Les sept nouvelles de ce recueil se déchiffrent comme la partition même de nos vies, individuelles et / ou sociales...
Malgré le titre prometteur de l’ouvrage, les personnages d’Hugo Marsan l’ont rarement, leur place au bonheur. Si quelques éclairs d’allégresse et de solidarité ("Le devin", "le dernier vice") zèbrent un quotidien obscurci par le malaise existentiel et la rupture du rapport avec autrui, l’atmosphère qui se dégage de ces sept nouvelles charrie un doucereux désespoir. C’est l’intranquillité chère à Pessoa revue par le sourire discrètement en larmes de l’ironie.
L’auteur enchaîne comme autant de perles disparates sur un même fil narratif les émois psychologiques d’individus portant souvent le même prénom ou présentant des caractéristiques fort semblables : une certaine incapacité à faire fond sur le réel, une réticence commune à s’arracher de l’inconfort solipsiste qui définit leur manière d’être.
D’un bout à l’autre de la chaîne se dévident les diverses modalités de l’amour : tant sa dimension sacrificatoire ("La boîte à malice", "Place du bonheur", "Les hommes pleurent la nuit") que l’impossible "goût de la vie" qu’emporte la quête d’un absolu toujours relativisé par l’intervention d’un tiers ("Place du bonheur", "Alma Mater").
"Repartir à zéro" : mythe ou réalité ?
À l’épicentre du texte, fonctionnant comme cheville ouvrière de l’ensemble, se trouve la nouvelle-phare du texte, "Place du bonheur" : récit de la déconvenue croissante d’une femme ayant une relation avec un homme marié, lequel refuse de privilégier leur aventure et court en permanence plusieurs lièvres à la fois... Même la magie que distille la ville de Lisbonne - qu’on retrouve d’ailleurs dans "Les hommes pleurent la nuit" - ne pourra rien y faire. Froide et insoluble, la question de l’héroïne, traumatisée par l’égoïsme masculin de son amant, peut ici qualifier l’état d’esprit des autres protagonistes : le malheur du monde, c’est que, victime, on devient le bourreau d’un autre.
Aux confins de ces pièces d’humanités, rapiécées par l’écrivain en un tissu passionnel convulsif, émanent des ombres qu’on identifie sans peine à la longue, tant Hugo Marsan possède l’art discret de faire se répéter ce qui n’a pourtant eu lieu qu’une fois : ces sentiments fugaces, "refaire sa vie", "repartir à zéro", "vivre au-delà de l’amour [physique]" qui sont l’invisible terreau mental de tous les renouveaux - qui avortent l’instant d’après... Couronnés par la "lourdeur de la mémoire" et les "fantômes du passé", ces pensées-là ne suffisent généralement pas à reconstruire le monde que vient d’abolir la coupable indifférence de l’Autre. Dans l’éternel conflit qui oppose hommes et femmes ("La boîte à malice", "Place du bonheur", "Alma Mater"), le vainqueur se donne comme celui qui suit ses impulsions sur le modèle (mécanique) d’un rouleau compresseur sentimental aplanissant tous les obstacles pour se cantonner à la direction initialement fixée. Dans ce chantier de l’amour dévasté, quelques éléments, sans qu’on sache pourquoi, résistent alors plus que d’autres. Puis capitulent. Chez Hugo Marsan, l’espoir ne fait pas vivre : seulement durer un petit peu plus.
L’amoureux éternel ou le convalescent de soi-même
Finalement, Hélène se trompe peut-être dans "Place du bonheur", qui affirme que la politesse, c’est d’abord se rendre intelligible à autrui : au vu des esquisses sans concession qu’aligne impeccablement au cordon nouvelliste l’auteur, on tendrait plutôt à affirmer que la politesse, c’est surtout être sensible à autrui. Être capable de s’oublier, d’occulter un ego impérieux, afin de rendre possible, enfin, les conditions du dialogue. Encore n’est-on jamais sûr, comme l’atteste "En double aveugle" que, la communication une fois établie, celle-ci ne soit qu’une illusion entretenue au nom des besoins de la société, ce monstre froid enrayant tout souci d’authenticité. Les quatre dernières histoires sont certes plutôt sombres, mais elles ne doivent pas faire oublier l’élan positif et l’humour des trois premiers récits qui viennent comme adoucir la dureté du puzzle global. "Place du bonheur" se déchiffre ce faisant comme la partition même de nos vies, individuelles, sociales, où chacun peut à tout moment basculer sur un autre versant de la crête dont on croit qu’elle sépare la douleur du plaisir, la guerre de la paix, le néant de l’existence. Ce point précis, pour ne pas dire névralgique, des renversements dans les liens amoureux qu’Hugo Marsan épingle plus finement comme une sorte de "convalescence éternelle".
frederic grolleau
Hugo Marsan, Place du Bonheur, Mercure de France, janvier 2001, 125 p. - 18,14 €. |
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