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Gangs of New York

Publié le 15 Juillet 2012, 15:01pm

Catégories : #Philo & Cinéma

Droit du sang contre droit du sol, tel est le tribut dont chacun doit s’acquitter s’il aspire à devenir - et demeurer - américain.

 

L’histoire
En 1846, New York est une ville régie par les truands qui font la loi alors que le pays apparaît au bord de la guerre de Sécession. Chefs de bande et voleurs, apôtres du jeu et chantres de la prostitution, trafiquants d’armes et d’alcool se pressent dans les lupanars de Five Points et les bas-fonds de Mulberry End. C’est dans ce contexte que Bill Cutting, dit Bill le Boucher (Daniel Day-Lewis), chef du gang des "natifs" qui refusant l’invasion des immigrés catholiques, lance un défi au prêtre Vallon (Liam Nesson), chef des "Lapins morts", Irlandais fraîchement débarqués et souhaitant s’intégrer sur place malgré le racisme des américains de souche. La bataille de bandes devient carnage et Cutting tue Vallon devant les yeux de son fils, lequel revient, sous le nom d’Amsterdam (Leonardo Di Caprio), à New York après 16 ans passés dans une maison de correction pour venger son père. Mais problème (shakespearien ?) : Amsterdam devient fasciné par le meurtrier qui se métamorphose en une sorte de père spirituel ...

 

"Nous sommes tous des immigrés"
Cette formule de Scorcese qu’on découvre dans les bonus résume assez bien (assez librement aussi) l’esprit du film - qui tient pour l’essentiel dans une histoire de vengeance familiale entre des communautés séparées par la religion et l’origine géographique - s’intègre totalement dans la filmographie de son réalisateur qui livre là a posteriori, au bout de 20 ans d’attente, une sorte d’introduction géante à l’ensemble de son oeuvre dédiée à sa ville fétiche et à ses racines - voir, entre autres Taxi Driver (1976), New York, New York (1977) ou A Tombeau Ouvert (1999). Ce New York des bas-fonds version XIXe siècle - le territoire des Five Points, terre quasi consacrée de la pègre et des pauvres, est coincé entre le port de New York, le quartier d’affaires florissant de Wall Street et le bas de Broadway - est un vaste barnum barbare où l’on tue, viole, saigne, étripe comme l’on respire. Une ville toute de carton pâte (reconstruite pour les besoins de la cause à Cinécitta ) en hommage à celle imaginée par l’essayiste Herbert Asbury (Gangs of New York ,1928) le premier à ressusciter ces tribus de l’ombre : les Swamp Angels règnant sur le labyrinthe des égouts, les Bowery Boys et leurs légions d’amazones, les Dead Rabbits défiant les soldats fédéraux en bataille rangée...), étude historique, menée entre 1820 à 1920, sur un quartier misérable de New York, le Five Points, qui inspira Borgès pour son Histoire de 1’infamie.

Un bastion de gangs rivaux prêts à s’échapper pour posséder une partie de la ville, et qui constitue un creuset idéal pour ce mélange de pègre, de vengeance, rédemption et de recherche de l’identité américaine qui intéressent Scorcese depuis longue date. Le moindre des mérites du film n’est pas d’attirer notre attention sur le métissage culturel d’une prétendue "terre d’accueil" qui n’accueille les immigrants irlandais débarqués dans son plus grand port que pour les expédier illico précipités dans une guerre de Sécession à l’issue bien incertaine. Voilà le point fort du film, et de l’Histoire avant l’histoire sentimentale qui vient se superposer ici (l’amour d’Amserdam et d’une voleuse (Cameron Diaz), petite protégée de Bill) et n’est pas toujours très crédible : gonflée tel un corps putride par une immigration mal canalisée, la ville voit son développement urbain exploser et lui échapper tout à la fois dès 1855. Ajouté à cela les ravages de la guerre de Sécession, New York connaît ses premières émeutes dans les quartiers malfamés de Five Points (aujourd’hui les très chics Soho et Greenwich Village) en 1857 - celles de 1863 seront les pires de l’histoire américaine. D’autres, tout aussi dévastatrices pour l’idéal US, suivront plus tard à Los Angeles à cause notamment de la guerre au Vietnam et de l’immigration massive).

