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Frédéric Beigbeder, 99 francs (14,99 €)

Publié le 16 Juillet 2012, 15:34pm

Catégories : #ROMANS

Cette confession d’un enfant du millénaire expose en quoi les marques ont gagné la World War III contre les humains.

 

Brief, brand review, insight, copy strat, roughman, outdoor, mainstream, go/no go, key visual, packshot, brainwash, baseline... La liste est longue, et non exhaustive ici, des vocables anglais faisant partie du sabir dont usent - et abusent tout autant - les publicitaires qui se croient dans le vent. Mais "qui sème le vent récolte la tempête" nous avertit en digne épigone de MC Solaar un SDF sosie du narrateur. Ce dernier, Octave Parango, que son patronyme destine à incarner l’anti-type par excellence, est pourri jusqu’à la moelle par le milieu de la pub et le fric qui l’accompagne.

 

Etre concepteur-rédacteur dans une des plus grandes agences du XXè siècle (Rosserys & Witchcraft, dite la Rosse) devrait pourtant faire de lui un beau parti, comme l’on dit. Mais voilà : Octave ne se suffit plus de ses milliers de kilofrancs, de sa dose quotidienne de coke et des mondanités parisiennes sans fin. Il a même la bonne idée, lorsque sa femme Sophie lui annonce qu’elle est enceinte, de la plaquer sur-le-champ afin d’affirmer sa liberté de mouvement, son indépendance de mec branché qui préfère plutôt fricoter avec Tamara, sa "pute platonique". Voilà qui est plus tendance. Il est un peu con, Octave.

 

 

La suite ? Elle consiste dans le déroulement effrayant, poussé jusqu’à son extrémité logique, d’une critique radicale de la pub. Lassé et écoeuré par les manoeuvres subversives qui sont incessamment les siennes et celles de ses confrères pour suborner le public, la cible des consommateurs de masse, le jeune concepteur-rédacteur livre alors toute sa bile. Son espoir est en effet d’être viré illico presto par ses supérieurs hiérarchiques à la lecture de son testament de publicitaire in the moove - qui ne vaut pas plus de 99 francs (14,99 €) à ses yeux. Et de finir ses jours sur une île paradisiaque où il partouzerait avec deux putes en s’envoyant toute la coke possible. Un rêve de grand garçon, quoi...

 

Chacun sait cependant que la publicité, assimilée par Octave au fascisme hitlérien, revient à faire rêver les gens de denrées qui normalement devraient être gratuites. Ou dont ils n’ont absolument pas besoin. Il est donc logique que les délires oniriques d’Octave lui échappent et soient réalisés par d’autres à son insu : encore que, une fois informés qu’il s’agit en l’occurrence de sa femme et son patron, cette logique puisse s’avérer pour le héros au moins discutable ! Toujours est-il que le jeune requin de la publicité va y laisser une partie de sa raison parce que, happé dès lors par un série de questionnements "métaphysiques" au lieu de faire son boulot : trouver l’ "accroche" requise du produit laitier Maigrelette. Pas de quoi en faire un fromage - sauf si cette errance le conduit quelques mois plus tard à trucider à Miami avec son copain d’agence Charlie une vieille actionnaire des fonds de pension américains !

 

On mentirait donc en affirmant qu’au détour de ce roman le "totalitarisme publicitaire" ressort grandi : Beigbeder qui en connaît les arcanes comme sa poche prend un malin plaisir, selon tous les sens de l’expression, à en démonter méthodiquement les rouages. Il le fait qui plus est avec un humour aussi salutaire qu’irrésistible : les "dix commandements du créatif" en sont un bon exemple, de même que la démonstration du primat des slogans publicitaires dans l’environnement du "village global" ou du marché planétaire. Nul n’osera contester que cette "confession d’un enfant du millénaire" expose de manière implacable en quoi "les marques ont gagné la World War III contre les humains". Qu’on se le dise : Big Beigbeder is watching you !

 

Les opportunistes qui surfent sur la vague du "terrorisme de la nouveauté" ne sont jamais toutefois que des victimes, ce qui montre comment la publicité a pu devenir au XXe siècle LE moyen de communication l’emportant de loin sur la politique et la religion. Certains passages flirtent ainsi audacieusement avec l’essai avant de retomber dans le sillon du récit sans prétention édifiante. Il est vrai qu’Octave, en tant qu’écrivain, ne cherche à duper personne : n’affirme-t-il pas dès les premières pages de son livre que "la littérature est délation" ? Mais c’est pour ajouter aussitôt : "Je cherchais partout à savoir qui avait le pouvoir de changer le monde, jusqu’au jour où je me suis aperçu que c’était peut-être moi." Fissure désenchantée de l’identité au sein du monde moderne, le texte se présente comme un miroir diffracté d’Octave, renvoyant à six interprétations du même ensevelissement du personnage principal sous les immondices du crétino-capitalisme : je, tu, il, nous, vous, ils. Avec bien sûr les inévitables (fausses) coupures publicitaires les distinguant.

 

Quoi qu’il en soit, de la consommation à la "consumation", le marketing s’affiche bel et bien comme "une perversion de la démocratie". A l’instar d’un La Boétie des affaires publicitaires, Frédéric Beigbeder dénonce en même temps sans mâcher ses mots la complicité et l’irresponsabilité du menu populaire qui alimente de ses propres fantasmes et appétits concurrentiels le spectre des slogans ou "titres" tyranniques... Rendons-en lui grâces : 99 francs (14,99 €) est un ouvrage qui lie astucieusement punch et panache. Un roman qui ne loue jamais "le style Segala-bruyant-bronzé-gourmette-vulgaire" et fait du bien là où ça fait mal !

   
 

frederic grolleau 

 

Frédéric Beigbeder, 99 francs (14,99 €) , Gallimard, Folio, 304 p. - 6,00 €.

 
     

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