C’est au passage de la barbarie à la civilisation, et l’inverse, que réfléchit avec maestria Iain Pears.
Le Cercle de la Croix, roman paru chez Belfond en 1999, avait révélé au grand public un historien anglais, spécialiste en histoire de l’art et maître ès rouages à suspense. Depuis cependant, Iain Pears n’avait pas complètement renoué avec le succès plénier et la critique était demeurée déçue quant à ses derniers opus. Pas plus L’affaire Raphaël (1999) que L’affaire Bernini (Belfond, 2001), dédiées à l’art, n’avaient transcendé d’exigeants lecteurs en mal d’intrigues historiques de haute volée. L’outrage est réparé, et de la plus belle manière qui soit, avec ce Songe de Scipion admirablement orchestré.
Si dans Le cercle la Croix quatre visions d’une même scène constituaient l’axe central d’un récit élisabethéen, cette fois-ci ce sont les relations de trois hommes avec l’élue de leur cœur et le pouvoir, en des époques différentes mais ayant lieu dans la même région (la Provence) qui forment l’ossature d’une tragédie en trois temps... Trois destins : l’évêque de Vaison-la-Romaine, Manlius Hippomanes, païen philosophe converti au catholicisme au Ve siècle, écrit un sulfureux essai de philosophie intitulé Le Songe de Scipion ; Olivier de Noyen, poète de la Renaissance vivant à Avignon où il sert un puissant cardinal inféodé à Rome, tombe sur le manuscrit d’Hippomanes ; Julien Barneuve, érudit qui met ses pas dans ceux d’Hippomanes et de Noyen, se trouve plongé dans les affres de la Seconde Guerre mondiale. Outre la femme qui les perdra, leur point commun est un manuscrit, Le Songe de Scipion attribué à Cicéron, traversant les siècles et livrant à qui sait le déchiffrer le bonheur des individus et des sociétés policées.
Car, fil rouge de ces trois récits entrecroisés avec érudition, c’est au passage de la barbarie à la civilisation, et l’inverse, que réfléchit avec maestria Iain Pears. Ce moment entre aube et crépuscule - éclairé par le fait que les Gaulois sont parvenus à civiliser les Barbares - où chacun doit décider s’il va résister à ou négocier avec l’envahisseur. Rien de tel pour mesurer ce degré d’élévation ou de rabaissement politique que de convoquer la figure du bouc émissaire : c’est à chaque fois une femme juive (Sophia, Rebecca et Julia) qui précipitera la chute des héros livrés chacun à la furie de leurs temps respectifs : effondrement de l’empire romain au Ve siècle, Peste noire du XIVe siècle, nazisme et collaboration de Vichy en 40. Qui sait si la compréhension des philosophiques propos de l’évêque machiavélien ne permettra pas de savoir comment s’ "engager" et affronter la roue de la Fortune ?
Une fresque des travers de l’humanité, où amour et amitié sont constamment balayés par l’intérêt des hommes au pouvoir et par les vicissitudes de l’histoire, et qui illustre, pour reprendre le fameux mot de Paul Valéry, ô combien les civilisations, à l’incertain destin, sont mortelles. Dans Le Songe de Scipion qui terminait son De respublica (51 avant Jésus-Christ) Marcus Tullius Cicero (106-43 avant Jésus-Christ) parlait de l’harmonie des sphères, comparait l’Univers au chant dans lequel " les sons les plus aigus se mêlant aux plus graves, des accords harmonieusement variés en résultent ". Ancien élève d’Oxford et spécialiste de la peinture anglaise du XVIIe siècle, Iain Pears montre avec ce roman historique (non-policier, la remarque est d’importance) à quel point, loin de toute musique de l’âme pacifiante, la dissonance cacophonique est devenue la règle des rapports humains. "Le songe de Scipion" ou de l’éternelle vanité du moindre individu aspirant à modifier la courbe géométrique de l’Histoire en marche.
frederic grolleau Iain Pears, Le songe de Scipion (traduction Georges-Michel Sarotte), Pocket, 2004, 587 p. - 8,60 €. Première édition : Belfond, 2002, 364 p. - 21,20 €.
| ||
Commenter cet article