, au bout d’un certain temps, Bacamarte se met à interner dans la Maison verte des individus on ne peut plus normaux. Et la rumeur de se répandre bientôt telle une traînée de poudre : l’aliéniste obsessionnel ne serait-il pas davantage fou que l’aliéné ?
La taxinomie à laquelle se livre en effet le docteur pour sérier les "cas" de démence qui l’intéressent contamine de fait l’ensemble de la communauté d’Itaguaï, qui voit ses citoyens les plus émérites finir entre les quatre murs de l’asile de Bacamarte sous prétexte que leur comportement (l’amour des mots, des vieilles pierres ou des bijoux) trahit une forme de normalité qu’il importe de conserver à tout prix...
La force du récit de Machado De Assis (1839-1908), tout en constats essentiels, dénué de fioritures rhétoriques et écrit au style indirect, ne tient pas seulement dans l’irréversible dérive épistémologique où s’enfonce le docteur, changeant de postulats scientifiques en fonction de ses fantasmes heuristiques - versatilité interprétative qui à elle seule témoigne du peu de fondement rationnel des théories de l’aliéniste, mais dans les remous socio-politiques qu’elle déclenche dans Itaguaï. C’est que, tantôt menée par la populace tantôt par les meneurs du Conseil municipal, la rébellion s’installe contre la furie concentrationnaire de Bacamarte, défenseur de sa Bastille de la raison humaine, mais rien n’y fait : indéboulonnable, le docteur (qui vient d’interner sa propre épouse ayant trop tergiversé entre deux bijoux !) affronte le raz de marée et retourne à son avantage la vague contestataire. Nul ne sait plus dès lors qui a raison qui a tort. Où commence, où finit la folie ? Voici la question que pose le sémillant Aliéniste.
Telle est la ligne de crête qu’arpente magistralement l’auteur, revisitant la définition du rationnel et de l’excentrique dans un texte plus philosophique qu’il n’y paraît et qui évoque La Ferme des animaux de Orwell pour sa critique en règle des instances politiques enclines à tous les écarts dès qu’il s’agit de légiférer sur (interférer avec ?) la liberté des individus.
Un livre aussi sobre que profond qui donne à méditer ô combien la faiblesse psychique de l’humaine condition et cette formule de Nieztsche commentant Hamlet :
Jouer au fou pour découvrir que finalement on l’était, n’est-ce pas à devenir fou ?
frederic grolleau
J-M Machado De Assis, L’aliéniste (traduit du brésilien par M. Lapouge-Petorelli et présenté par Pierre Brunel), Métailié "Suites", 2005, 96 p. - 6,50 €. | ||
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