Riche séance que celle du 19 mai 06 pour les Chroniques de San Fredo car quatre auteurs vont ce matin-là exposer la richesse de leur univers personnel dans l’une des salles de réception de l’hotel Le Sezz où les CSF ont désormais pris leurs quartiers.
Invité imprévu, c’est tout d’abord Miguel Abensour qui se présente à 11 heures, suite à une erreur d’agenda. L’imprévu étant tout sauf un ennemi pour San Fredo, l’auteur aura l’honneur de passer en premier juste avant le dessinateur Baudoin, légèrement en retard. Illico presto Miguel Abensour se lance dans la stimuante présentation de la figure du héros - nouvel acteur de la politique - moderne telle qu’elle se manifeste selon lui, dans le sillage de Walter Benjamin, au cours de la révolution française. Une figure politique étonnante qu’il situe entre Tocqueville et Stendhal dans ce court texte enlevé qu’est "L’héroïsme et la figure du révolutionnaire moderne"(in Les aventures de la raison poilitique, Métailié, 2006).
Lui succède Baudoin, le scénariste-dessinateur remarqué aux éditions Dupuis pour ces trois titres : "Les yeux dans le mur", "Le chant des baleines" et "Les essuie-glaces", signant là des bandes dessinées entre poésie et vie intimiste qui mettent en scène la recherche mélancolique de l’Autre, la difficulté de prendre la mesure du monde et la magie du voyage en soi-meme, en quête de la "note" toute musicale qui serait le symbole de la coïncidence, heureuse et assumée, entre soi et soi-même. A regarder en particulier, la manière dont ce professeur de dessin rend compte de la couverture des "essuie-glaces".
Pas de temps mort pour San Fredo puisqu’attend déjà, près du bar du Sezz, Jean-Michel Bertrand, ce professeur de sciences humaines et d’analyse filmique à l’Ecole des arts decoratifs de Paris, qui propose dans sa thèse publiée à L’Harmattan, 2001, L’odyssée de l’espace. Puissances de l’énigme, une relecture tonifiante de ce chef d’oeuvre du 7e art réalisé en 1968 par Stanley Kubrick à partir d’un roman SF d’ Arthur C. Clarke. Rappelant les grands axes du film, l’essayiste précise alors l’originalité de son interprétation, fondée notamment sur une lecture kantienne de la première partie du film, "l’aube de l’humanité" et le renvoi à l’art moderne dans 2001.Tonique et décoiffant.
Ne reste plus, après tant d’auteurs aux thématiques diverses et une pause café, qu’à laisser s’exprimer le dernier invité de la matinée, Adrian Mathews, grand amateur d’art et de thriller, qui évoque avec son charmant accent les grandes lignes du Tableau de l’Apothicaire (Denoël, 2006) où l’esthétique rencontre, sur une trame magistralement documentée, le délire des hommes et la violence de l’Histoire.
Tout commence quand une vieille dame d’origine juive, Lydia, vient un beau jour réclamer au Rijkmuseum d’Amsterdam un tableau dérobé pendant la guerre par les nazis. Un tableau du XVIIIe siècle d’apparence banale mais dont elle découvre que les plus hauts dignitaires nazis jadis comme les plus grands promoteurs immobiliers d’Amsterdam aujourd’hui le convoitent. Ruth, une des historiennes d’art du musée à la vie privée chaotique, va se lier d’amitié avec la vieille dame et bientôt être l’objet de menaces car elle est en train, par ses recherches sur le mystérieux peintre dudit tableau, de réveiller un passé douloureux.
Rappelons, afin déclairer le titre du roman dont il importe de ne pas révéler toute l’intrigue faute de gâcher le plaisir savoureux du lecteur, qu’autrefois les apothicaires vendaient certes des produits d’usage courant (le savon ou les sucreries, des tisanes... comme c’est encore le cas dans les pharmacies modernes) mais qu’ils proposaient aussi les matériaux utilisés par les peintres (l’ocre ou l’encre par exemple). L’apothicaire fournissait au peintre tout ce dont il avait besoin pour travailler - des pigments et des colorants aux liants et aux colles, en passant par les vernis ou tout autre matériau de base - et laissait à ses clients le soin de mélanger les couleurs de base achetées chez lui. D’où la singularité des couleurs utilisées par exemple par un peintre tel que Albrecht Dürer (bien qu’on ignore son secret de fabrication, on a pu néanmoins identifier les matériaux de base qu’il avait à sa disposition grâce aux registres des prix des apothicaires, qui nous apprennent aussi pourquoi certaines couleurs étaient fort peu utilisées. Ainsi, en raison de la difficulté d’extraction des pigments, le bleu était la couleur la plus coûteuse).
Adrian Mathews se penche ainsi avec grand talent sur l’histoire d’un tableau qu’il invente pour les besoins de la cause (littéraire) et qui lui permet, tout en situant le récit en Hollande, de nous emmener, par un thriller maîtrisé, dans un voyage au pays de la création esthétique (et de ses Deus ex machina) quand elle n’ a pas de frontières....
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