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Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz

Publié le 16 Juillet 2012, 18:48pm

Catégories : #ESSAIS

Repenser la solution finale à travers la distinction de l’éthique et du juridique

 

Contre les brumes de l’oubli

 

S’appuyant sur le paradoxe de Primo Lévi pour qui le témoignage devant l’horreur de la Shoah est lacunaire, Giorgio Agamben propose ici de repenser la solution finale à travers la distinction de l’éthique et du juridique. Il s’oppose aux négationnistes, rappelle le difficile statut des rescapés de l’extermination et les implications de leurs témoignages.

 

En effet, ce témoignage est problématique dans la mesure où ces hommes sont les survivants, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas vécu jusqu’au bout l’expérience des camps d’extermination. Ceux qui n’y sont pas morts. Or, juridiquement, le témoin est celui qui a vécu le crime, qui engage son existence et sa parole contre l’existence et la parole de l’accusé justement parce qu’il "était là". Seuls les disparus seraient donc habilités à témoigner, ceux que l’on appelait les "musulmans", les détenus morts de dénutrition, ces morts-vivants dont la posture ressemblait à celle "d’Arabes en prières". Ceux qui ne sont pas revenus. Le fait même que les rescapés soient restés vivants entrave l’intégralité - et non la légitimité - de leur témoignage. Les survivants sont condamnés à "témoigner de l’impossibilité de témoigner" dans laquelle s’ouvre l’abîme de la culpabilité et de la honte.

 

La thèse peut sembler absurde, confuse ou encore scandaleuse. N’ont-ils pas affronté le pire, ces hommes qui ont tout perdu et n’en sait-on pas suffisamment de nos jours sur la solution finale ? Ce serait mal comprendre le propos de l’auteur et refuser de s’y impliquer que de le juger ainsi. Plus radicalement, Giorgio Agamben entreprend une cartographie éthique du témoignage. Il importe à ses yeux de dégager la "signification éthique et politique de l’extermination" en dénonçant la confusion des catégories du droit et de l’éthique, du jugement et de la vérité, qui viennent en voiler le sens à notre insu.
C’est que la question du témoignage se heurte à une conception irreprésentable de la vérité, à "des faits tellement réels que plus rien, en comparaison, n’est vrai". Telle est l’aporie d’Auschwitz : les faits, historiquement déterminés, ne coïncident plus avec une vérité qui les dépasse.

 

L’ouvrage convoque de nombreuses étymologies afin de lever l’ambiguïté des termes de l’exposé : témoin, responsabilité, holocauste, "musulman", honte, dignité, survie... autant de mots replacés dans un contexte sémantique redoutablement clair. Il met à jour cette terrible "zone grise" de l’interchangeabilité des rôles entre victime et bourreau : là où la notion même de responsabilité dérange et où la "banalité du mal" peut croître.
Auschwitz n’est pas un problème de droit mais le problème du droit : ce qui interroge la sphère juridique et ses modalités de manière aussi cruelle que cruciale. Et vient dissoudre le pseudo "principe éthique" défendu par Hans Jonas. Ainsi les procès de Nuremberg et suivants sur les crimes contre l’humanité ont-ils ralenti la compréhension d’Auschwitz en faisant croire que le problème était (juridiquement) réglé.

 

La structure du livre illustre à elle seule l’obstination conceptuelle de l’auteur, abordant une grande diversité de thèmes avec l’intention constante de cerner ce que "témoigner" signifie. La démarche est méthodique, presque froide, comme si l’écriture, procédant de chapitres en sous-chapitres dûment répertoriés, cherchait à mimer l’implacable logique liberticide qui conduisit au massacre de millions d’êtres humains.
Le grand mérite de l’auteur est de refuser qu’Auschwitz demeure dans l’indicible, pente mystique vers l’adoration noire. Agamben s’efforce d’ "écouter l’intémoigné", de rendre leur parole à ces expressions de douleur qui ne sont d’aucune langue. Le philosophe italien exhibe la clarté du sens en disséquant le brouillard des mots. Il dissout nos ténèbres en explorant la nuit de l’homme. Balaye les principes éthiques contemporains qui ont cru affronter la logique des camps d’extermination mais qui n’ont pas su en rendre compte véritablement.

 

Ce qui reste d’Auschwitz est un livre clair, lisible, même si quelques polémiques philosophiques renvoient à des connaissances présupposées. Un ouvrage salutaire sur un sujet difficile, qui a pour objectif de chasser au loin les brumes de l’oubli.

   
 

frederic grolleau

 

Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, traduction Pierre Alféri, Bibliothèque Rivages, 1999, 235 p. - 8,40 €.

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