Un polar historique qui se joue des rébus ésotériques du Songe de Poliphile de 1499
Il faut peu de chose parfois pour passer à côté d’une bonne surprise. Ainsi la mention, due au romancier Nelson DeMille, du bandeau entourant l’ouvrage de Ian Caldwell & Dustin Thomason pourrait-elle en décourager plus d’un : " Si Scott Fitzgerald, Umberto Eco et Dan Brown s’étaient réunis le temps d’un roman, ils auraient écrit La Règle de Quatre. " Franchement, cela fait beaucoup de monde réuni dans un livre de taille si modeste - et comment peut-on (je répète comment peut-on ?, sous-entendu : a-t-on le droit de... ) mettre sur le même plan, littéraire, F. S. Fitzgerald et D. Brown ? Encore n’insistera-t-on pas outre mesure sur ce bon Eco qui a le mérite, outre d’être un brillant sémiologue, d’avoir écrit jadis Le nom de la Rose (son meilleur titre de l’avis de tous les gens de la profession, son dernier bon titre romanesque, disent les perfides, oubliant tout de même l’enpanaché Baudolino). Bref, Ian Caldwell & Dustin Thomason peuvent numéroter leurs abattis d’auteurs de roman à caractère historique, ils ont failli passer à travers les mailles du filet critique.
Et c’eût été là chose fâcheuse tant le récit est captivant de bout en bout. Je ne parle pas ici de la vague intrigue universitaire servant de toile de fond aux rebondissements du scénario - en l’espèce du sous-David Lodge (Un tout petit monde) gore : soit quatre étudiants aux prises avec un livre mystérieux source d’assassinats et de convoitises au cours des siècles - mais j’évoque ce livre sulfureux même : l’ Hypnerotomachia Poliphili. Là, de deux choses l’une : soit l’on est un fin érudit et l’on sait déjà à quoi renvoie le fameux ouvrage, soit on n’y connait rien (de l’intérêt, parfois, d’être d’une ignorance crasse en matière de bibliophilie, ce qui était mon cas avant d’ouvrir ces pages) et l’on dévore la présentation dudit opus qui est troussée avec allant par les deux romanciers.
Car, même si les énigmes du roman ici proposées, et décryptées par le quatuor d’étudiants de Princeton, sont issues de l’imaginaire des auteurs, il n’en reste pas moins que - en sus d’être cohérents et stimulants - les rébus complexes de même que les mystères fort ésotériques mis en scène sont fonction de la renommée et de l’aura machiavélique de l’ Hypnerotomachia Poliphili historique : œuvre de fin du Quattrocento, " Le Combat pour l’amour dans le songe de Poliphile " (traduction du titre latin) est réputé être l’un des plus beaux livres imprimés au monde en 1499, sous la férule du maître vénitien Aldo Manuzio (Alde Manuce en français), éditeur d’Erasme.
Un livre abscons au demeurant - où puisèrent entre autres Rabelais, Jean de La Fontaine, Gérard de Nerval, Salvador Dali - qui vaut moins par sa splendide typographie ou les gravures sur bois qui s’en sont inspiré, que les innombrables thèses d’érudits pour tenter d’en percer le secret. Rappelons que l’impression des 500 premiers exemplaires du Songe de Poliphile a été financée par Leonardo Grasso, protonotaire apostolique à Vérone, et que François Ier, Charles Quint, Philippe II et Henri VIII en possédaient un...
Genre très prisé au XVème siècle, ce songe allégorique, parsemé de hiéroglyphes, est écrit en cinq langues (italien, latin, grec, hébreu, arabe). Son auteur est resté anonyme, jusqu’à ce que l’on découvre son nom grâce à l’une des nombreuses clefs cachées, soit la combinaison par acrostiche des lettrines des chapitres, délivrant cet énoncé : " Le frère Francesco Colonna brûla d’amour pour Polia "(Poliam frater Franciscus Columna peramavit). Reste que les spécialistes s’interrogent encore sur le fait de savoir si l’auteur du manuscrit, Francesco Colonna, est prince romain ou un moine vénitien ; si Polia, est une pure allégorie ou un femme dont l’identité demeure inconnue...
C’est là qu’interviennent les héros des deux romanciers qui s’attaquent à leur tour au manuscrit de la Renaissance pour lui faire rendre raison. Il est alors bien difficile de ne pas songer ici au Da Vinci Code de Dan Brown, vendu à plus de des 20 millions d’exemplaires dans le monde, à cette réserve près que les informations concernant l’ Hypnerotomachia Poliphili sont absolument maîtrisées : même si l’on adhère moins à l’enquête des étudiants de fin de cycle - tout cela traîne en longueur sur la première moitié du livre, surtout prétexte à nous décrire l’université de Princeton - sur fond de rivalités fratricides entre exégètes, La Règle de Quatre rend somme toute un bel hommage au texte ésotérique de Colonna, invitant chacun à méditer à sa mesure ce traité savant d’architecture (au sujet des temples, villas, tombeaux, jardins et pyramides où se réfléchiraient les énigmes de l’opus) et le parcours initiatique auquel il invite.
Un beau "Songe" qui laisse rêveur. Non ?
frederic grolleau
Ian Caldwell, Dustin Thomason, La Règle de Quatre , Michel Lafon, trad. de l’américain par Hélène Le Beau et François Thibaux, 2005, 365 p. - 21,5 € | ||
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