La mémoire meurtrie de l’Amérique
En ce sens, ce film dont l’intrigue est située sur la presqu’île de Manhattan est fidèle à la filmographie scorcésienne, voire il en est le credo. Car la ville ici dépeinte, personnage central avant le fils de Vallon, contient déjà les caractéristiques (crimes et tragédies, grandeur et sacrifice) d’un pays que nous continuons d’interroger aujourd’hui. Il suffit, semble dire Scorcese de savoir fouiller le passé, de le re-constituer, d’en exhumer les restes - par ici pour une ration made in USA de guerillas entre protestants et catholiques, entre immigrants du XVIIIème siècle et nouveaux arrivants !) pour en comprendre la structuration, les fondements allant de pair avec les fondations ainsi retrouvées. Une construction fort instable solidifiée par les seules luttes idéologique de ceux qui combattent pour (sur-)vivre : aussi bien les "purs sangs" racistes que les immigrés irlandais croyant encore au rêve américain. Si un seul clan sortira vainqueur suite à la victoire des Natifs, qu’on ne s’y trompe pas : qui joue à la course au pouvoir ne peut connaître, au lieu de la félicité promise, que l’injustice et le sang.

La matière même de ce qu’est l’Amérique, qu’on y adhère ou pas, infuse donc le film dans son entier. Une identité complexe et chaotique, mythique et plurielle, issue de multiples conflits, basée sur la seule violence et dont les maîtres mots sont : racisme, immigration, xénophobie, corruption, perversité, misère, politique-spectacle, argent, débauche, foi et les batailles de religion, peur de l’autre, rédemption, association de malfaiteurs, tricherie électorale, et guerre fédérale. N’en jetez plus, la coupe est pleine !

 

 

La loi du plus fort ou le "Paradis" à la porte !
Que Scorcese illustre à sa manière dans cette fresque politique et sociologique la guerre opposant les habitants des basses classes de New York (avec 15 000 nouveaux Américains hebdomadaires) plutôt que la guerre de Sécession qui divise les Etats-Unis (les nordistes en faveur de l’abolition contre les sudistes esclavagistes) est plutôt louable. Cimino avait en son temps abordé un sujet similaire avec La Porte du Paradis (Heaven’s Gate, 1978) qui montrait les immigrés d’Europe de l’Est opprimés - pour ne pas dire massacrés - par les grands propriétaires terriens (ce avec l’aide de la cavalerie venant prêter main forte au syndicat des éleveurs du coin pour exterminer les pauvres). L’utilisation cynique de la morale par l’appareil étatique américain est bien au coeur des deux œuvres, qui montrent le massacre du peuple sur ordre des autorités. (D’ailleurs Bill Le boucher qui symbolise le mal par excellence, et qui agit comme le roi crapuleux des bas-fonds de New York, jouit d’un tel pouvoir que les aristocrates et les politiciens demandent son soutien au lieu de l’éradiquer - au royaume des bêtes, le borgne [Bill a perdu un oeil autrefois à cause du prêtre Vallon] est roi).

Simplement, le réalisateur de Gangs of New York le fait avec des moyens discutables puisque ce sont ceux de la grande distribution hollywoodienne normalisée, avec succès mondial à l’appui, et on est là fort éloigné du contexte sulfureux qui accompagna la confidentialité du film de Cimino, alors jugé politiquement incorrect. Un reproche qui ne risque pas (ou si peu !) de peser sur ce film de Scorcese qui compense par force effets esthétiques et une théâtralité musicale à la limite de mièvrerie kitscho-hémoglobineuse la dimension idéologique de son propos. Pour preuve la vengeance d’Amsterdam qui se dilue peu à peu dans les massacres des rues new-yorkaises sans que la transition soit vraiment marquée. Au contact de Bill, qui commande maintenant à la fois aux gangs irlandais, qui lui reversent une part de leurs larcins, et aux gangs des Natifs, qui désignent les nouveaux immigrants comme des "envahisseurs étrangers", Amsterdam estime en effet que les Irlandais sont assez forts s’emparer du pouvoir dans les Five Points. Et qu’il lui suffit d’infiltrer le cercle fermé de Bill pour se venger.

 

 

Mais cette trame narrative perd de sa netteté dès qu’il rencontre Jenny Everdeane (Cameron Diaz), une belle pickpocket qui va l’entraîner dans une singulière relation avec Bill Cutting, par quoi Scorcese, en sacrifiant au sentimentalisme folklorique, perd à notre avis son objectif de vue. Plutôt que d’insister sur ce qui définit tout pouvoir en soi, dans sa relation problématique avec la morale (débat magnifiquement incarné dans La porte du Paradis) Gangs of New York, qui traite pourtant lui aussi de la genèse de la nation américaine, élude cet aspect du problème, préférence étant donnée à un montage ultra rapide et à foultitude de séquences tendance (boucherie gore, ralenti igné, exaltation du Sentiment...) Scorcese ne répond donc pas, hélas, à la question : qu’est-ce qu’une autorité légitime (réduite ici de façon populiste à un "type" définitionnel inamovible : le "vendu" de base), pas plus qu’il ne permet de différencier en toute clarté combats de rue d’une part et répression de l’insurrection d’autre part - New York en définitive, c’est un beau bordel, or fallait-il attendre cette oeuvre du père des Affranchis pour le concevoir ?

