Un essai sur l’impossibilité de communiquer, mais aussi un envoûtant roman de la terre.
L’appel de la terre
Après La Province des ténèbres, qui lui a valu le prix Fémina du premier roman en 1998, Daniel Arsand nous délivre cette fois-ci le saisissant portait des ténèbres de la province... Quand des crues sauvages détruisent les récoltes de la ferme des Doisnons qu’il gère avec peine, Edgar Flétan se décide à vendre et emmener, de guerre lasse, sa femme et ses deux filles avec lui dans la ville de Roanne pour y jouer au rentier épuisant son pactole. Ce qui ne peut durer que le temps d’une bourse qui se vide.
Mais dans ce passage de la campagne idyllique à la société étouffante, qui se traduit pour tous par le renversement de la sensualité des odeurs dans l’asphyxie des sons et des contacts humains, ce sont les relations familiales qui s’effondrent littéralement. Terrible plongée en apnée dans l’enfer citadin, qui remplace une faune et une flore désormais erratiques. Où Edgar passe ses jours en jouant aux osselets avec les sabots de l’âne qu’il a tué et immolé par amour avant de partir des Doisnons.
La rupture d’avec l’ancien lieu du bonheur consume rapidement l’amour qu’Edgar voue à Adèlaïde, sa femme, cantonnée dans l’étroit appartement que la famille va habiter lors de son installation, rue du Phénix (tout un symbole !). Dans la foulée, l’auteur concevant ici l’exode rural sous sa figure la plus noire, la plus désespérante, les deux filles du couple ne réalisent qu’une adaptation par défaut à la cité : Anne, la "souillon magnifique" en butte au système scolaire, voire à l’organisation sociale tout court, sombre progressivement dans la folie ; Marie seule s’en sort à bon compte, mais en profitant du décès des hommes qui l’auront aimée. Adrien Cestes s’ajoute également à la noirceur du tableau, qui ne doit son élévation sociale qu’à une relation homosexuelle consentie avec le "seigneur" local...
Ainsi, suit-on cette chronique d’une déréliction annoncée, des années 1897 à 1914. Un monde entier bâti sur les étais de l’illusion sur soi s’écroule, bientôt recouvert sous les décombres de la Première Guerre mondiale. De la pendaison à l’homicide, en passant par le suicide des hommes, la province roannaise se mue en un lieu impossible : celui de la rencontre entre un hédonisme évanoui (vie campagnarde où hommes et animaux ne font qu’un, courbés sous le poids d’un même destin) et la survie dans le huis clos des rues de la ville.
Daniel Arsand possède le don assez rare de conférer à sa plume une dimension et une profondeur tellurique : En silence est à ce titre non seulement un essai sur l’impossibilité de communiquer, mais aussi un envoûtant roman de la terre. Il faut lire les magnifiques pages que consacre l’auteur, au sein du bestiaire qu’il convoque, au renard, symbole permanent de l’existence plénière qui échappe à jamais aux bourgeois (au sens propre d’habitants du bourg). Un renvoi qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs La Femme changée en renard de David Gamett, où déjà une métaphysique de la métamorphose se faisait jour, qui ramenait les vanités humaines à plus d’humilité, c’est-à-dire plus près du sol, de l’humus. Là où par définition éclosent aussi bien les roses que se sclérosent les déjections animales. Là où l’aliénation et l’humiliation ne sont pas de mise puisque balayées par cette rosée matinale des champs pour laquelle, selon la formule de Cestes, tout est mémoire et effacement. (On retrouve également ce thème de l’isolement et de l’aliénation dans la nouvelle La Ville assiégée, du même auteur, parue aux éditions du Rocher.)
frederic grolleau
Daniel Arsand, En silence, Phébus coll. "Libretto", septembre 2006, 216 p. - 8,50 €. | ||
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