La perversion consiste à ne pas apparaître en pleine lumière...
Nommer l’innommable
Les mots, on le sait depuis toujours, recèlent un terrible pouvoir : ne sont-ils pas à la fois ce qui magnifie et étouffe toute signification ? Véhicules magnifiques de l’expression versus agencements frauduleux de l’énonciation. Cet aspect duplice du langage est éprouvé par le narrateur de ce court mais terrifiant récit. Psychologue de formation, Simon travaille pour le compte d’une entreprise allemande, la SC Farb, qui l’envoie en mission dans le nord-est de la France.
Censé animer des séminaires et des ateliers compensant une restructuration pénible pour le personnel local, notre héros involontaire se trouve bientôt chargé au sein de la Direction des ressources humaines d’une enquête concernant le directeur de cette société, Mathias Jüst. Celui-ci, par ses comportements bizarres et répétés, ne semble plus en effet en mesure de diriger l’entreprise selon l’avis de Karl Rose, son second.
Amené à interroger Jüst sur les raisons de ses troubles, le psychologue se rend rapidement compte que son vis-à-vis est en train de perdre raison, hanté par des tourments qui l’empêchent de dormir ou d’apprécier seulement la musique dont il était naguère un interprète minutieux. Un terrible secret pèse en effet sur la conscience du malheureux qui confesse volontiers son souci de la "question humaine". Un fardeau lié au sort de milliers de juifs exterminés pendant la guerre : Jüst- si irrévérencieusement nommé - revoit en rêve ceux-ci, "les anges de la mort", mourir gazés dans des camions spéciaux équipés par ses bons soins de technicien.
Ainsi l’ancien interprète du quatuor à cordes de la SC Farb est-il dorénavant voué à l’aliénation, lui qui s’est mué au cours de la guerre en un pur économiste ou scientifique aveugle au sort d’autrui. Après avoir tenté de mettre fin à ses jours - qui ne sont plus que des nuits obsédantes continuées - Jüst transmet au psychologue un document secret : une " note technique " de juin 1942 issue des " affaires secrètes de l’Etat " prescrivant comment améliorer la superstructure des camions par lesquels s’opère la suppression des juifs.
Un document dont l’auteur atteste en fin de volume l’effroyable existence historique et dont on cite ici quelques lignes bouleversantes de froideur technocratique : "Notons qu’au cours d’une discussion avec la firme, celle-ci a fait remarquer qu’un raccourcissement de la superstructure entraînerait un déplacement du poids vers l’avant, avec le risque de surcharger l’axe avant. En réalité il se produit une compensation spontanée du fait que, lors du fonctionnement, le chargement (Ladung) à se rapprocher de la porte arrière, c’est pourquoi l’axe avant ne souffre d’aucune surcharge.
Derrière "la question humaine" se profile donc moins un intérêt envers la psychologie qu’une reprise du thème de "la question juive" : à travers l’écorce froide et rugueuse des vocables techniques renvoyés ici à leur faculté potentielle de contamination/perversion du sens commun, François Emmanuel interroge l’essence même du langage dans son rapport à la solution finale. Il en ressort un texte hallucinant où, avant même que la honte muette puisse submerger le tortionnaire (hypothèse éthique rarement rencontrée par les tribunaux de l’Histoire et n’impliquant pas qu’on pardonne les monstrueuses exactions du nazisme), le crime contre l’humanité s’origine dans le refus de dire explicitement le massacre des autres hommes.
Ce n’est pas par ses velléités de repentir tardif que Jüst signale au monde sa culpabilité, mais bien par son incapacité à s’exprimer désormais rigoureusement qui vient contraster avec sa fonction sociale. Pris dans l’engrenage langagier de la paranoïa qui corrompt les relations entre Rose, Jüst et tous interlocuteurs, Simon expérimentera à son insu l’ "aura morbide" d’un certain doute. Celui-là même qui nous étrangle dès que nous soupçonnons que les mots employés - comme on emploie du personnel dans une entreprise - ne recouvrent jamais d’une manière adéquate une réalité vécue ou un affect. C’est alors le "mal dit" des coupables qui rend ostensible la "malédiction" lancée à leur encontre par leurs anciennes victimes. L’absence de certains termes dans les échanges locutoires, comme en témoigne la note technique citée plus haut où les mots "homme", "femme", "enfant", "juifs" n’apparaissent jamais, devient ainsi le témoin secret des affres ravageant de l’intérieur les bourreaux de l’Ordre noir.
Dans un texte très fluide, sans têtes de chapitres ou fioritures rhétoriques superfétatoires, La question humaine illustre à merveille en quoi "la perversion consiste à ne pas apparaître en pleine lumière." Un roman qui parvient en définitive à nommer l’innommable.
frederic grolleau François Emmanuel, La question humaine, Le Livre de Poche, 2002, 93 p. - 4,55 €. | ||
Commenter cet article