On regrette donc que ce drame qui louche vers la littérature française du XIXème siècle (on songe à Hugo et à Balzac, à la cour des miracles où croupissent les déclassés, au communards chargés par les forces de l’ordre) en fasse trop dans le registre démonstratif, hésitant entre la vengeance d’Amsterdam et la révolte dans la rue.

 

Gangs of New York ou quand le fleuve noie sa source
Mais il est vrai qu’une oeuvre n’a pas besoin d’être maudite pour être légitime, certes. Qu’importe donc, la thèse est là, et elle est accessible au plus grand nombre : c’est le groupe des puissants qui fait loi aux Etats-Unis, la loi du plus fort étant la seule qui vaille et corrompant tout autre forme de législation possible, ce qui n’est pas sans faire songer à rebours au mot de Pascal : "fortifier la justice pour ne pas avoir à justifier la force"... Ce qu’atteste l’histoire même de l’Etat américain (éternellement né dans le sang et la confrontation), jalonné de conflits à n’en plus finir et dont le système même est par nature gangrené, indépendamment du méchant citoyen de service. Ce n’est pas une guerre, parmi d’autres, ce ne sont pas les milliers de victimes d’une sanglante répression d’émeutes civiles, parmi d’autres, qui vont entacher l’histoire de l’Amérique, laquelle en vérité ne s’alimente précisément que de ces ingrédients-ci. Car l’Amérique ne se construit qu’avec le sang des morts, de ses morts métis venus chercher là leur eldorado, ce sang qui est le véritable ciment cosmopolite des briques de son passé. Droit du sang contre droit du sol, tel est le tribut dont chacun doit s’acquitter s’il aspire à devenir - et demeurer - américain. Comment définir après cela la force politique et sociale d’un pays (et de sa ville emblématique) une fois admis qu’elle repose sur un cosmopolitisme tributaire faits historiques aussi marquants ? CQFD.

 

Bonus
Si les interviews ne manquent pas (les divers propos tenus par les protagonistes se recoupent souvent, ce qui est assez désagréable) du côté des bonus mis en scène au travers du plan des Five Points et d’une ergonomie appréciable, on signalera en particulier le making of et la séquence "Histoire" informatifs et bien menés, et l’on omettra pas de s’étonner de ce que la séquence "La conférence de presse à Cannes" soit ici présentée, vu qu’elle est filmée caméra sur l’épaule avec un son et un cadrage épouvantables, ce qui fait assez mauvaise figure pour un collector digne de ce nom...

   
 

frederic grolleau

 

Gangs of New York

Réalisateur : Martin Scorsese Scénaristes : Jay Cocks, Steven Zaillian & Kenneth Lonergan Producteur : Alberto Grimaldi Directeur de la photo : Michael Ballhaus Chef décorateur : Dante Ferretti Monteuse : Thelma Schoonmaker Musique : Elmer Bernstein

Avec : Leonardo DiCaprio, Daniel Day-Lewis, Cameron Diaz, Liam Neeson, Jim Broadbent, John C. Reilly o Date de parution : 9 juillet 2003 o Éditeur : Warner Home Vidéo Présentation : Snap Case

o Titre Original : Gangs Of New York o Zone 2 (Europe, Moyen-Orient & Japon seulement) o Origine : France Format image : Cinémascope - 2.35:1 Full Screen (Standard) - 1.33:1

Zone et formats son : Zone : Zone 2 Langues et formats sonores : Français (Dolby Digital 5.1), Anglais (Dolby Digital 5.1) Sous-titres : Français

Bonus :
-  MULBERRY STREET : . Affiches américaines et françaises . Bandes-annonces française et américaine . Spot tv américain . Teasers
-  LITTLE WATER . Cannes 2002 : La montée des marches & la Conférence de presse au Majestic . Dossier de presse (diaporama)

-  ORANGE . Lexique du vocabulaire de l’époque . Costumes . Décors . Filmographies et biographies
-  CROSS . The legend : the time ; the place & the people . Clip de U2 . making of (13’) . History
-  WORTH . Interviews de Martin Scorcese ; Leonardo Dicaprio ; Daniel Day Lewis ; Cameron Diaz ; Liam Neeson ; Henry Thomas ; Jim Broadbent & John C. Reilly
-  TOUR OF THE 5 POINTS (bonus caché) . Visite des studios de Cinecitta commentée par M. Scorsese et Dante Ferretti
-  L’accès à la partie DVD-Rom pour une visite interactive des décors

 

 
     
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