On peut considérer la vie tout entière sous l’angle d’une série de choix à faire entre coopérer et trahir
Depuis Jeu de société, Un tout petit monde et Thérapie, en passant par La chute du British Museum et L’art de la Fiction, les contemporains de David Lodge ont été habitués à voir balancer dans ses écrits leurs Quatre vérités. Si les cibles de prédilection de l’écrivain anglais sont surtout l’ establishment anglo-saxon et /ou l’idée que s’en font les Européens, les charges explosives que largue vaillamment Lodge valent tout aussi bien pour l’ensemble des individus disséminés sur la planète. Manière d’universel qui ne dit pas son nom, chaque oeuvre du romancier britannique fait mouche, et ce ne sont pas ces Pensées secrètes qui nous démentiront.
Une fois n’est pas coutume, et pourquoi donc changer de formule lorsqu’elle s’avère immanquablement gagnante ?, c’est le « petit monde » des universitaires, chercheurs, animateurs radio et conférenciers qui se trouve examiné à la loupe lodgienne, implacable prisme lorsqu’il s’agit de dégager les défauts et bassesses de chacun alors même que les entités observées appartiennent en droit à l’élite de la nation. Eminent directeur de l’institut des sciences cognitives de l’improbable université perdue dans la verte de Gloucester, Ralph Messenger a tout pour être heureux : de charmants bambins, une femme non moins accorte, un travail à la pointe de la recherche en matière de perceptions par la conscience du monde environnant. Seuls pourtant le meuvent, la cinquantaine passée, le sexe et les aventures qu’il développe avec les femmes qu’il s’efforce de séduire.
De son côté fraîchement débarquée à Gloucester pour animer le deuxième semestre d’un atelier d’écriture, Helen Reed, qui a perdu son mari un an plus tôt, a bien du mal à trouver encore goût à l’existence. Elle devient une proie idéale pour Ralph...
L’histoire se donne comme simple et anodine mais repose sur une construction des plus élaborées, en dépit de sa superficialité apparente. Tandis que Ralph enregistre ses « pensées secrètes » sur enregistreur afin de mesurer la manière épistémologique dont la conscience est affectée au jour le jour, Helen consigne dans son journal intime les évènements du quotidien qui lui serviront peut-être à alimenter son prochain opus. A l’intersection de ces deux mises à distance du réel, dans « l’œil du cyclone », pour reprendre le titre du roman phare d’Helen, les lâchetés et les espérances, les petits bonheurs et les grands malheurs des uns et des autres.
C’est ainsi dans la représentation et l’interprétation d’un même événement par Ralph et Helen, soit dans sa distanciation mais opérée par deux esprits différents, que le roman de Lodge prend pleinement son sens. A la fois comme description littéraire des états d’âme, des revirements idéologiques des protagonistes et comme fluide illustration des fameux « qualia » disséqués par le cognitiviste : « le caractère spécifique de nos perceptions subjectives du monde » que science et littérature rêvent d’exprimer chacun à leur manière. Les pages consacrées aux pastiches des étudiants d’Helen sur le thème emprunté au philosophe Nagel : « comment c’est d’être une chauve-souris ?" sont un pur régal !
Sur fond d’une fac à la limite permanente du « paradis de débauche », David Lodge propose donc une réflexion beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraît sur le fonctionnement du cerveau humain et sur ce qui définit le « courant de conscience » (ce dont témoignent d’ailleurs les références in fine que n’ont pas dû lire certains critiques préférant la production de Barbara Cartland à cet ouvrage, ce qui ne laisse pas de nous interpeler...). Car enfin, tout le propos de ce livre peut bien tenir dans cette observation de Messenger : « On peut considérer la vie tout entière sous l’angle d’une série de choix à faire entre coopérer et trahir ». Un peu comme la critique littéraire, en somme.
frederic grolleau
David Lodge, Pensées secrètes, traduction Suzanne-V. Mayoux, Rivages, 2004 ,456 p. - 9, 00 €. ISBN : 2-7436-1194-4 1ère édition : Rivages, 2002, 402 p | ||
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